dièses contre les préconçus

Où sont les « gens du voyage » ?


Lieux d'accueil insalubres et relégués loin des centres-villes, expulsions répétées, fichage ethnique et policier... William Acker dénonce dans un essai poignant le sort fait aux voyageurs. (Entretien.)
par #William Acker — temps de lecture : 20 min —

Le juriste William Acker (que vous pouvez retrouver sur Twitter) vient de publier Où sont les « gens du voyage » ? aux Éditions du Commun.

Il y dénonce la ségrégation de ceux qu’on appelle les « gens du voyage » (et que lui appelle les voyageurs), et revient sur la longue et difficile histoire du voyage en France. Il propose aussi et surtout le premier état des lieux mis à disposition des voyageurs, et montre l’insalubrité, la pollution et le harcèlement que ceux-ci doivent si souvent subir.

Parce que le sujet nous semblait important, et ce livre essentiel, nous nous sommes associés avec le média Le Zéphyr pour proposer un entretien à William Acker, dont notre partenaire a publié ici un beau portrait.

Entretien mené par Philippe Lesaffre (pour Le Zéphyr) et Paul Tommasi (pour dièses).

Philippe Lesaffre : Est-ce que tu peux nous raconter l’origine du livre – qui remonte, si j’ai bien compris, à l’incendie du Lubrizol ?

La vérité, c’est qu’il n’y avait pas de projet de livre à l’origine. En fait, cela faisait quelques années que je parlais de mon expérience de voyageur sur les réseaux sociaux – tout en sachant que j’ai personnellement arrêté le voyage après mes 18 ans. Et puis, un jour, un géographe m’a conseillé sur Twitter de lire un article qui était paru dans une revue de sciences humaines qui s’appelle Tracés. C’était un article de Lise Foisneau. Le lire a été un moment très fort pour moi, parce qu’elle avait une analyse très fine et très juste de ce qu’elle avait observé dans les familles de voyageurs, et notamment chez les mères. Elle avait travaillé sur des familles d’origine rom, installées en France depuis des siècles et qui vivent dans des régions de Provence. Et c’était la première fois que je lisais quelque chose d’aussi juste sur des gens qui me ressemblent.

J’ai donc voulu la rencontrer – et on a sympathisé. Elle m’a expliqué qu’après sa thèse, elle cherchait à mener un projet de recherche sur un sujet qui est très méconnu : celui des nomades engagés dans la résistance. Les nomades, pour rappel, c’est l’ancien statut juridique des gens du voyage de 1912 à 1969. Et donc elle a commencé à m’inviter dans des archives, dans des fichiers qui concernaient les nomades et la Seconde Guerre mondiale. Je n’y connaissais rien, et comme je suis quelqu’un d’épris d’histoire, cela m’a complètement passionné. On s’est ensuite retrouvés à travailler sur ma propre famille, et notamment sur mon arrière-grand-mère qui avait été internée dans les camps pour nomades. On a trouvé des photos, des documents, des lettres manuscrites… c’était une période absolument folle en émotions pour moi, ainsi qu’en termes d’engagement. Mon grand-père, qui était quelqu’un de très engagé pour la reconnaissance de cette histoire, est décédé à ce moment-là. Il y a alors eu comme un passage de relais : il fallait que je continue ce que mon grand-père avait essayé de faire.

Il s’est avéré que Lise, dans tous ses projets de recherche, avait aussi un projet sur les inégalités environnementales qui touchent les voyageurs, et en particulier sur le fait que les aires sont très souvent placées à proximité d’installations dangereuses ou polluantes. Personnellement, j’ai en fin de compte peu connu les aires d’accueil ; j’ai plutôt vécu sur d’autres types de terrain. Mais c’est un sujet qui m’a tout de suite passionné : il y a quelque chose dans cette question qui peut rassembler, qui peut parler aux gens et qui doit être soulevé.

