dièses contre les préconçus

Méritocratie et grandes écoles : au cœur de la reproduction des élites


À l'heure où Emmanuel Macron regrette le faible coût d'entrée à l'université, Paul Pasquali montre dans son essai Héritocratie (La Découverte, 2021) le rôle joué par les grandes écoles dans la reproduction des élites.
par #Jérôme Krop — temps de lecture : 6 min —

Le sociologue Paul Pasquali, chargé de recherche au CNRS, est déjà l’auteur remarqué de Passer les frontières sociales, qui donne la parole aux élèves de ZEP1Aujourd’hui REP, NDLR. qui ont pu accéder à une classe préparatoire dans un lycée prestigieux pour décrire leur parcours de transfuges de classe. Avec Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020) (La Découverte, 2021), il nous propose aujourd’hui un nouvel ouvrage qui nous plonge au cœur de la reproduction des élites à travers l’histoire des grandes écoles du début de la IIIe République jusqu’à aujourd’hui.

Le néologisme « héritocratie », forgé à partir de la notion de méritocratie, vise à renverser la perspective de ce concept paradoxal. Le mot « méritocratie » est en effet apparu en 1958, sous la plume de Michael Young, un sociologue britannique qui dénonce, dans une fiction dystopique aux accents orwelliens (The Rise of the Meritocracy), comment le mérite attribué aux meilleurs élèves peut conduire à la constitution d’une caste fermée dirigeant l’État et la société selon leurs seuls intérêts. Or ce terme, particulièrement adapté à l’idéologie structurant le fonctionnement du système scolaire, a connu un immense succès en France depuis la traduction de ce livre en 1969. Il est souvent utilisé d’une façon positive, qui fait fi des progrès de la connaissance sociologique du rôle de l’École dans la reproduction des positions sociales. Celui-ci a été mis au jour à l’occasion des enquêtes statistiques de l’INED menées par André Girard et Henri Bastide, avant la publication par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron des Héritiers en 1963, puis celle de La reproduction en 1970, qui théorise le rôle central du système éducatif dans la naturalisation des rapports de domination sociale.

Après avoir rappelé les conditions de création de ces grandes écoles, et particulièrement de Sciences Po qui joue un rôle central dans la reproduction des structures du pouvoir politique depuis la fin du XIXe siècle, Paul Pasquali s’appuie sur les acquis des travaux de Bourdieu sur la noblesse d’État pour observer l’évolution du recrutement social des grandes écoles. Celui-ci varie selon les écoles en fonction de leur position dans la reproduction du champ du pouvoir, les différentes écoles étant en compétition les unes avec les autres pour acquérir une prépondérance dans la définition des conditions de reproduction des élites. Peut-être aurait-il fallu davantage analyser ce clivage entre les grandes écoles qui défendent des exigences d’excellence scientifique mais sont plutôt dominées, notamment l’ENS, et des institutions dominantes socialement mais ne produisant pas ou peu de connaissances scientifiques, à l’image des écoles de commerce.

Tout au long de cette histoire, l’auteur observe les brefs épisodes d’ouverture relative, notamment à propos de l’ENS Ulm, de l’ENA ou de Sciences Po, dans les années 1920-1930, à la Libération ou après 1968. Cette démarche socio-historique est féconde et produit une forte analyse critique du discours des grandes écoles sur elles-mêmes, qui revendiquent excellence et méritocratie pour mieux masquer les modalités de la reconstitution des élites qui en sont issues. Paul Pasquali déconstruit patiemment ce mythe – le fait majeur restant, sur le temps long, la fermeture de cet univers social.

La méritocratie n’a jamais tenu ses promesses

L’auteur montre que l’âge d’or méritocratique n’a jamais existé et que quelques brillantes ascensions sociales propres à marquer les imaginations peuvent masquer la puissance des rouages de la reproduction sociale. Cependant, le plus grand mérite de ce livre est d’analyser comment les grandes écoles et les personnalités éminentes qui en sont issues ont été capables de défendre leurs prérogatives, surtout dans les périodes de crise sociale et politique propices à la remise en cause de leur domination.

Les élites politiques et économiques se sont largement compromises pendant la Seconde Guerre mondiale, dans la participation au régime de Vichy comme dans la collaboration avec l’occupant nazi. À la Libération, la suppression des grandes écoles est défendue jusqu’au sein du gouvernement issu de la résistance qui associe gaullistes, communistes et personnalités des autres mouvements de la Résistance. L’ENA est créée à cette occasion pour ouvrir socialement la formation des hauts fonctionnaires, avant de rapidement devenir une des plus puissantes instances de reproduction des grands corps et de la classe politique. Face à la menace d’une possible fermeture, l’école libre des sciences politiques doit se réformer et devient l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris.

