dièses contre les préconçus

La longue histoire des prêtres catholiques en situation de handicap


Associé au péché, à l'impureté puis à l'incapacité, le handicap a longtemps été source d'exclusion dans le clergé.
par #Ninon Dubourg — temps de lecture : 10 min —

Au milieu du XIIe siècle, le théologien Pierre Lombard note dans son ouvrage Les quatre livres des sentences que les afflictions sont infligées à l’homme selon cinq motifs différents :

Les épreuves arrivent de cinq façons : soit afin d’augmenter les mérites du juste par la patience, comme Job ; soit pour garder sa vertu, de peur que l’orgueil ne le tente, comme Paul ; soit pour corriger les péchés, comme la lèpre de Marie ; soit pour la gloire de Dieu, comme avec l’aveugle-né ; soit en commencement de la peine, comme pour Hérode, puisqu’on peut y voir ce qui viendrait après en enfer, d’après ce passage : broie-les d’une double contrition1Pierre Lombard, Les Quatre Livres des Sentences : Quatrième Livre, trad. fr. Marc Ozilou, Paris, Éditions du cerf, 2017, p. 80 (livre 4, distinction 15, chapitre 2)..

Citant Bède Le Vénérable, moine anglais du VIIIe siècle, Pierre Lombard déclare que Dieu punit les fautes des hommes une première fois sur le plan temporel, avant de les sanctionner à nouveau sur le plan spirituel en leur refusant le Salut. Ces auteurs chrétiens mettent en avant deux rapports entre les péchés et le handicap. Le premier illustre le lien fort entre la faute parentale ou personnelle et l’invalidité physique ou mentale. Le texte se réfère à Marie, sœur de Moïse, punie par la lèpre pour avoir médit à propos de son frère (Nombres 12, 10). Il cite également le roi de Jérusalem, Hérode, assassin de l’apôtre Jacques, dévoré vivant par des vers par châtiment divin (peut-être de la gangrène de Fournier, Actes 12, 23). Ce modèle, dit « moral », basé sur la dichotomie innocence/péché, correspond à une interprétation peccamineuse (en lien avec le péché judéo-chrétien) de la déficience dans lequel l’individu subit un fléau en raison de ses fautes ou du manque de vertu de ses géniteurs. La seconde approche offre une vision du handicap plus positive. Dans celle-ci, l’incapacité constitue une épreuve lancée par Dieu pour permettre à l’individu, le graciosi (qui est dans les bonnes grâces), de prouver sa foi. La personne doit endurer toutes les calamités sans remettre en cause la bonté de son créateur. Le passage cité plus haut évoque l’histoire de Job (Job 1, 12–22), qui n’hésite pas, sur demande du Seigneur, à sacrifier ses biens, sa famille et jusqu’à sa propre vie, puisqu’il est atteint de la lèpre. Les auteurs mobilisent également l’exemple de Paul (Corinthiens II, 12,7), malade afin de se rapprocher du Christ souffrant et celui de l’aveugle-né (Jean 9, 3), dont la guérison miraculeuse illustre les œuvres divines.

Cette conception binaire du handicap fait écho aux théories anthropologiques, et éclaire l’ambivalence psychique dont nous faisons preuve face à l’invalidité physique ou mentale, entre compassion et rejet. Ces attitudes ambiguës se retrouvent dès l’époque antique. Selon certains, il s’agit du moment où se sont forgées nos craintes psychologiques de l’anormal et de l’inconnu. Pour d’autres, la Révolution industrielle est à l’origine de nos réactions négatives face aux handicaps. L’hégémonie du capitalisme aurait en effet entraîné un changement des modes de production, dont seraient exclues les personnes handicapées, considérées comme moins compétitives. Quoiqu’il en soit, toutes les cultures mobilisent une palette diversifiée d’explications ou de justifications du handicap physique ou mental, le plus souvent en relation avec le divin.

