dièses contre les préconçus

Altérité et marginalité dans la production culturelle argentine : le gaucho et l’indigène


Que dit la culture argentine de la perception des indigènes au sein de la population ? Réflexions à partir d'une étude de bandes dessinées, de peintures et d'œuvres littéraires.
par #Fernando Stefanich — temps de lecture : 19 min —

Cet article a pour but d’étudier la représentation des indigènes et des gauchos dans la production culturelle argentine est la cristallisation d’une identité nationale conflictuelle qui est la résultante, à son tour, d’un processus historique complexe. Avant de commencer, nous devons apporter une précision. L’ampleur du corpus nous a obligé à faire des choix. Ainsi, nous allons limiter ici à l’étude de la bande dessinée, de la littérature et de la peinture malgré l’intérêt que revêtent des disciplines telles que la radio, le cinéma ou le théâtre.

Notre point de départ sera la notion d’identité, en tant qu’impression que nous avons de nous-mêmes, des nôtres et des autres, dont Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, interroge la fragilité. Pour lui, celle-ci est due à trois raisons : l’héritage de la violence fondatrice, car il n’existe aucune communauté historique qui ne soit pas née d’un rapport originel à la guerre ; le rapport difficile qu’elle entretient avec le temps, difficulté primaire qui justifie précisément le recours à la mémoire ; et la confrontation avec autrui, ressentie comme une menace pour l’identité propre.

La violence fondatrice

Dès la Découverte, le contact avec l’Autre fut conflictuel. Pour l’Espagnol, le Sauvage est un être barbare qui doit être puni. Ainsi, Colomb dira : « J’ai fait couper les mains et les nez de deux cents d’entre eux pour les punir de leur insoumission » ou encore, dans les instructions adressées à Mosen Pedro Margarite : « s’il se trouvait que certains d’entre eux volent, châtiez-les en leur coupant le nez et les oreilles, car ce sont des parties du corps qui ne peuvent se cacher »1Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, p. 55. L’historien nous apprend également que la chasse aux Indiens par des chiens fit aussi partie de la « découverte » de Colomb.

Dans l’une des lettres que Jerónimo de San Miguel adresse au roi le 20 août 1550, le moine décrit une scène dont il a été témoin : « Ils brûlèrent vifs certains Indiens, à d’autres ils coupèrent les mains, le nez, la langue et d’autres membres ; d’autres encore ils jetèrent aux chiens ; ils coupèrent les seins aux femmes… » Todorov écrit que « Les Espagnols commirent des cruautés inouïes, tranchant les mains, les bras, les jambes, coupant les seins aux femmes, les jetant dans des lacs profonds, et frappant d’estoc les enfants, parce qu’ils ne marchaient pas aussi vite que leurs mères ».

Le processus historique a fait de l’identité argentine une identité problématique et duelle. La « Découverte » et la « Conquête » ont été menées par des hommes seuls, des mâles célibataires, alors que le Nord a été conquis par des familles prêtes à bâtir une société meilleure. Dans Radiographie de la pampa, Martínez Estrada écrit : « L’opacité de l’avenir et de la responsabilité poussait l’homme blanc à engendrer chez les Indigènes, comme s’il prenait des représailles contre l’Amérique. Il perpétuait cruellement l’humiliation des Indigènes […]. Mais de cette misérable semence vont naître des ennemis »2La opacidad del futuro y de la responsabilidad, hostigaba al blanco a engendrar en la Indias, como si se tomara una recóndita represalia contra América. Perpetuaba con saña la humillacion del indígena […]. Pero en esa siembra desdichada nacían enemigos [Les traductions, sauf indication du contraire, ont été faites par l’auteur]. (p. 26). Il est clair que, pour l’essayiste argentin, l’Espagnol est essentiellement motivé par la cupidité et la luxure. Traumatiques, ces événements constituent la matrice qui va donner naissance à toutes les représentations sociales.

