dièses contre les préconçus

Rendre leur complexité aux luttes


« Mon impression est que nous renonçons trop souvent, dans nos méthodes de lutte, à la complexité à laquelle invitent pourtant nos réflexions. »
par #Léo Medvedev — temps de lecture : 7 min —

À mon sens, l’une des plus belles idées féministes est que les victimes méritent toutes d’être défendues.

Peu importe la façon qu’elles ont de se remettre (ou non) des violences subies ; peu importe qu’elles se soient ou non débattues, qu’elles aient ou non porté plainte ; peu importe qu’elles soient brisées, résilientes ou révoltées ; peu importe leurs imperfections (réelles ou supposées) ou leurs éventuelles concessions au sexisme du quotidien ; et peu importe leur origine, leur orientation sexuelle et leur âge : toutes les victimes méritent d’être écoutées et soutenues.

Je regrette de voir cette belle idée, ainsi que quelques autres que je compte évoquer plus loin, ne pas être toujours entièrement respectée.

Je pense par exemple à l’affaire Mila.

Dissipons d’abord un malentendu : dire que « les féministes » (nous devrons un jour parler de cette généralisation grotesque…) ne se sont pas exprimées sur l’affaire est un mensonge. Beaucoup ont dénoncé le harcèlement subi par cette jeune femme. Il est par contre vrai que le sujet gêne dans les luttes contre les oppressions, et qu’il n’est évoqué que timidement, à reculons.

Rappelons d’abord les faits, qui ne sont pas toujours très bien connus.

Mila participe à une discussion vidéo sur les réseaux sociaux en janvier 2020. Un homme commence alors à la draguer lourdement. Il reçoit un refus.

Plus loin dans la conversation, Mila confie à une jeune femme qu’elle est lesbienne, et que les « filles noires et rebeus » ne lui plaisent pas. Bien sûr, les préférences sexuelles n’ont rien de neutre, et révèlent beaucoup de choses sur la manière dont on perçoit les personnes blanches ou non blanches dans notre société.

Toujours est-il que l’homme du début de la conversation est alors réapparu avec quelques autres, et que des premières dizaines d’insultes (souvent lesbophobes) sont apparues. C’est en réponse à ces injures que Mila tourne une vidéo, où elle exprime sa détestation de la religion musulmane, en des termes que je n’ai guère envie de reprendre ici.

La suite, bien sûr, vous la connaissez : Mila reçoit alors des milliers d’injures (là encore, souvent lesbophobes), et des dizaines de menaces de mort. Le nom de son école et l’endroit où elle habite sont révélés. Elle ne peut, depuis, reprendre une scolarité normale.

Les raisons d’une gêne

Si défendre Mila gêne aux entournures, c’est évidemment en raison des propos qu’elle a elle-même tenus.

Il y a, au sein de nos luttes, l’envie de se montrer solidaire de la population musulmane (ou de ne pas trop sembler l’abandonner) à un moment où celle-ci est de plus en plus présentée par les politiques comme une ennemie de la République.

Beaucoup de conservateurs ont ainsi renoncé (l’espace d’un instant) à dénoncer la « radicalité » des militants LGBT+ pour soutenir Mila (et s’en prendre à ses harceleurs musulmans). Certaines personnes à gauche ont donc pensé que cette affaire ne pouvait que piéger les luttes contre les discriminations, et qu’il valait mieux l’oublier.

Je comprends l’inquiétude qui se trouve derrière ce choix. Sincèrement, je la comprends. Mais il me semble qu’y céder est une faute. On peut défendre Mila sans soutenir ses propos, et sans les considérer comme ceux d’un professionnel de la politique1Je ne fais ici aucune injure à son intelligence : un discours n’a simplement pas le même poids lorsqu’il est prononcé par un politique ou par une personne qui n’est pas exercée à la parole publique, et qui répond à une agression.. Du moins, je l’espère.

De même, on peut à la fois dénoncer les discours et les lois qui limitent les libertés des musulmans et des musulmanes, et penser que le rigorisme d’une partie de la population musulmane, comme tous les rigorismes, mérite une riposte (qui doit aussi s’opposer au tout-répressif).

Tout ceci est bien sûr compliqué, et ce que j’écris ici est à l’inverse très simpliste. Mais je doute qu’on évite le « piège » redouté en esquivant tout simplement le sujet Mila, alors qu’il y aurait tant à dire, par exemple, sur la lesbophobie. Il s’agit d’une des discriminations les plus invisibles dans notre société, et on a perdu une occasion de l’évoquer, et de retourner des discours conservateurs contre eux-mêmes (« Vous soutenez Mila ? J’en suis ravi ! Puisque vous dénoncez aussi la « cancel culture », j’imagine que vous n’aurez aucun problème à soutenir Alice Coffin, évincée de son poste d’enseignante en raison de ses engagements politiques ? »).

Au final, on a échoué à soutenir une adolescente qui en aurait eu besoin, à faire valoir le principe que toutes les victimes de harcèlement méritent d’être soutenues, et à repolitiser différemment une affaire qui suscite encore l’attention des médias.

Une culture du harcèlement trop souvent reproduite

Mon impression est que nous renonçons trop souvent, dans nos méthodes de lutte, à la complexité à laquelle invitent pourtant nos réflexions.

