dièses contre les préconçus

Regards sur la construction médicale des préjugés raciaux sur les corps noirs


L’animalité, l’hypersexualité ou encore l’infériorité intellectuelle sont quelques-unes des représentations sur les populations noires véhiculées par les médecins depuis la fin du XVIIIe siècle.
par #Delphine Peiretti-Courtis — temps de lecture : 10 min —

« Centrée sur le rythme, la musique nègre s’adresse au cerveau reptilien » affirmait en 2015, tel un aphorisme, le président de Radio Courtoisie Henry de Lesquen, une phrase reprise dans une chanson du rappeur Kery James, dénonçant les stéréotypes raciaux persistants dans la société française actuelle et notamment dans les médias.

Pour déconstruire les préjugés qui perdurent à l’égard des hommes et des femmes noir‧e‧s au XXIe siècle, et lutter contre eux, il faut les historiciser et remonter à la fin du XVIIIe siècle et dans le courant du XIXe siècle. Il s’agit de retracer les modalités de leur construction, de souligner le rôle des sciences médicales dans celle-ci et les finalités scientifiques, économiques, politiques qui ont motivé leur façonnement.

De nombreux préjugés essentialisants, racistes ou sexistes, sont toujours à l’œuvre aujourd’hui car la science a contribué à les créer ou à les accréditer depuis le milieu du XVIIIe siècle, mais également car la sphère politique s’est appuyée sur ces savoirs scientifiques pour légitimer ses projets tels que l’entreprise de colonisation au XIXe siècle, et qu’elle les a diffusés dans la société française jusqu’au milieu du XXe siècle par le biais de vecteurs de communication puissants. Ces stéréotypes demeurent parfois encore présents dans les mentalités et sont perceptibles dans les actes racistes qui en découlent, tels que les cris de singes dans les stades de football, l’hypersexualisation des hommes et des femmes noir‧e‧s dans certaines publicités et dans des discours médiatiques, le prétendu « rythme dans la peau » des Africain‧e‧s considéré parfois comme un préjugé « positif », ou encore le paternalisme dont certains de nos politiques font encore preuve à l’égard des peuples ou des dirigeants africains. Ces poncifs sont des constructions historiques, scientifiques, sociales, mentales, dont il est nécessaire de retracer la genèse. Si les causes et les objectifs initiaux n’existent plus, les modalités de dégradation, d’infériorisation ou de déshumanisation de l’Autre, par son animalisation ou son hypersexualisation par exemple, elles, perdurent encore.

Une catégorie biologique évoquée pour la première fois au XVIIe siècle

C’est au sein des dictionnaires et traités médicaux du XIXe siècle, des monographies sur les races humaines ou encore des rapports de missions coloniales jusqu’au milieu du XXe siècle que les savoirs et les représentations sur les populations africaines se construisent et se diffusent. L’étude de ces sources permet d’analyser et de comprendre les processus de racialisation du corps, du sexe, du genre et de la sexualité des Africains et des Africaines et les stéréotypes qui ont été construits autour des corps noirs.

La race en tant que catégorie biologique est évoquée pour la première fois au XVIIe siècle et devient un concept opératoire pour penser la diversité humaine, l’organiser et la hiérarchiser sous la plume des naturalistes Linné, Buffon et Blumenbach à partir du milieu du XVIIIe siècle. C’est au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle que des médecins, anatomistes, chirurgiens, des anthropologues, puis des praticiens de terrain, médecins de la Marine et médecins coloniaux étudient la « race noire ». Elle est celle qui suscite les analyses les plus prolixes car elle incarne, selon les scientifiques français, une altérité extrême vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme la norme : la « race blanche ».

Depuis la couleur de peau et la surface de l’épiderme jusqu’à la forme des crânes, la couleur et la texture du sang, les dimensions des os ou des organes, le corps noir est exploré par les médecins qui recherchent en lui des spécificités raciales supposées, des marqueurs d’une prétendue infériorité et d’une proximité à l’animal, ou encore des signes d’une sexualité exacerbée et de caractères moraux particuliers. Durant le XIXe siècle, les interactions entre des médecins de terrain, de la marine puis des colonies et les médecins et anthropologues de cabinet nourrissent la science des races humaines, appelée raciologie. Leurs études alimentent les controverses scientifiques autour du monogénisme, la croyance en l’existence d’une seule espèce humaine, soutenue notamment par le renommé Cuvier qui a disséqué la « Vénus hottentote », et le polygénisme, la théorie selon laquelle il existerait plusieurs espèces humaines, promue notamment par le célèbre Broca, père de l’anthropométrie. Ainsi, sur le terrain africain et en métropole, des médecins, chirurgiens, anthropologues observent les corps, mesurent des bustes et des avant-bras, dissèquent des individus, analysent les muscles et les os, pèsent des cerveaux, photographient des organes sexuels et en déduisent des conclusions générales sur le degré de développement des « races », sur le statut des hommes et des femmes noir‧e‧s sur l’échelle humaine, sur leur intelligence, sur leur propension à la sexualité ou encore sur leur faculté à se gouverner. Dans la ferveur taxinomique qui anime les cercles scientifiques au XIXe siècle, les médecins et les anthropologues tentent de classer l’humanité et de définir la place de chaque groupe humain dans l’échelle du vivant. La doctrine évolutionniste de Darwin corrobore pour nombre d’entre eux l’idée selon laquelle il existerait des peuples supérieurs et d’autres inférieurs, primitifs, plus proches de la nature et de l’animalité, et comparés notamment au singe. Des peuples qu’il serait donc, selon eux, nécessaire de guider. Ces théories ont ensuite servi l’entreprise coloniale, elles se retrouvent dans les discours de partisans de la colonisation tels Jules Ferry dans les années 1880. Ainsi, ce projet politique se greffe à une science déjà existante, s’appuie sur elle, lui donne les moyens de se développer en encourageant les études de terrain, et entérine les thèses qui soutiennent la mission de civilisation d’êtres jugés inférieurs.