La mémoire

Cette matrice (un magma de représentations continuellement recréées grâce à l’enracinement dynamique) s’organise comme un chiasme ; c’est-à-dire, le croisement, la tension perpétuelle entre deux forces. L’une de ces forces est positiviste, progressiste, cosmopolite ; nous l’appellerons apollinienne ; l’autre est chaotique, conservatrice, carnavalesque, tellurique3Attachement à la terre, aux coutumes, aux traditions. ; nous l’appellerons dionysiaque. C’est Friedrich Nietzsche qui, dans L’origine de la tragédie, pose les concepts de l’« apollinien » et du « dionysiaque », l’harmonie et l’excès. Malinchiste4Penchant pour tout ce qui est étranger et mépris pour tout ce qui est mexicain et par extension latino-américain., l’apollinien représente alors l’intellect, le contrôle, l’harmonie face aux forces instinctives et primaires. Le dionysiaque, en revanche, incarne la passion, la révolte, l’excès, il « s’exprime dans des formes d’effervescence (révoltes, fêtes, soulèvements et autres moments chauds des histoires humaines »5Maffesoli, Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 48.. Essentiellement tellurique et bon révolutionnaire, cet axe doit être associé au génie local (genius loci) qui façonne les esprits6Carlos Rangel, Del buen salvaje al buen revolucionario, Caracas : Monte Avila Editores, 1976, p. 145.. Tout au long de l’histoire, ce duel prendra différents noms : civilisation et barbarie, unitaires et fédéraux, péronistes7Partisans de Juan Domingo Perón, homme politique argentin qui fut élu président à trois reprises. et antipéronistes.

Idéologie, altérité et médiation symbolique

Dans La conquête de l’Amérique, Todorov se donnait pour mission de parler de la découverte que le Je fait de l’Autre et se demandait comment l’on doit ou l’on peut parler de la question : « Du temps de Socrate, l’orateur avait l’habitude de demander à l’auditoire quel était son mode d’expression, ou genre, préféré : le mythe, c’est-à-dire le récit, ou l’argumentation logique » (1995, p. 11-12). L’altérité alors, tout comme la mémoire, tient du récit, c’est une construction de l’imaginaire social ; mais la figure de l’Autre est nécessaire pour que Je puisse consolider un Moi, pour que nous puissions consolider un Nous.

La mémoire, elle aussi, tient davantage du récit que de l’argumentation car, comme l’affirme Todorov, « tout travail sur le passé, ne consiste jamais seulement à établir des faits mais aussi à choisir certains d’entre eux comme étant plus saillants et plus significatifs que d’autres, à les mettre ensuite en relation entre eux » (p. 50). Les manipulations de la mémoire relèvent donc de l’idéologie. Le processus idéologique est opaque car il est complexe et il reste dissimulé. Selon Ricoeur, il opérerait à trois niveaux : la distorsion de la réalité, la légitimation du système du pouvoir et l’intégration du monde commun dans des systèmes symboliques. La médiation symbolique s’avère donc incontournable. C’est ainsi que chaque axe, l’apollinien et le dionysiaque, développera des stratégies pour imposer ses images et sa mémoire.

De la diabolisation de l’indigène

La représentation de l’indigène se fit principalement à travers deux thèmes : le malón8Pratique indigène qui consistait en une attaque fulgurante dans le but d’obtenir des provisions, du bétail et des prisonniers. et la captive. Nous trouvons les premières traces du mythe de la femme blanche enlevée par les indigènes dans Historia del Descubrimiento y Conquista del Río de la Plata, texte publié en 1612 par Ruy Díaz de Guzmán. Des historiens, Pablo Lozano, José Guevara, des dramaturges, Manuel J. Lavardén, des écrivains, Eduarda Mansilla, Rosa Guerra, Hugo Wast et même des musiciens, Felipe Boero, vont actualiser le rapt de Lucía Miranda et c’est cette répétition successive qui fera du récit un mythe. Le caractère allégorique du personnage de la captive est évident : il symbolise la civilisation outragée par les barbares, les indigènes. Leur processus de stigmatisation commença avec la circulation en Amérique de la démonologie médiévale9Hurbon Laênnec, El bárbaro imaginario, México : Fondo económico de cultura, 1993, p.30.. Pour Alcida Ramos, les indigènes ont toujours constitué un « réservoir inépuisable d’images manipulables, un imaginaire aussi riche que contradictoire, car, en effet, au fil du temps on les concevra tantôt comme enfants du paradis tantôt comme sauvages coupables du sous-développement national »10Los indios siempre han sido una reserva inagotable de imágenes manipulables y el imaginario que trata de ellos es tan rico como contradictorio, ya que tanto puede concebirlos como hijos del paraíso que como salvajes culpables del subdesarrollo nacional. [Les traductions, sauf indication du contraire, ont été faites par l’auteur] (p. 207). Ils constituent donc « un ensemble polyphonique d’images ». Pour Jacques Bres, la dialectique du Même et de l’Autre à l’œuvre dans les relations interethniques est un processus ternaire – « (a) inclusion des traits identiques communs à plusieurs unités (même), (b) exclusion des traits non pertinents (autre), (c) le soi-même étant le résultat : le sens produit » (p.74) – qui engendre « des représentations le plus souvent stéréotypées : les ethnotypes ». De ce raisonnement, se dégage l’idée que l’identité, qu’elle soit ethnique ou sociale, ne préexiste pas au contact. Elle est, au contraire, « un produit socio-historique qui naît de lui ».