Lorsque l’incendie du Lubrizol est arrivé, mon premier réflexe, en sachant que c’était un site Seveso, a été de vérifier s’il n’y avait pas une aire à proximité de l’usine, comme on en trouve souvent à proximité des sites à risque ou polluants. J’ouvre le schéma départemental, et je vois qu’une aire se trouve effectivement à proximité. À ce moment, j’appelle Lise, et on tente d’appeler ensemble la métropole en Normandie. Évidemment, personne ne répond. On appelle aussi la mairie, le département… bref, à peu près toutes les collectivités possibles et imaginables ; mais personne n’a d’information sur la situation de l’aire d’accueil. Personne ne sait nous dire si des mesures ont été prises, si l’aire a été évacuée, si les habitants ont été pris en charge. Certains agents ignoraient même qu’il y avait une aire d’accueil à cet endroit. Il a fallu ruser un petit peu, et faire croire que mon père se trouvait dans l’aire, pour avoir le début d’une réponse. Finalement, on a réussi à rentrer en contact avec des gens qui vivaient là-bas à travers Facebook. On a alors compris que rien n’avait été fait. Les gens étaient confinés dans leurs caravanes alors que la fumée entrait par les murs. C’était un carnage.

P. L. : Les informations sont donc souvent difficiles à trouver ?

Effectivement, il n’y a pas de chiffres nationaux, ou de registre national des aires d’accueil. Il existe des bases de données des aires d’accueil, mais qui demandent une certaine connaissance des documents administratifs… et qui ne contiennent le plus souvent que le nom de la ville qui accueille. Beaucoup de bases de données sont elles erronées, et confondent par exemple les aires de stationnement avec les aires d’accueil.

Des bases de données partielles ont aussi été conçues par l’Association nationale des gens du voyage citoyen (ANGVC), pour les voyageurs qui arrivent dans une ville et qui cherchent sur leur téléphone quelle est l’aire la plus proche. Mais les localisations précises ne sont pas toujours indiquées, la base de données n’est pas complète, et elle est aussi partiellement erronée. Elle ne contient pas non plus d’indications environnementales, ainsi que tout un ensemble d’indications qui m’intéressent. Ces données, je me suis donc dit que je devais les produire.

Je ne voulais plus entendre des politiques ou des journalistes dire qu’on se plaignait trop, ou que nos revendications tenaient de la démagogie. Je n’avais plus envie d’entendre ces discours. Pour moi, Lubrizol a vraiment été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Paul Tommasi : N’y a-t-il pas une contradiction entre l’obsession pour le fichage des populations nomades et une profonde méconnaissance de ces personnes – et des lieux où elles se trouvent ?

Oui, c’est assez intéressant parce qu’en réalité, le fichage a muté au fur et à mesure de l’histoire. Il a commencé par être un fichage personnel et ethnique pendant très longtemps, au moins jusqu’en 69. Il a continué ensuite sous une forme censée être désethnicisée – même si, dans les faits, c’est resté un fichage ethnique. Les choses ont simplement été écrites un peu différemment dans le droit. Mais il y a eu des carnets et des livrets pour nous recenser jusqu’à l’abrogation de 2017, et avec des mesures transitoires qui ont duré jusqu’en 2019. On parle tout de même d’outils de fichage ethnique, avec notamment des fichiers de police. Le Monde avait révélé et publié en 2010 les fac-similés du « fichier des minorités ethniques non sédentaires », un fichier ethnique utilisé alors par la police. Suite à cette publication, les fichiers avaient mystérieusement disparu : la CNIL n’a jamais réussi à mettre la main dessus.

Si le fichage a muté, c’est entre autres parce que les lieux de vie des voyageurs sont aujourd’hui beaucoup moins nombreux et qu’il est devenu plus simple de localiser les voyageurs. En fin de compte, le fichage continue sous une autre forme. C’est-à-dire qu’on ne fiche plus nécessairement les individus, mais qu’on repère beaucoup plus facilement où se trouvent les « gens du voyage ». Lorsqu’on a 4, 5 ou 6 aires d’accueil dans un département, ce n’est pas très compliqué de retrouver quelqu’un.

En fin de compte, ce n’est que depuis peu de temps qu’on parle de méconnaissance. Pendant très longtemps, l’État, les intellectuels et les scientifiques ont considéré qu’ils connaissaient les populations dites tsiganes.