L’accès aux lieux de culte est pour cette raison fortement encadré dans la plupart des religions (panthéon égyptien, hellénisme grec, polythéisme romain), d’autant plus lorsqu’il est question de servir le ou les dieu(x). C’est pourquoi l’étude du handicap des personnes actives dans le culte catholique est révélatrice de la discrimination opérée par la Vatican sur la longue durée. En effet, du Ve au XXe siècle, les personnes handicapées ne peuvent pas être ministres de Dieu : on leur interdit l’entrée dans l’état clérical, mais aussi tout rôle actif en cas de handicap acquis lorsqu’elles sont déjà détentrices d’une cure.

Les origines de l’interdiction : irrégularité et impureté

Le droit canonique évoque plusieurs types de défauts interdisant aux clercs d’entrer dans les ordres : un impétrant bâtard est accusé de défaut de naissance ; un trop jeune de défaut d’âge ; un handicapé de défaut de corps ou d’esprit. Ces « défauts » corporels/d’esprit placent le clerc en irrégularité, c’est-à-dire canoniquement inhabile à recevoir ou à exercer licitement les saints ordres et la tonsure de façon perpétuelle. Ils deviennent des « vices », dans le sens d’imperfection, alors que le clerc doit incarner une perfection à la fois morale et physique ou intellectuelle. Ils se déclinent selon les invalidités dont souffrent les suppliants et prennent donc de nombreuses formes (cécité, mutilation des doigts, impossibilité à se déplacer, maladies incurables, etc.).

À l’origine du christianisme, le vice corporel/d’esprit illustre le vice moral, entraînant l’exclusion des personnes handicapées du culte pour cause d’impureté. La prohibition la plus ancienne se trouve dans l’Ancien Testament, principalement dans le Lévitique 21, 16-24. On y lit que les clercs doivent être pourvus d’un corps parfait, à l’image de celui du Christ, afin de ne pas profaner les lieux saints par la souillure que représente leur « infirmité ». Les restrictions en matière de genre, de taille, de difformité, de maladies de peau ou de handicaps sensoriels contenues dans la Bible révèle que la sacralité et la pureté forment le caractère attendu des desservants. Ces restrictions légales enlèvent aux personnes handicapées tout rôle actif dans le culte pour éviter de profaner le sanctuaire : leurs corps, ni parfaits ni entiers, risquent de souiller la perfection divine par leurs « défauts ». Le Lévitique continue d’être invoqué dans les écrits théologiques tout au long des époques médiévale et moderne afin de proscrire les personnes handicapées des offices liturgiques, mobilisant les exemples de lépreux et de défigurés, punis par Dieu à cause de leur mauvais comportement. Le parallèle entre les vices corporels/d’esprit et moraux est à nouveau mis en avant dans le Nouveau Testament, car Jésus, soignant, absout les péchés des hommes. On mêle alors imperfection physique et impureté morale pour condamner les deux.

Ainsi, les prêtres doivent respecter un modèle d’homme idéal afin de posséder la sainteté nécessaire dans l’exercice du culte et ne pas profaner la sacralité des lieux de culte. Le Lévitique et les nombreux textes religieux qui s’y réfèrent, comme les traditions coptes et éthiopiennes, construisent la norme de la prêtrise, et catégorisent comme invalides tous ceux contrevenant à ces dispositions. Ainsi, lorsque l’Église décide si un prêtre peut participer au culte ou non, elle définit d’abord si son défaut constitue une irrégularité ; autrement dit, elle détermine sa sacralité et sa pureté.

Une interdiction pratique ?

Promulguées entre le IVe et le IXe siècle, les premières législations canoniques distinguent les défauts corporels et d’esprit des défauts moraux. Ces directives tolèrent qu’un homme puisse devenir prêtre malgré une invalidité physique, s’il s’en montre digne par ailleurs. Elles sont probablement prises pour ne pas décourager les chrétiens s’exposant au danger du martyr dans leur mission évangélisatrice contre les païens. Dès lors, les vices corporels/d’esprit reflètent moins les tares morales, qui sont perçues comme plus graves.