En 1837, Esteban Echeverría publie « La cautiva », poème épique qui raconte l’enlèvement d’un soldat et de son épouse. Il est impossible d’évoquer Echeverría sans parler de « El Matadero », nouvelle qui sera adaptée en bande dessinée par Enrique Breccia. Dans cette adaptation, la différence entre unitarios11Partisans du parti unitaire, parti politique argentin d’inspiration libérale qui prônait la nécessité d’un gouvernement centralisé. et federales12Partisans du parti fédéraliste qui luttait pour instaurer un système de gouvernement fédéral. se manifeste tant sur le plan graphique (l’image est nette pour les unitarios tandis qu’elle est floue et sale pour les seconds) que sur les plans actantiels13Relatif à l’analyse des interactions entre les personnages d’une histoire. et sociolectaux14Relatif à une variété de langues propre à un groupe social.. Quelques années plus tard, en 1852, Angel Della Valle peindra La Vuelta del Malón. Le malón qui prend la fuite y est assimilé aux forces déchaînées de la nature. Les indiens sont tous à cheval. Certains portent des calices et d’autres éléments de culte, ce qui indique qu’ils viennent de piller une église. Ils apparaissent ainsi empreints d’une connotation impie et démoniaque. D’autres portent des têtes coupées. À la gauche du tableau, on découvre une femme, qui a été enlevée, à la peau extrêmement blanche.

Dans Le Retour de Martín Fierro, publié en 1879, sept ans après la première partie, le personnage principal fuit la justice et vit parmi les aborigènes dans une toldería15Campement des indigènes. où il découvre une captive avec son bébé. Lorsqu’un membre de la tribu meurt, les indigènes accusent la femme blanche de sorcellerie et, pour la punir, tuent son enfant et attachent ses mains avec les tripes du bébé16Aquella china malvada / Que tanto la aborrecía / Empezó a decir un día / Porque falleció una hermana / Que sin duda la cristiana / Le había echado brujería […] / « Es bárbaro inhumano » / -Sollozando me lo dijo- / « Me amarró luego las manos / Con las tripitas de mi hijo » [Les traductions, sauf indication du contraire, ont été faites par l’auteur]. Ce deuxième volume véhicule tous les préjugés de l’axe apollinien sur l’indigène, dépeint comme cruel, paresseux et voleur : « L’Indien passe sa vie / à voler ou à être couché / Sa seule loi, c’est la lance »17El indio pasa la vida / Robando o echao de panza / La única ley es la lanza. [Les traductions, sauf indication du contraire, ont été faites par l’auteur] (p. 459). L’auteur, José Hernández passe ainsi du tellurisme au cosmopolitisme. Comment interpréter ce changement ? Est-il dû à la situation politique du pays (Sarmiento n’est plus au pouvoir) ou doit-on appréhender les deux volumes comme un seul livre, et en déduire que le germe de la deuxième partie était déjà présent, en latence, dans la première ? C’est ce que laisse entrevoir l’un des épisodes les plus problématiques de l’œuvre : « Dans une taverne il insulte une femme, obligeant son compagnon, un Noir, à se battre et, brutalement, il l’assassine dans un duel au couteau. Nous avons écrit qu’il l’assassine et non qu’il le tue, parce que l’homme insulté qui se laisse entraîner dans une bagarre qu’un autre lui impose est déjà vaincu par lui »18Cité dans CASTILLO DURANTE Daniel, « Gaucho, pícaro et Argentin. Le Martín Fierro de José Hernández », Études littéraires, vol.26, n°3, 1994, p. 105.. Ce passage nuance l’image de gaucho-victime dont il bénéficie habituellement. Pour Borges, « cette scène, non moins impitoyable que La Refalosa de Hilario Ascasubi, est peut-être la plus connue du poème, et elle mérite la réputation dont elle jouit. Malheureusement, les Argentins la lisent avec indulgence ou avec admiration, et non avec horreur ». L’oubli est l’un des outils qui permettent de manipuler la mémoire et de consolider un récit identitaire autour d’une sélection de faits et de souvenirs. Ainsi, l’indulgence dont parle Borges vise à mettre l’accent sur le bonsauvagisme du personnage en cachant tout ce qui viendrait modifier cette image.