Dès le XIXe siècle, on commence à voir des études d’anthropologues, de la race aussi, sur ces populations « tsiganes ». Pour eux, il s’agissait d’une seule et même figure, d’un ensemble d’ethnies ou de tribus qui se rassemblaient sous une même dénomination tsigane. Et finalement, la diversité de ces populations importait assez peu aux yeux de l’État. Et c’est pour ça qu’on a toujours créé des formes de catégorie administrative ou juridique qui rassemblent à des pots-pourris. La première catégorie de nomades, en 1912, était par exemple clairement ethnique. C’est-à-dire que pour désigner les personnes non sédentaires, on avait créé une catégorie pour les marchands ambulants, une autre pour les forains… et puis, tout le reste, c’étaient les nomades. Sauf que dans les travaux préparatoires des parlementaires, le ministre de la Justice lui-même avait indiqué que ceux qui étaient visés par les statuts nomades étaient bien les Tsiganes, Romanichels, Bohémiens, etc. Le statut ethnique était donc très clair, au moins jusqu’en 1969. Il s’insérait aussi dans une histoire coloniale, et s’inspirait notamment du statut accordé aux nomades algériens. Il s’est aussi inspiré des techniques employées pour sédentariser les autochtones en Guyane. On était dans une période historique au cours de laquelle le fichage ethnique ne posait pas réellement de problème. Après, quand la catégorie de « gens du voyage » a été créée, on est passé d’un statut juridique à une catégorie administrative. Finalement, on a voulu désethniciser la question et faire croire que ceux qui étaient visés l’étaient uniquement sur des critères juridiques liés à l’habitat et au mode de vie. En pratique, les administrations ont très rapidement distingué les personnes considérées comme étant d’origine ethnique tsigane du reste des personnes non sédentaires. En fin de compte, et depuis le début, on a fiché ce qu’on a voulu considérer comme étant – à tort ou à raison – tsigane. Dans ces catégories de gens du voyage ou de nomades, on retrouve par exemple énormément de Yéniches. Or les Yéniches, anthropologiquement, ethnologiquement parlant, ne sont pas tisganes, au sens où ils n’ont pas de lien linguistique ou culturel avec ceux que les sciences humaines appellent les Tsiganes.

P. L. : Comment peut-on expliquer cette méconnaissance des voyageurs ?

Il y a une chose qui est certaine, c’est que pour moi, le voyage est une pratique française. Et ce n’est pas du tout compris comme ça. On est quand même sur des personnes, des collectifs et des familles qui ont des lignées généalogiques très anciennes sur le territoire français, et que des historiens font remonter au moins au XIVe ou au XVe siècle. Il faut bien se rendre compte qu’au XIXe siècle, énormément de personnes étaient dites itinérantes en France. On avait dans un premier temps commencé à ficher l’itinérance sur un critère purement pratique, puisqu’on avait créé des carnets de saltimbanques dès 1795. C’était alors une pratique que l’on considérait devoir, non pas punir, mais encadrer, à une époque où il y avait énormément de journaliers en France. L’agriculture n’était pas encore ce qu’elle est aujourd’hui : il y avait un besoin énorme de main d’œuvre, et il y avait donc beaucoup de personnes qui se déplaçaient. C’est progressivement que l’itinérance a fini par être appréhendée comme un mode de vie tsigane, et qu’on a associé le Tsigane à un nomade. Alors que c’est loin d’être vrai, au sens où tous les Tsiganes ne sont pas nomades, et qu’une partie d’entre eux le sont parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Petit à petit, le mode de vie itinérant a commencé à être vu comme un mode de vie parasitaire. On a alors rationalisé l’itinérance qu’on voulait bien rationaliser – comme celle des forains, des bateliers et de certains autres métiers reconnus par la société. Les itinérances touristiques n’ont pas non plus posé problème.

