dièses contre les préconçus

Solidarité et inclusion dans les sociétés millénaires


Des preuves d'une solidarité en direction des plus vulnérables existent pour la période néolithique – et peut-être même pour Homo erectus. De quoi nous inspirer pour aujourd'hui ?
par #Valérie Delattre — temps de lecture : 7 min —

De tout temps, l’homme a su déployer une intelligence solidaire, des forces et des savoir-faire ingénieux pour creuser les puits d’un village, édifier des tertres funéraires, des pyramides ou de simples habitats. Pour entreprendre, développer et construire, il s’est nécessairement organisé en communautés familiales, d’abord resserrées puis, agrégeant peu à peu, des individus extérieurs, aux objectifs partagés. Il a dû nouer des liens pragmatiques, des liens de bâtisseurs avec ses congénères.

L’archéologie et ses disciplines corollaires ne cessent d’affirmer l’absolue nécessité de l’entraide entre les hommes qui, seule, a garanti la pérennité des sociétés en se trouvant heurtée par des guerres, des pénuries et des fracas divers.

Mais la survie d’un groupe, y compris parmi les plus archaïques et moins documentés, et sans qu’il soit nécessaire d‘en référer aux philosophes grecs ou à Darwin, a-t-elle supposé une prise en charge – ou non ? – des plus jeunes, des plus vieux et des vulnérables ? Peut-on décrypter les indices d’une solidarité de groupe à travers notre histoire ?

La revendication de l’inclusion

On le sait, nos sociétés contemporaines revendiquent l’inclusion, affirment lutter contre les discriminations et se reconnaissent accueillantes en opposition, pensent-elles avec méconnaissance, à un « avant » qui serait celui de l’exclusion des différences. De la recherche de la performance et de la normalité.

C’est une science récente – le terme même de paléopathologie n’apparaissant qu’en 1913 – qui permet d’accéder aux maladies du passé et plus généralement à la santé de nos ancêtres. À leurs maladies et affections. Poser un diagnostic rétrospectif – même des millénaires après le décès du « patient » étudié – est possible et permet de restituer le profil sanitaire des sociétés. Cet intérêt pour le « corps différent » n’est pourtant pas aussi récent qu’il n’y paraît : disgracié et estropié il a, de longue date, fasciné les chercheurs… et surtout les collectionneurs de ce qu’on qualifiait alors de « monstruosités » ! Pline l’Ancien relate déjà que l’empereur Auguste, au Ier siècle de notre ère, accumulait et exposait des fossiles et des ossements de « géants », s’entourant même de nains dévolus à la distraction de sa famille. Des corps abîmés (conservés dans du miel) et des malformations osseuses « ornaient » parfois les sanctuaires et jardins d’agrément romains, alors même que des briseurs d’os fabriquaient sur commande des « monstres » par privation d’alimentation ou en enfermant des enfants, selon Sénèque l’Ancien, dans des boîtes exiguës qui stoppaient la croissance.

Les « cabinets de curiosité » se sont multipliés dès la Renaissance ; au fil des siècles, ils accumuleront les inédits de la nature et les squelettes de « monstres » du passé. Les Encyclopédistes du XVIIIe siècle s’attacheront, à leur tour, à les répertorier puis à les classifier pour en expliquer l’origine : se développe une préscience des « malformations humaines » qui deviendra la science des monstres, la tératologie, fondée par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.

À mesure que l’archéologie se développait et qu’étaient fouillées de grandes nécropoles, les scientifiques, très souvent des médecins, comprirent rapidement la nécessité d’étudier de grandes séries de pièces osseuses d’origines géographiques et chronologiques diverses. Et c’est au début du XIXe siècle, que des villes universitaires européennes, comme Strasbourg, se sont dotées de musées exposant des pièces anatomiques pathologiques. À Paris, en 1835, le musée Dupuytren est fondé, exposant des centaines de pièces pathologiques, du simple moulage d’organes en cire au vrai squelette complet.

Au tournant du XXsiècle, les premières études paléopathologiques n’étaient qu’une course à l’identification d’une affection et à la recherche de sa plus ancienne expression clinique, sans qu’elles ne prennent en compte l’individu concerné, sa vulnérabilité, sa possible situation de handicap et ses conséquences pratiques et psychologiques au sein du groupe considéré.

De l’infirmité au handicap

L’inclusion, l’exclusion, l’approche des discriminations, ces thématiques affectant fortement nos sociétés contemporaines s’imposèrent peu à peu dans le regard porté sur les peuples passés et sur leur perception de ce que l’on a seulement commencé, au XXe siècle, à dénommer « handicap » et qui n’était, avant, qu’infirmité ou invalidité. Il a fallu pour cela considérer le sujet atteint, son lien aux autres et non sa seule pathologie.

