dièses contre les préconçus

Séparatisme : quand l’exception devient la norme 


Le texte de loi « confortant les principes républicains » foulerait-il en vérité ces principes ? C'est l'hypothèse que défend cet article, qui revient aussi sur l'histoire du terme « séparatisme ».
par #Fatima Khemilat — temps de lecture : 8 min —

La loi sur le séparatisme a été rebaptisée « Loi confortant les principes républicains » – et plusieurs raisons expliquent ce changement.

Il n’est pas interdit de « faire communauté »

Tout d’abord, il aurait été juridiquement très compliqué d’adopter une loi contre le communautarisme, dans le sens où il n’est pas interdit de « faire communauté », cela fait même partie des droits fondamentaux et libertés collectives garanties par la Constitution. L’on peut faire partie de la communauté nationale et d’une communauté ethnique, religieuse, professionnelle ou encore politique sans que cela ne pose problème, car « faire communauté » signifie sociologiquement (selon Max Weber qui parle de « communalisation ») se regrouper par affiliation et sentiment d’appartenance. La sociologie a montré depuis longtemps que les identités étant multiples, les individus s’inscrivent toujours, peu ou prou, dans plusieurs groupes. D’ailleurs, l’appartenance à une autre communauté que la communauté nationale peut même être incitée par le gouvernement : c’est le cas pour la communauté européenne (voir les travaux de Stéphane Dufoix dans le livre Communautarisme ? de Julien Talpin et Marwan Mohammed).

Séparatisme une notion « importée »… et coloniale

La notion de séparatisme est empruntée à l’anglais où la notion de communautarisme n’existe pas. Le terme « separatism » a notamment été utilisé au Royaume-Uni afin d’ostraciser certaines minorités religieuses, comme l’indique Vanessa Codaccioni dans l’extrait suivant : « les « séparatistes » furent d’abord ces chrétiens en rupture avec l’Église anglicane – on dit « separatists » aussi en anglais. C’était le cas des quakers ou des presbytériens, par exemple. » Ce terme renvoie à l’idée qu’il existerait des communautés qui seraient hostiles à la communauté nationale ou majoritaire et qui souhaiteraient, en quelque sorte, faire sécession. Dans le cas français, la notion de séparatisme résonne d’autant plus qu’elle a son pendant : l’universalisme. La théorie politique de la nation française se fonde en effet sur l’universalisme républicain, c’est-à-dire sur l’idée d’une nation comprise comme une et indivisible, aux valeurs universelles qui s’appliquent à toutes ses composantes, indépendamment de leur origine, race, genre ou classe sociale. De sorte que, s’il est possible en théorie d’appartenir à plusieurs groupes, il faille néanmoins que les normes et les « valeurs de la République » soient mises au sommet de la pyramide. Et c’est précisément l’inverse qui est reproché aux « séparatistes islamiques », soupçonnés de placer leur foi et les normes de leur communauté religieuse au-dessus de leur appartenance nationale et des lois de la République.

D’un point de vue historique cette fois-ci, le séparatisme est la version moderne de « l’indépendantisme ». Historiquement, l’accusation d’indépendantisme ou/et de séparatisme a été employée pour disqualifier les mouvements soupçonnés de mettre en danger l’unité culturelle, linguistique mais surtout territoriale de la France. Faut-il rappeler que sous la royauté déjà, sous les Républiques ou l’Empire, de manière continue et systématique, toutes les tentatives visant à promouvoir la reconnaissance de corps composites et autonomes de la nation française (la religion catholique, protestante, les fédérations, les revendications territoriales, culturelles ou linguistiques, etc.) ont été écrasées dans le sang ?

Selon Vanessa Codaccioni, il faut néanmoins attendre 1939 pour que le terme de séparatisme soit pour la première fois employé en France. Il est alors utilisé « pour cibler les communistes, soupçonnés de promouvoir les intérêts de l’URSS ». Plus tard, les demandes d’indépendance et d’autonomie formulées par les peuples colonisés, dont le peuple algérien, ont été taxées de séparatisme, notamment par le général de Gaulle. Ce fut également le cas pour les mouvements indépendantistes, basques, corses, guyanais ou guadeloupéens.

Le séparatisme revient à interdire aux minorités discriminées de s’auto-organiser

Qualifier aujourd’hui les musulmans de séparatistes s’inscrit ainsi dans la veine symbolique de cet héritage jacobin et colonial de l’Histoire de France. Cela revient à accuser une partie de la communauté nationale de vouloir faire sécession, d’être des « ennemis de l’intérieur » qui souhaiteraient voir des territoires (les banlieues principalement) et des institutions (l’école, les commerces, etc.) régis par les lois particulières du groupe et non celles générales de la communauté nationale. La même accusation avait été formulée à l’encontre des Afro-américains qui ont commencé à s’organiser de manière autonome dans les années 60, avec notamment le parti des Black Panthers (il y a eu d’autres tentatives antérieures, qui avaient donné lieu à de violentes répressions). Ces derniers avaient mis en place tout un système de santé (cliniques), de restauration (petit-déjeuner pour les enfants), d’éducation (cours de soutien scolaire) et d’entraînements physiques et intellectuels (formations d’autodéfense organisées dans les bureaux des black panthers répartis sur tout le territoire) à destination de la communauté noire. Ils ont eux aussi été traités de séparatistes et accusés de mettre en danger l’unité de la nation américaine, bien que celle-ci se fonde sur l’existence de membres composites (salad bowl) et du multiculturalisme. C’est là que le parallèle, toutes choses égales par ailleurs, entre la situation des Noir·e·s aux États-Unis et les musulman·e·s en France semble fort intéressant. La communauté noire américaine a en effet commencé à s’organiser de manière autonome en raison de l’incurie des services publics américains et aux politiques stigmatisantes des gouvernements successifs. L’approche libérale américaine a plongé les systèmes de santé, d’éducation et de transports publics dans un état de dégradation avancée (état dans lequel ils sont toujours : il suffit de voir le nombre de morts du COVID aux États-Unis pour s’en convaincre), frappant en particulier les populations noires fortement précarisées et discriminées. La mise en place d’un parti politique et d’une solidarité communautaire (tous les services proposés par les Black Panthers étaient gratuits) visait alors à pallier les manquements de l’État vis-à-vis des catégories les plus précarisées de sa population. Au lieu de répondre par des mesures sociales, le gouvernement américain a préféré faire de la population Afro-américaine un « problème public », en les visant directement dans leur « guerre contre la drogue » (« war on drugs », voir sur ce point l’excellent travail de Michelle Alexander, the New Jim Crow) et contre les pauvres.