Cette stigmatisation de l’itinérance s’est vraiment révélée au XIXe siècle, et est restée jusqu’à aujourd’hui. J’entends régulièrement des gens me dire : « Il faut changer de mode de vie, ce n’est plus d’actualité. Il faut arrêter maintenant. On est au XXIe siècle. » Et ces personnes ne se rendent pas compte qu’on a le droit de vivre d’une façon dite alternative – même si je n’aime pas beaucoup ce mot. L’existence n’implique pas forcément d’être salarié, sédentarisé et de suivre le même parcours que tout le monde. Et surtout, ce mode de vie là est profondément ancré dans la culture nationale ! Il a toute sa place dans les sociétés françaises et européennes. C’est un mode de vie qui a été pratiqué par un très grand nombre de personnes auparavant, et qui l’est toujours aujourd’hui. Lorsque des voyageurs se battent pour leur droit au voyage, ils ne se battent pas que pour leur droit au voyage : ils se battent pour le droit au voyage de tout le monde.

P. L. : Tu avais tweeté sur le fait que, lorsqu’on tape « gens du voyage » sur Google, une des premières recherches suggérées se demandait comment s’en « débarrasser », comme on pourrait le faire pour des insectes. Comment l’expliques-tu ?

Le voyage est appréhendé comme un mode de vie parasitaire. Ce que je déplore, c’est qu’on ne tente pas d’inclure ce mode de vie dans la société, alors que c’est tout à fait possible On pourrait commencer par valoriser tout ce que ce mode de vie a pu apporter ! Par exemple, le développement des campagnes au XIXe siècle est en grande partie dû à des personnes itinérantes. Celles-ci apportaient les produits manufacturés et tout un tas de choses (comme le cinéma) dans le monde rural, et ont contribué ainsi au développement de ces espaces. Mais cet apport n’est pas valorisé, et ne l’a jamais été.

On n’a jamais essayé de faire société avec ces modes de vie différents qui, finalement, représentent une forme d’alternative. Et je pense que politiquement, c’est une alternative qui dérange. Je peux comprendre que pour quelqu’un qui gouverne, ce soit difficile d’avoir des citoyens qui paraissent insaisissables. C’est souvent ce qui a été reproché aux nomades : leur mobilité a toujours été considérée suspecte. On a donc ce regard politique qui est posé sur les citoyens itinérants et dont l’itinérance dérange parce qu’elle empêche une forme de contrôle social et politique. Et je pense que cette inquiétude continue aujourd’hui d’exister. Pour moi, les lois sur l’accueil ne représentent pas une tentative de faire société : il s’agit plutôt de contrôler et de juguler au maximum ce phénomène de l’itinérance.

P. T. : Il y a quelque chose de très kafkaïen (et qu’on retrouve aussi pour les exilés) dans cette injonction contradictoire imposée aux voyageurs : on leur reproche d’être sans cesse immobile, mais on leur interdit aussi de rester où ils sont.

Oui, complètement. Politiquement, la question d’accueil est extrêmement complexe. À l’origine, il s’agit d’une revendication des principaux concernés On parle de personnes qui, depuis des siècles, sont expulsées de tous les endroits du monde. Petit à petit, les voyageurs se sont donc en quelque sorte retrouvés à dire : « à un moment donné, mettez-nous au moins des terrains à disposition pour qu’on puisse aller là où on vous dérange moins, pour qu’on puisse vivre avec notre mode de vie. » C’est bien beau de dire que les voyageurs ont le droit d’exister, mais quel sens ont ces mots si on ne nous accorde pas le droit d’être où que ce soit ?

Depuis, ces revendications ont été dévoyées par les politiques. D’un côté, on a la gauche qui tend à dire que l’accueil est nécessaire, mais ne précise pas les modalités de l’accueil (ou ne le fait que de manière très schématique), et vante « l’équilibre » de la loi Besson de 2000. La droite, elle, défend dans l’ensemble un modèle assimilationniste. Mais en pratique, les positions se rejoignent beaucoup. En effet, une collectivité a un pouvoir très différent de celui d’un simple voyageur. Concrètement, l’équilibre de la loi Besson pèse surtout sur les voyageurs qui doivent vivre dans ces aires et à qui on ne laisse pas d’autre choix. Les collectivités, elles, doivent simplement un équipement public comme un autre, et n’ont pas non plus besoin de beaucoup le gérer. Ce n’est pas quelque chose d’insurmontable pour elles, financièrement et techniquement. Et à côté de cela, les discriminations continuent d’exister.