Cependant, ces règles interdisent tout de même l’ordination des personnes handicapées, mais pour cause d’incapacité. Le droit canon s’intéresse davantage à la fonctionnalité du clerc, insistant sur les inaptitudes entraînées par certains handicaps, suivant une approche qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de validiste. Dès le IVe siècle et l’écriture des Constitutions Apostoliques (recueil attribué à Clément I, pape de la fin du Ier siècle), il apparaît que l’institution pontificale s’intéresse en particulier à la bonne gestion des biens et des affaires ecclésiastiques. C’est à l’extrême fin du Ve siècle que nous trouvons la première mention de la prohibition de l’ordination des personnes atteintes d’un « défaut du corps ». Le pape Gélase (492-496) en fixe les règles. Les pontifes suivants ne feront que préciser et compléter cette interdiction générale (concile d’Orléans en 538, quatrième concile de Tolède en 633). On trouve dans le Décret de Gratien, écrit au XIIe siècle et en vigueur jusqu’au XXe siècle, que les handicaps n’empêchent pas un officiant de garder son bénéfice… En revanche, les conséquences qui en découlent peuvent tout à fait prévenir le clerc invalide de conserver certaines de ses fonctions. L’incapacité est donc liée à la nature des actes à produire. De fait, elle est définie par le sens que donne la communauté aux missions que l’impétrant doit remplir et par sa capacité à réussir.

C’est pourquoi le handicap clérical ne doit pas être uniquement appréhendé du point de vue de l’expérience de la personne handicapée et de sa capacité, mais doit également être envisagé dans la perspective des fidèles assistant au culte pour être complètement compris : c’est-à-dire dans la performativité des rites. Dans ce cadre, les stigmates corporels/d’esprit continuent de souiller la perfection morale du Christ que le prêtre incarne dans le culte. Selon le droit de l’Église, ce dernier peut inspirer de l’horreur aux fidèles assistant à la messe et compromettre la sacralité de l’acte de célébration – comme l’écrit le maitre en scolastique Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique au milieu du XIIIe siècle. En effet, l’image sociale d’un individu (fama) change à la suite d’une invalidité – qu’elle l’empêche ou non d’accomplir ses fonctions. La question de l’attribution des sacrements, et donc du rôle actif dans le culte, concentre toutes les craintes de l’Église concernant le « scandale » (autrement dit, l’offense des chrétiens). Ces appréhensions se forment autour de la visibilité et de la publicité du handicap. Dans ces cas-là, l’imperfection physique du prêtre risque de dégrader l’image de l’institution auprès des fidèles.

Comme l’écrit le dominicain Humbert de Romans dans son Œuvre de vie régulière au XIIIe siècle, une déformation corporelle empêche l’impétrant d’entrer au service de Dieu, mais c’est l’Église (en tant qu’institution) qui l’exclut des offices divins à cause « du ridicule et du scandale » qu’il risque de provoquer auprès du peuple. On peut cependant souligner la porosité de ces législations, puisque, durant toute cette période d’interdiction formelle, les curés handicapés pouvaient écrire aux papes pour demander une grâce pontificale et tout de même participer au culte, sous certaines conditions (aide, limitation des activités, moments particuliers, restriction de certains actes, etc.).

La fin de l’interdiction : adaptation sociale

Les législations canoniques évoluent durant le XXe siècle. L’interdiction de participer aux célébrations du culte pour les prêtres atteints de défauts corporels/d’esprit, encore contenue dans le Code de droit canonique de 1917 promulgué par Benoît XI (voir le canon 984), est partiellement abolie en 1983 par Jean-Paul II. Le Code, enrichi à cette date, autorise en effet l’ordination des handicapés physiques, tout en maintenant l’exclusion de celles des handicapés mentaux. Les canons 1 041 et 1 741, notamment, rompent avec la tradition précédente, pourtant transmise depuis les Pères de l’Église. En effet, alors que le critère de la capacité reste opérant, celui de l’image scandaleuse du prêtre « infirme » tend à disparaître des textes législatifs. Dans le canon 930, la notion même de « défaut » corporel ou d’esprit disparait pour être remplacée par des cas concrets (cécité, vieillesse) ou des expressions neutres (autres infirmités, infirmité permanente, etc.). Cette nouvelle législation permet en théorie aux personnes handicapées d’être intégrées dans l’Église, mais, en vérité, des difficultés persistent pour être admis au séminaire et aux ordres sacrés.