Serait-il possible, dès lors, qu’une forme embryonnaire de solidarité ait pu surgir au plus loin de l’humanité, il y a près de 2 millions d’années ? Un vieil ancêtre a-t-il déjà témoigné de son aide, peut-être même de sa compassion à l’égard d’un congénère diminué et vulnérable ? Peut-on envisager les contours d’un paléo-altruisme rudimentaire ? L’exemple de la mandibule d’un des premiers Homo erectus européens, retrouvée totalement édentée, à Dmanisi, en Géorgie, est à ce titre exemplaire. L’OMS (Organisation mondiale de la santé) reconnaît que cette situation est invalidante et, si la grande majorité des édentés actuels survivent sans assistance ni appareillage, il n’en a pas été de même pour la survie de cet individu lointain : sans doute a-t-il été tributaire de ses contemporains, pour le partage ou la mastication des aliments. On parle dès lors d’une forme d’assistance à autrui. L’hypothèse est recevable, quand bien même la controverse s’impose concernant ce « care » très archaïque : des études comparatives, fondées sur l’observation des grands primates, démontrent que même complètement édentés, ceux-ci survivent en se nourrissant sans l’aide de leurs congénères indifférents. En serait-il autrement pour Homo erectus ?

Une préhistoire trop souvent caricaturée

L’archéologie funéraire et l’anthropologie proposent, de fait, quelques pistes de réponses. Si la composante biologique permet, grâce à l’étude de la matière osseuse, d’accéder à la « carte d’identité » d’un défunt (estimation de son sexe, de son âge au décès, de sa stature, de son état sanitaire, etc.), une partie du « fait culturel » communautaire est également accessible. Selon son orientation, son agencement, la présence ou non d’objets et d’offrandes et même l’architecture éventuelle de sa tombe, et en partant du postulat – à nuancer parfois – que le monde des morts est le reflet de celui des vivants, il est possible de considérer le statut social d’un défunt. Ainsi, l’ostentation de certaines tombes – sans qu’il soit besoin d’en référer aux prestigieux tombeaux égyptiens – renvoie-t-elle à un statut privilégié, tout comme il est désormais possible de caractériser des sépultures de bannis, d’exclus, d’esclaves ou de sacrifiés.

Le questionnement semble tout aussi légitime s’agissant des « corps différents », de ces infirmes du temps passé dont on a longtemps affirmé qu’à défaut de s’en débarrasser, ils n’étaient que des « bouches inutiles » à reléguer ou exclure. En déployant toutes formes de discriminations.

Un grand bond dans le temps, bien longtemps après Néandertal, affirme avec quelques certitudes la réalité de ces liens qui fédèrent les membres d’une communauté et contredisent l’idée même d’une discrimination s’exerçant en direction des plus vulnérables. Alors même qu’au Néolithique (4 000 à 5 000 ans avant notre ère), les hommes se sédentarisent, cultivent et élèvent, construisent de grandes habitations collectives, ils savent aussi se montrer solidaires de la vulnérabilité de l’un des leurs.

À cette période, on pratique souvent la trépanation : ce percement de la boîte crânienne devait soulager le cerveau comprimé et libérer le mal contenu. On s’extasie, parfois avec effroi, sur la prouesse de ces neurochirurgiens de la Préhistoire, effectuant leur intervention par raclage ou burinage de l’os avec un silex taillé, sans occulter le long protocole collectif mettant en action un groupe rassemblé. Car il a fallu identifier le mal (quand bien même s’il s’agissait d’expulser des esprits malfaisants d’un cerveau lésé), décider et programmer l’opération (parfois à la place du patient égaré), procéder à l’acte chirurgical et convoquer les savoirs précis d’une pharmacopée inventive. Et ensuite (l’étude anthropologique des crânes trépanés confirme que 70 % des opérés survivaient) il a fallu assister pendant la convalescence alitée puis accompagner le reste d’une vie sans doute amoindrie, oscillant entre vertiges durables et hémiplégie.

Et cela, rien que pour la Préhistoire européenne ! En écho au proverbe « Il faut tout un village pour élever un enfant », loin des épidémies dévastatrices, des guerres meurtrières et des dérèglements climatiques qui déstabilisent les fondamentaux solidaires des sociétés et ostracisent les vulnérables dépendants, parfois avec cruauté et barbarie, l’histoire des hommes et des femmes est aussi un long récit de comportements, souvent organisés en solidarité. Au plus près les uns des autres, ces gestes que décrypte l’archéologie funéraire et l’anthropologie donnent raison à cette affirmation d’Albert Jacquard : « Je suis les liens que je tisse avec les autres ».

Valérie Delattre est archéo-anthropologue à l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives). Elle a publié un livre, Handicap : quand l’archéologie nous éclaire, aux Éditions Le Pommier (2018).


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