P. T. : Les aires souvent reléguées dans des zones proches d’industries, de déchetteries. Comment l’expliques-tu ?

Honnêtement, je ne pense pas que les gens qui décident de l’emplacement des aires se disent : « les poubelles, c’est pour les gens du voyage ». Je pense plutôt que les élus construisent à l’endroit qui leur pose le moins de problèmes politiques ; c’est-à-dire à l’endroit le plus éloigné de la ville et des riverains. Mais ils ont aussi envie d’éviter que le coût de cet éloignement soit exorbitant. Or, ce qui coûte le plus cher, c’est bien souvent les raccordements en eau et en électricité. On se retrouve donc près d’installations qui sont déjà raccordées ; ce qui mène à un rapprochement presque automatique entre aires d’accueil et industries, stations d’épuration ou zones de déchetterie… En gros, toutes les installations qui ont elles aussi été rejetées des villes, mais pour des raisons cette fois de nuisances physiques (pollution, bruit, vibrations, risques divers…). C’est une forme de gestion de l’indésirable. Beaucoup de personnes ignorent même qu’une aire d’accueil existe dans leur ville.

P. L. : Selon toi, quelles sont les mesures qui doivent être prises ?

Il ne m’appartient pas de dire ce qui doit être fait : je ne suis pas politique. Mais à mon sens, la priorité, c’est tout de même même d’encadrer légalement les localisations de ces lieux d’accueil. On doit pas pouvoir avoir des aires d’accueil à 3h40 de marche du cœur de la ville, comme c’est le cas à Aix-en-Provence, où l’aire a été placée dans la plateau de l’Arbois, un désert minéral qui se trouve à plus de 18 kilomètres du centre. Je ne comprends pas que légalement, cela puisse être possible. On ne devrait pas non plus pouvoir placer une aire d’accueil à côté d’une zone dangereuse. L’aire d’Aulnay-Sous-Bois se trouve par exemple entre deux branchements autoroutes, avec d’un côté un site Seveso et de l’autre une zone industrielle, sans la moindre possibilité de sortir ou de s’amuser pour les gosses.

J’aimerais que soit convoquée une commission parlementaire sur la situation de ces lieux d’accueil. Tant qu’on ne passera pas par une commission parlementaire, aucun travail politique national ne sera fait. Pour moi, il est essentiel que les pouvoirs publics produisent de la donnée sur le sujet. Ce n’est pas moi tout seul, pendant un an et demi, avec mon ordinateur et mon téléphone, qui peux produire des données nationales.

P. L. : Tu indiques dans le livre que tu as observé un énorme besoin de témoigner au cours de tes investigations…

Les espaces d’expression sur ce sujet sont en effet beaucoup trop rares. Même au niveau local, il n’y en a pas. Les commissions départementales sont censées consulter les voyageurs, mais en pratique, elles ne le font que très peu. Les voyageurs n’ont donc aucune possibilité de s’exprimer. Et ce, alors qu’ils vivent en permanence à côté de poubelles, de déchetteries, de stations d’épuration… Et qu’ils se retrouvent tout le temps loin du reste de la population, dans des endroits insalubres et non entretenus.

Il y a quand même des budgets d’entretien sur les aires d’accueil. On se demande parfois où ils passent. Les travaux, les rénovations, ne sont pas faites. Or, une aire d’accueil voit souvent passer plusieurs milliers de personnes par an. Forcément, les équipements collectifs s’usent. Il arrive aussi qu’il y ait des gens qui les dégradent, bien sûr, un peu comme pour tous les équipements publics. Mais il y a souvent un vrai problème d’entretien sur les aires, avec par exemple des énormes fuites d’eau, des rongeurs, des plombs qui sautent en hiver ou des branchements électriques dangereux.