Un corps présenté comme envahissant

Dans les savoirs diffusés sur les populations noires africaines, le corps est présenté comme envahissant, tout comme les émotions qui seraient exacerbées, à l’instar des femmes et des enfants dans tous les peuples. Les procédés rhétoriques pour décrire la race sont les mêmes que ceux utilisés pour décrire le sexe, et l’infériorisation en constitue l’un des mêmes effets. L’animalité, l’hypersexualité ou encore l’infériorité intellectuelle constituent par ailleurs quelques-unes des représentations sur les populations noires véhiculées par les médecins depuis la fin du XVIIIe siècle, puis affinées, renforcées, accréditées, discutées jusqu’au milieu du XXe siècle.

L’animalisation des Africains et des Africaines se perçoit notamment dans la diffusion de préjugés sur la prétendue force innée et raciale des corps noirs, tout comme celle d’une résistance exceptionnelle à la douleur, stéréotypes développés durant l’Esclavage pour justifier leur exploitation, et ravivés au XIXe siècle au moment de la colonisation. L’hypersexualisation des hommes et des femmes noir‧e‧s qui s’impose dans les écrits médicaux dès la première moitié du XIXe siècle participe également de ce processus d’infériorisation. Le prétendu surdimensionnement de leurs attributs sexuels, associé à une hypersexualité supposée, proviendrait selon les médecins d’une conjonction de facteurs. Le climat en serait le premier facteur, la chaleur exciterait la fonction sexuelle en permanence. Les prédispositions innées – la « race » – en seraient également responsables car elles seraient à l’origine d’une conformation particulière des cerveaux des Africain‧e‧s dans lesquels la partie sensorielle et émotionnelle seraient prédominantes, ce qui influerait ensuite, selon les médecins de l’époque, sur la taille des organes génitaux. Enfin, la culture, qu’ils jugent plus libre en Afrique, serait en cause. Ces trois facteurs agiraient sur le surdéveloppement de l’activité sexuelle chez les populations africaines au détriment de l’activité cérébrale : « C’est encore ainsi que, chez le nègre, les organes intellectuels étant moins développés, les génitaux acquièrent plus de prépondérance et d’extension1Travaux académiques, académie des sciences, Gazette médicale de Paris : journal de médecine et des sciences accessoires, série 2, 1841, n°09, p. 701. » peut-on lire dans des journaux et revues de médecine dans la première moitié du XIXe siècle, puis dans des ouvrages généralistes comme le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse dans les années 1870.

Une hypersexualité fantasmée et qui suscite l’inquiétude

Au-delà des caractères anatomiques et moraux assignés aux populations noires par ce biais, cette hypersexualité aurait également des conséquences sur leur mode de vie. Cette prétendue prédominance des instincts et des émotions chez les hommes et les femmes noir‧e‧s conduirait à une incapacité à se contrôler et à se gouverner. Cette hypersexualisation contribue ainsi à légitimer d’un point de vue politique, avec l’accréditation des scientifiques, l’idée selon laquelle les populations africaines doivent être mises sous tutelle, administrées et dirigées et que leurs mœurs doivent être policées par l’apport de la « civilisation ».

La race, le sexe et la sexualité seraient imbriqués chez les populations d’Afrique. Ces trois catégories qui s’interpénètrent dans le discours des scientifiques qui étudient les corps noirs justifieraient des rapports de pouvoir particuliers. La nation colonisatrice est présentée comme supérieure, civilisée et dirigée par des hommes virils quand les colonisés se voient hypersexualisés, efféminés, animalisés ou encore infantilisés.