La différence entre le Code de 1917 et celui de 1983 reflète la « fin d’un monde ». Le nouveau Code est considéré comme une solution palliative de la pénurie de prêtre engendrée par la diminution drastique des vocations sacerdotales. Le clergé français, et, plus largement, européen, souffre du recul de la pratique du catholicisme dès le milieu des années 1960. D’un côté, les dispositions prises lors du concile Vatican II (1962-1965) transforment la relation au divin et ne proposent pas les avancées attendues par certains croyants. D’un autre côté, les missions cléricales se transforment : alors que les clercs étaient également soignants, enseignants ou travailleurs sociaux, ils perdent ces prérogatives face à l’étatisation de ces professions. Le sens de la vocation évolue : l’ « exculturation » du catholicisme entraîne une réduction de la place du religieux dans l’intime comme dans la société. Toutes ces raisons, et certainement de nombreuses autres, contribuent sans doute à faire baisser le seuil d’exigence, puisque l’Église peine à recruter de nouveaux desservants.

La fin de l’interdiction canonique d’inclure des personnes handicapées dans le culte s’explique également par la mutation de la représentation du handicap chez les fidèles. Elle illustre l’évolution générale du passage sémantique de personnes « infirmes » à celle de « handicapées » dans les législations nationales et supranationales. En France, Henri-Jacques Stiker discerne en l’année 1975, date où le mot « handicap » apparaît pour la première fois dans un texte de droit français, un renversement de paradigme : l’inadaptation n’est plus corporelle, mais sociale. En 1976, la première Classification Internationale des Handicaps (CIH) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelle à penser « les conséquences et la dimension sociale des maladies ». Ces deux publications marquent une étape importante dans les représentations du handicap en questionnant le désavantage social causé par le handicap plutôt que la capacité personnelle.

La simultanéité de ces évolutions légales ecclésiastiques comme laïques au tournant des années 1980 montrent que les normes évoluent avec la société. On sait maintenant que les prêtres ont représenté, depuis l’Égypte antique jusqu’en 1983 (et encore sans doute aujourd’hui chez les catholiques et dans d’autres systèmes religieux), des personnes discriminées lorsqu’ils ou elles sont handicapé·e·s, notamment à cause du rapport qu’ils ou elles entretiennent avec le divin. Cette explication ambiguë du handicap, épreuve ou châtiment, se retrouve encore de nos jours dans les croyances religieuses et/ou populaires… Illustrant sans doute notre volonté de donner un sens à certaines de nos expériences de vie.

Pour aller plus loin :

  • Irina Metzler, Disability in Medieval Europe : Thinking about Physical Impairment during the High Middle Ages, c. 1100-1400, Londres, Routledge, 2006.
  • Rebecca Raphael, Biblical Corpora : Representations of Disability in Hebrew Biblical Literature, Londres, Bloomsbury, 2008.
  • Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés : Essais d’anthropologie historique, 3e éd., Paris, Dunod, 2005.
  • Henri-Jacques Stiker, Religions et handicap : interdit, péché, symbole : une analyse anthropologique, Paris, Hermann, 2017.
  • Henri-Jacques Stiker, Religions et handicap, Paris, Hermann, 2017.

Ninon Dubourg est docteure en histoire médiévale de l’Université de Paris. Sa thèse porte sur l’intégration de personnes infirmes dans le clergé et dans la société laïque.


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