Et effectivement, en faisant ce travail de recension, j’ai croisé beaucoup de gens qui ressentaient un grand besoin de s’exprimer et d’avoir un espace d’expression sur ce sujet. Mais j’ai aussi rencontré beaucoup de lassitude. Il y a des personnes qui vivent sur des aires (comme celle de Marseille) qui sont connues pour leur vie impossible, et sur lesquelles de nombreux politiques sont venus défiler au cours des dernières décennies, sans que rien ne change. Ces gens-là sont lassés. La plupart n’attendent plus rien des pouvoirs publics ou des associations. Ils n’attendent plus rien de personne.

P. L. : J’imagine que la période actuelle n’a pas dû aider ?

En effet, le Covid n’a pas aidé. La crise sanitaire n’a même pas incité à corriger certaines aberrations. Par exemple, sur une aire d’accueil, il n’y a pas de trêve hivernale. On peut expulser à foison. Beaucoup de gens se sont retrouvés à accumuler de dettes, puisqu’il faut payer pour vivre sur une aire d’accueil, et que certaines personnes ne pouvaient plus travailler et n’avaient donc plus de revenus. Elles ont été expulsées dès la levée du premier confinement.

Les élections municipales ont aussi pesé dans l’année écoulée. Les périodes d’élections ont souvent pour conséquence une augmentation des expulsions. Il arrive en effet que les élus décident d’expulser l’ensemble d’une aire d’accueil, sous prétexte de fermeture administrative ou d’entretien annuel, pour être bien vus des populations locales. Lors du mois de juin, beaucoup de gens ont donc vu l’eau et l’électricité leur être coupées du jour au lendemain afin de les pousser à partir.

Un autre motif d’expulsion souvent invoqué est la fin de période de stationnement temporaire. En effet, les aires d’accueil ne permettent qu’un accueil temporaire. On vous donne donc le droit d’y rester pendant deux, trois mois – pas plus. Certains élus sont intelligents et disent : « sortez de l’aire, faites le tour du rond-point et puis revenez. » Mais tous n’ont pas cette position.

P. T. : Tu évoques le sentiment de lassitude de beaucoup de voyageurs. Qu’en est-il du sentiment de méfiance, que tu décris aussi dans le livre ?

J’essaye d’éviter de généraliser. Le sentiment de méfiance, il existe chez moi, il existe dans d’autres familles, mais il n’est pas partout. Certaines personnes disent qu’elles ne le ressentent pas. En tout cas, chez moi, il existe. Et je pense qu’il s’ancre dans une histoire, un continuum de discriminations, de rejets.

Dans ma famille, cette méfiance doit beaucoup à la période d’internement, qui a été vécue comme une trahison. Il faut bien se rendre compte que la majorité des voyageurs se sont toujours sentis français : le fait d’être internés a donc été vécu par beaucoup comme une immense trahison. Certaines familles ont été internées lors de la Seconde Guerre mondiale, et d’autres l’ont été dès la première. Le camp de Crest, dans la Drôme, était un camp d’internement de nomades pendant la Première Guerre mondiale. Il y avait déjà des internements dits de Romanichels, de Bohémiens, etc. Et au sein des familles, on prenait les hommes pour les envoyer à la guerre. C’est très similaire à ce qu’ont pu vivre les populations d’anciennes colonies françaises. Une différence est bien sûr que les nomades avaient choisi de s’installer sur le territoire métropolitain, et ce depuis des siècles – d’où le sentiment de trahison. D’autant qu’un des symboles forts de l’internement est que ce sont les gendarmes français qui l’ont mis en œuvre. C’est pour ça que moi, par exemple, je me souviens que lorsque je suis rentré à l’armée à 18 ans, cela n’a pas du tout été bien vu par ma famille.

Mon grand-père craignait beaucoup qu’on oublie l’histoire de l’internement. Il faut préciser que l’histoire de l’internement des nomades en France n’est pas une histoire qui est enseignée à l’école. Et il a fallu attendre 2016 pour avoir une reconnaissance de l’État à travers François Hollande. Il n’existe pas non plus de centre de documentation, de musée ou de mémorial sur le sujet. Aujourd’hui, à la place des anciens camps, il n’y a souvent rien, pas même une plaque. Donc lui, son obsession, c’était pour commencer de faire installer des monuments, et ensuite d’avoir un ouvrage qui porte là-dessus. Mon grand-père est décédé avant que je n’ai le temps de vraiment faire la lumière sur tout ce qu’il avait essayé de faire. D’une certaine manière, on s’est passé le flambeau sans que je sache tout à fait de quoi j’hérite

Après l’internement. il y a encore eu tout un ensemble de politiques assez dures, dont des assignations à résidence et des spoliations qui ont considérablement appauvri ce mode de vie. Cette histoire n’aide pas forcément à avoir confiance.