La faute, sans doute, aux soubassements chrétiens de notre société (et l’opposition binaire entre les bons et les mauvais), à la volonté de s’opposer à tous les discours conservateurs (même lorsqu’ils soutiennent une victime de harcèlement), à notre goût de l’indignation (on s’insurge contre des formules qui sont parfois enlevées de leur contexte, sans chercher plus loin), et aux dynamiques de groupe, qui nous poussent à taire nos doutes ou nos désaccords.

Présentées ainsi simplement, nos luttes deviennent peut-être plus simples à entendre. On pourrait donc y voir une forme de realpolitik, et se dire que grossir le trait de cette manière est un mal pour un bien. Mais je crois qu’on doit se méfier de cette tentation.

On voit par exemple souvent des personnes oublier, d’un coup, toutes les réflexions qu’elles portent à côté sur la culture du harcèlement ou les effets de groupe. Call-out, torrent d’insultes, appels à la violence, participation à des mouvements de foule en ligne… Ces procédés sont trop souvent reproduits par des personnes qui assurent pourtant les dénoncer.

Pour prendre un exemple (je pourrais en choisir des milliers) : j’ai récemment vu une personne trans être injuriée sur Internet parce qu’elle se disait transexuelle. S’il existe d’excellentes raisons politiques et personnelles de préférer le mot transgenre (elles sont très bien expliquées par WikiTrans), s’en prendre violemment à cette femme parce qu’elle s’est construite avec un autre vocabulaire, alors qu’elle ne s’en prenait elle-même à personne, me semble révéler un problème dans la manière de concevoir les luttes. D’autant que les personnes qui se comportent ainsi, et qu’on retrouve dans toutes les luttes, sont souvent celles qui vont ensuite voir une agression dans l’expression du moindre doute, du moindre désaccord.

Bien entendu, ces comportements sont présents dans tous les groupes et tous les bords politiques. Mais on devrait sans doute faire en sorte de moins les reproduire dans nos luttes, qui revendiquent une réflexion plus fine sur ces questions.

Rendre leur complexité aux luttes

Je souhaite aborder ici un dernier sujet : celui des enquêtes journalistiques contre les violences sexuelles. Ces enquêtes ont, je crois, de quoi nous inspirer2C’est peut-être encore plus vrai pour les enquêtes menées par des associations (comme celles du collectif Collectif Féminicides par compagnons ou ex), qui permettent de rendre visibles de nouvelles questions politiques..

Comprendre que la prise de parole est difficile, et écouter donc les femmes qui osent témoigner… Recevoir leurs mots, leurs vécus, et les éléments dont elles disposent… Rechercher des témoins, des preuves et d’autres victimes… Puis, soumettre tous ces éléments à la personne accusée, pour qu’elle donne sa version des faits… Les journalistes qui ont ainsi procédé ont été décisifs pour la vague #MeToo, qui a commencé avec la publication de l’enquête sur Harvey Weinstein.

On peut regretter que ces méthodes soient lentes. Mais elles permettent d’aboutir à des publications solides, où chaque élément est démontré. Et elles ferment la porte à des démentis qui seraient catastrophiques, y compris pour les victimes.

Seulement, là encore, tous ces principes sont parfois oubliés. Il en a été ainsi lors de l’affaire de la « Ligue du LOL ».

Alors que le groupe Facebook était vieux de 10 ans, la première « enquête » publiée sur le sujet a été produite en quelques jours (elle a en fait été menée par un service de fact-checking, qui répondait à une question d’internaute). Les enquêtes et témoignages se sont ensuite multipliés dans la presse à une vitesse affolante, dans un mélange de course au clic et de révolte légitime contre la domination masculine. Les approximations, les raccourcis, les souvenirs imprécis, les accusations erronées et l’oubli du contradictoire se sont répandus dans presque toutes les rédactions.

Le sujet du harcèlement dans le journalisme, à l’encontre surtout des femmes et des personnes non blanches, est un sujet réel. Et il était temps qu’un certain nombre de comportements soient interrogés et dénoncés. Si les erreurs ont été nombreuses, beaucoup des propos et agissements évoqués au moment de l’affaire sont aussi avérés. Et d’autres enquêtes ont montré à quel point le monde du journalisme est touché par cette gangrène.

Mais on en a fait ici l’œuvre d’un groupe Facebook obscur, secret et presque satanique, composé d’hommes (ou de femmes forcément « sous emprise »), sortes d’illuminatis du journalisme, dont l’objectif conscient et officiel aurait été de ruiner des vies.

Les journalistes dénoncés à ce moment (à tort ou à raison) ont subi des centaines de menaces, parfois dirigées contre leurs enfants. Certains ont été licenciés sans même que personne ne les accuse, dans un moment de panique.

Cet échec journalistique ne doit pas nous faire oublier toutes les belles idées que nous défendons, et toutes les belles victoires que nous remportons. Beaucoup des polémiques sur les luttes contre les discriminations sont d’ailleurs absurdes. Mais l’affaire de la ligue du LOL me semble bien résumer ce que nous devons éviter : en réduisant nos luttes à une opposition entre bons et mauvais, on ne comprend plus rien à ce que sont les oppressions. Le risque ? Ne pas comprendre non plus comment lutter contre celles-ci.

Léo Medvedev est contributeur de dièses.


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