Selon l’adage que tout doit changer pour que rien ne change, les grandes écoles se réforment et luttent pour empêcher toute intrusion démocratique dans le fonctionnement de ces établissements qui peinent parfois à justifier leur existence en dehors de l’Université. Elles doivent se mobiliser pour défendre leur modèle et leurs intérêts, pour garantir leurs privilèges. Paul Pasquali nous livre le récit passionnant de ces luttes souvent feutrées mais impitoyables. Ainsi, après les évènements de Mai 68, alors que les étudiants contestent la dualité entre universités et grandes écoles jusqu’en leur sein, les dirigeants des principales grandes écoles se réunissent pour coordonner leur action face à une déstabilisation brutale du système universitaire les menaçant dans leur existence même. Cela donne naissance à la Conférence des grandes écoles (CGE) en 1973. L’auteur nous raconte comment Edgar Faure, nommé Ministre de l’éducation nationale en 1968, et qui souhaitait avec une partie de la gauche et du centre une réforme de l’enseignement supérieur sans sélection formelle, a fait l’objet de pressions intenses de la part de ses collègues du gouvernement, voire de menaces, pour l’empêcher d’inclure les grandes écoles à son projet.

La démocratisation de l’enseignement supérieur s’est arrêtée aux frontières des grandes écoles

Autre exemple, dans un contexte politique des années 1970 marqué par la dynamique de l’union de la gauche, Paul Pasquali nous montre comment l’A.X., l’association des anciens polytechniciens, lance un appel à la mobilisation en 1977 dans son bulletin, La Jaune et la Rouge, pour que les polytechniciens activent leurs réseaux afin de contester le projet de fusion des grandes écoles et des universités prévu dans le Programme commun du PS et du PCF (proposition qui disparaîtra des 110 propositions du candidat Mitterrand).

L’alternance politique de 1981, marquée par l’arrivée au pouvoir du parti socialiste et la présence de ministres communistes au gouvernement, apparaît comme un autre moment dévoilant la capacité de mobilisation des Grandes écoles et de leurs défenseurs. Ainsi, en 1983, la création d’une troisième voie à l’ENA par le ministre communiste Anicet le Pors afin d’en démocratiser l’accès, notamment au profit de syndicalistes, est combattue par l’Association des anciens élèves de l’ENA, bien décidés à faire échouer cette réforme, y compris après son adoption par la voie législative. Elle est supprimée suite au retour de la droite au pouvoir lors des élections législatives de 1986.

À mesure que les universités s’ouvrent pour accueillir les enfants de la massification, après que l’objectif des 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat ait été proclamé en 1985, les grandes écoles se ferment un peu plus encore de peur de devoir intégrer des transfuges sociaux. Paul Pasquali le montre très clairement à propos de Sciences Po, qui accroit la sélectivité pour restaurer son prestige. En 1987, Sciences Po adopte ainsi de nouvelles modalités de recrutement présentées comme « plus méritocratiques », et qui ont fénimisé et provincalisé les effectifs au prix d’un embourgeoisement considérable. La démocratisation de l’enseignement supérieur, permise par une politique volontariste d’ouverture des lycées à un nouveau public, n’a pas entamé le bastion des grandes écoles. Les multiples avatars politiques d’établissement, notamment les conventions ZEP impulsées par Richard Descoing à Sciences Po au début des années 2000, visant à redorer le blason des grandes écoles sur le plan de l’ouverture sociale pour contrer la montée de la contestation de la fermeture du pouvoir politique et économique vis-à-vis de la société, n’y ont rien changé.

Cet ouvrage, bien documenté tout en restant clair et accessible à tous, est une lecture très fructueuse pour tout citoyen qui voudrait mieux comprendre l’histoire de cette singularité française des grandes écoles et leur rôle dans les mécanismes conduisant à la reproduction des élites.

Jérôme Krop est maître de conférence en histoire contemporaine à l’INSPE Lille – Hauts de France. Historien du système éducatif, il a notamment publié La méritocratie républicaine. Élitisme et scolarisation de masse sous la IIIe République aux Presses universitaires de Rennes (2014).


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