Cette hypersexualité africaine entraînerait par ailleurs des risques pour le projet colonial lui-même en suscitant des tentations nombreuses chez les colons. Des guides et des manuels de médecine à l’usage des colons blancs sont publiés dans le dernier tiers du XIXe siècle et surtout au tournant du XXe siècle lorsque la colonisation s’amplifie, afin de mettre en garde les futurs expatriés. Il y aurait un risque d’indigénisation des colonisateurs qui se corrompraient dans des relations sexuelles avec des femmes noires. Ces relations sont toutefois souvent présentées comme inévitables. Les hommes blancs sont alors perçus comme des victimes du climat, des femmes et de la culture jugées trop « libérées » et libertines, mais aussi du célibat et de l’ennui. Le métissage n’en inquiète pas moins, à la fois pour la race blanche soumise au risque de dégénérescence mais également pour la réussite du projet colonial pour lequel il est nécessaire de maintenir les frontières entre les « dominants » et les « dominés » et enfin pour les métis eux-mêmes qui souffriraient d’un rejet de la part des deux groupes.

Un genre considéré comme « troublé »

Si la sexualité africaine est décrite comme débordante et déréglée dans la littérature médicale, le genre est également considéré comme « troublé » en Afrique. Les hommes africains sont décrits au cours du XIXe siècle comme étant efféminés, du fait d’une conformation cérébrale jugée féminine, d’une supposée absence de pilosité, d’une oisiveté fantasmée, ou de préoccupations « futiles » tandis que les femmes sont perçues comme étant viriles du fait d’une musculature perçue comme répandue, de leur chevelure « courte » ou « rasée », ou de leur endurance au travail. La civilisation, porteuse de normes de sexe et de genre, est donc présentée comme salvatrice pour ces populations qui seraient en proie à un chaos sexuel, moral et social.

Se développent toutefois d’autres représentations valorisant la féminité et la virilité africaines, des représentations qui essentialisent une fois de plus les populations africaines. Dans le domaine de la maternité, qui intéresse vivement les médecins, la femme africaine se voit revalorisée et voit ainsi sa part de féminité réhabilitée. Elle devient même parfois un modèle pour la femme blanche, bourgeoise, accusée de délaisser cette mission au cours du XIXe siècle. Le regard s’inverse toutefois et laisse place à une mise en accusation du rôle des mères africaines et de leur rôle dans la forte mortalité infantile en Afrique dans les premières décennies du XXe siècle. L’homme noir voit également sa virilité redorée grâce à sa résistance physique présumée, face à la dégénérescence supposée de l’homme blanc au tournant des XIXe et XXe siècles. Il représente la force perdue, la vitalité et la robustesse face à des hommes amollis par la civilisation, l’urbanité, l’alcoolisme ou bien affaiblis dans les colonies par le climat et les maladies tropicales. Sa virilité est également redorée du fait du besoin de la « force noire » vantée par le général Mangin dès les années 1910 et de la nécessité des hommes pour servir la France dans les guerres européennes et coloniales.

Ainsi, aucun préjugé, même considéré comme « valorisant », n’est anodin.

Des préjugés qui perdurent encore

Si l’on veut déconstruire les représentations et les stéréotypes sur les hommes et les femmes noir.e.s et les discriminations qui en découlent, il faut revenir aux premières étapes de leur construction, les réinsérer dans leur contexte et retracer les logiques de production qui ont été à l’œuvre. Ces motivations ont été scientifiques : il fallait nourrir cette science nouvelle, cette taxinomie de l’humanité, prouver des théories comme le monogénisme ou le polygénisme, et pour cela il était nécessaire pour les savants de construire des catégories raciales fixes et de trouver des spécificités profondes et « innées » des êtres. Les objectifs étaient également politiques : il fallait prouver la nécessité de coloniser des populations, en mettant en exergue leur prétendue infériorité, une primitivité ou une proximité à l’animal, une féminité et une faiblesse jugées intrinsèques, ou encore un caractère infantile. Les finalités étaient également économiques, il fallait alors justifier l’exploitation de corps supposés endurants et résistants, dans les deux sexes, pour « mettre en valeur » des territoires et créer ainsi de la richesse.

Près de deux siècles après les premières classifications raciales, le concept de race se voit condamné, d’un point de vue éthique et politique, après la découverte du génocide commis en son nom par les nazis et sous couvert de la science. Il se voit également invalidé d’un point de vue scientifique, la génétique ayant démontré l’inexistence des races humaines du fait d’une impossibilité de classement, le patrimoine génétique étant partagé à 99,9% entre les individus sur terre. Pourtant, si les études sur les races humaines disparaissent progressivement au milieu du XXe siècle, les préjugés raciaux et sexuels sur les corps noirs eux perdurent parfois encore.

Delphine Peiretti-Courtis, agrégée et docteure en histoire, est enseignante à l’université d’Aix-Marseille. Elle est notamment l’autrice de Corps noirs et médecins blancs, publié en 2021 aux Éditions La Découverte.


Icône de recherche