Ce sont les mêmes mécanismes qui se mettent en place pour les musulman·e·s en France aujourd’hui. Si on reprend par exemple la proposition de limiter l’instruction à domicile ou la fermeture d’écoles privées musulmanes, l’on se rend compte que la création d’écoles musulmanes ou le phénomène de déscolarisation des enfants ne sont pas tant le résultat d’une volonté de « se séparer de la République » que de compenser l’échec scolaire endémique des quartiers populaires (comme l’ont montré les travaux de S. Massei et de F. Khemilat sur le phénomène des « Journées de Retrait de l’École »). De la même manière, le développement de l’entrepreneuriat musulman peut davantage se comprendre comme une tentative de contourner l’ascenseur social bloqué que de « se communautariser ». Selon une étude de l’OCDE, il faut six générations pour voir un individu issu des catégories les plus pauvres sortir de la précarité. Les musulman-e-s de France sont majoritairement membres des catégories les plus précaires, tant pour des raisons historiques liées à l’histoire coloniale et migratoire que pour des raisons sociologiques liées aux discriminations raciales et religieuses dont ils sont victimes. Autrement dit, ce qu’Emmanuel Macron qualifie de « séparatisme » semble davantage s’apparenter à des tentatives d’auto-organisation de populations marginalisées, cherchant à pallier les incuries de l’État, dont la crise du COVID n’a fait que surligner l’ampleur. Les « territoires de la République » soupçonnés d’indépendantisme seraient donc, du point de vue de leurs habitant·e·s, davantage abandonnés que « perdus ».

Des mesures inefficaces et contre-productives

D’un point de vue juridique, si la liberté religieuse et d’enseignement sont menacées par les mesures annoncées, c’est aussi le cas de la liberté d’association, de culte et d’expression. Les fermetures de mosquées annoncées par Marlène Schiappa semblent particulièrement inquiétantes et infondées. Très peu d’actes « terroristes » ont été commis par des personnes « radicalisées » dans des mosquées. Après avoir mené une politique contre « l’islam des caves », l’État français risque d’aggraver les déserts religieux musulmans en fermant des lieux de culte de proximité dans un paysage religieux saturé par la demande, portant ainsi atteinte à la liberté de culte telle que garantie dans l’article 1er de la loi de 1905.

Enfin, toutes ces mesures sont symboliquement très problématiques, voire contre-productives car elles viennent donner du crédit au narratif qui voudrait que la France soit « l’ennemi de l’islam » véhiculé par ceux qui cherchent à recruter des candidats au terrorisme. La dissolution du Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) finit quant à elle d’enfoncer le clou, puisqu’elle prive les musulman-e-s des moyens collectifs et juridiques de s’opposer pacifiquement aux mesures et actions jugées discriminatoires. Avec cette dissolution, c’est aussi la liberté d’expression qui est mise en danger puisqu’il sera de plus en plus difficile de dénoncer les actes et propos islamophobes, en particulier lorsqu’ils sont le fait de membres d’institutions publiques, de professeur·e·s, ou encore « d’intellectuel·le·s », sans être taxé·e de faire « l’apologie du terrorisme » ou « d’appeler à la haine ». La dissolution d’une association caritative musulmane de grande envergure, BarakaCity, participe également à alimenter ce climat de « chasse aux sorcières », où toute organisation musulmane jugée trop « conservatrice » ou simplement « politiquement gênante », semble pouvoir arbitrairement être dissoute. Ces mesures ne sont pas sans rappeler les mesures qui avaient été prises durant « l’état d’urgence » mis en place entre 2015 et 2017. Les nombreuses assignations à résidence, perquisitions à domicile et fermetures de mosquées s’étaient non seulement avérées inefficaces pour enrayer la vague d’attentats, mais ont aussi consacré l’existence d’une justice d’exception, qui s’applique à des « corps d’exception » : les musulman·e·s. Les mesures contre « le séparatisme » viennent ainsi prolonger les mesures discriminatoires prises sous l’état d’urgence (et qui ont été dénoncées par Amnesty International), en le dotant d’un nouvel appareillage juridique et linguistique. Cette loi s’apparente ainsi à une forme de « racisme respectable », qui paradoxalement foule aux pieds les principes républicains qu’il prétend par ailleurs « conforter ».

Fatima Khemilat est doctorante en sciences politiques sur « l’islam de France ».


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