P. T. : Tu soulignes aussi dans le livre la tension qu’il y a entre le besoin de mener des luttes collectives, et de donner la parole à des approches et des vécus différents… et un fonctionnement médiatique qui tourne autour de la figure du porte-parole. Comment s’en sortir ?

Effectivement, il y a une contradiction intrinsèque entre la nécessité de donner la parole à des collectifs qui sont minorisés et le fait que les médias recherchent avant tout de « bons clients ». Historiquement, cette tension a mené à ce que des personnes qui n’étaient pas des voyageurs prennent la parole en notre nom. On a ainsi subi tout un ensemble de figures tutélaires, paternalistes ou un peu hors norme.

Personnellement, j’ai refusé plusieurs télévisions l’année dernière parce que je n’ai pas envie d’apparaître ou de porter toute cette lutte sur mes épaules… Je n’ai pas envie de personnifier ce combat, d’autant plus que moi, aujourd’hui, je ne vis plus sur le voyage. J’y vois vraiment une contradiction.

Des chaînes de capsules vidéo sur Internet avec des millions d’abonnés m’ont proposé il n’y a pas très longtemps de faire une vidéo sur les préjugés contre les gens du voyage, tout seul, face caméra. Mais qui suis-je pour parler de ça ? Et surtout, qu’est-ce que je vais dire ? Parmi les préjugés, on retrouve par exemple l’idée que nous sommes des voleurs… Comment est-ce que je démontre le contraire ? Pour moi, aller frontalement contre des préjugés, c’est une idiotie, une bêtise sans nom. Ce n’est pas comme ça qu’on peut convaincre.

Je suis convaincu qu’on a besoin de retrouver la maîtrise de nos narratifs. On se retrouve en effet trop souvent à devoir répondre à des questions ou des injonctions comme : « alors, donc, contrairement à ce qu’on dit, vous vous insérez dans la société ? », ou : « vous êtes l’exemple qu’il est possible de s’en sortir. »

Je pense que l’idée, aujourd’hui, c’est de créer des interventions médiatiques collectives. Quand je reçois une demande d’un média, généralement, je négocie avant. Beaucoup de médias m’ont proposé de rédiger un article sur les préjugés et la déconstruction des préjugés, alors que c’est très compliqué. Cela ne se fait pas tout seul, comme ça. Pour moi, cela a plus de sens si c’est fait à travers une capsule avec cinq, six, sept jeunes différents différents qui parlent de leurs expériences différentes autour d’un même sujet. L’enjeu, c’est de faire apparaître ces visages-là dans l’espace médiatique, et de faire aussi en sorte qu’apparaissent des visages féminins. Il y a des jeunes qui sont prêts à le faire, mais ils ont besoin d’être formés. C’est vraiment un des gros enjeux : former à la vidéo, former au journalisme, former à la prise de parole… Beaucoup de choses ont besoin d’être faites pour faire émerger ces paroles. D’autant que les journalistes sont assez fermés pour l’instant à faire intervenir des personnes qui vivent sur le voyage, dans un bidonville ou sur une aire d’accueil. Ce n’est pas si évident lorsqu’on a affaire à des médias qui ne vous connaissent pas et qui, forcément, vous appréhendent en fonction de ce qu’ils connaissent. On ne peut pas leur en vouloir. Il va falloir briser ce plafond de verre, mais c’est un travail de longue haleine. Et pour moi, une des façons les plus rapides d’y arriver, c’est de créer des médias – ou en tout cas des canaux médiatiques – à notre portée et par nous-mêmes.

William Acker est un juriste investi dans la défense des voyageurs, et vient de publier Où sont les « gens du voyage » ? aux Éditions du Commun (avril 2021).


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