L’étranger ante portas

Les représentations du groupe dominant, soit, dans le cas qui nous concerne, l’oligarchie des propriétaires fonciers, des grands commerçants, des banquiers et des intellectuels, servent à justifier la domination sur l’Autre (les indigènes, les gauchos et bientôt les migrants) : « si A domine B, c’est parce que A est doté de qualités naturelles qui font de lui un supérieur : B est doté de défauts naturels qui font de lui un inférieur »19BRES Jacques, « Sociotypes, contresociotypes, un récit nommé désir », Littérature, 1989, p. 76.. Par ailleurs, l’objectif de ces représentations (socioethnotypes) n’est pas seulement d’assurer le groupe dominant du bien-fondé de la domination, mais de persuader le groupe dominé de la pertinence de la domination qu’il subit. Ce dernier intériorise les représentations produites par le groupe dominant. Pour civiliser le pays, il fallait donc se débarrasser des indigènes. Ainsi, en 1875, Adolfo Alsina mit en place un plan pour peupler les terres du Sud sans leur nuire. Il signa un traité de paix avec le cacique Catriel, qui ne sera pas respecté par ce dernier. Alsina répondit à l’attaque de Catriel et Namuncurá en construisant une tranchée longue de 374 kilomètres, large de 3 mètres et entourée d’un muret haut de plus de 4 mètres, surveillée par un ensemble de 109 fortines qui communiquaient entre eux grâce au télégraphe, afin de protéger la population des attaques des indigènes :

Un fossé est une petite chose ; mais quand il fait 80 lieues, il devient respectable. Elle acquiert un intérêt presque dramatique si l’on pense qu’elle marque la frontière presque visible entre civilisation et barbarie. Le parapet en pisé qui le borde est, en petit, un mur chinois. C’est la même solution, exhumée et rénovée, d’un problème vieux comme le monde : la lutte des sédentaires contre les nomades.20Un foso es poca cosa; pero cuando tiene 80 leguas de largo se transforma en algo respetable. Adquiere un interés casi dramático si se piensa que marca el límite casi visible entre la civilización y la barbarie. El parapeto de adobe que lo bordea es, en pequeño, una muralla china. Es la misma solución, exhumada y remozada, de un problema tan viejo como el mundo: la lucha de los sedentarios contra los nómades. [Les traductions, sauf indication du contraire, ont été faites par l’auteur]

Ebelot Alfredo, Relatos de la frontera, Buenos Aires : Solar Hachette, 1968, p. 109.

Cette tranchée marque la frontière entre la civilisation et la barbarie, entre Nous et les Autres. Bien que l’Argentine ait déclaré son indépendance en 1816, l’État ne se consolidera qu’en 1880, quand Buenos Aires deviendra la capitale d’une république unie et sera gouvernée par Julio Argentino Roca, l’un des représentants de la « Generación del 80 ». En réalité, ce processus d’organisation nationale commença en 1862 avec la présidence de Bartolomé Mitre, suivie de celles de Domingo Faustino Sarmiento (1868) et de Nicolás Remigio Aurelio Avellaneda (1874). Idéologiquement, la « Generación del 80 » sera l’héritière de la « Generación del 37 ». Pour ces intellectuels :

[…] l’Europe du Nord et les États-Unis incarnaient le modèle de la civilisation et du progrès économique, tandis que les plaines et le désert argentin, ainsi que ses habitants, étaient synonyme de barbarie et d’arriération. L’opposition classique entre nature et culture était alors remplacée par une autre, entre civilisation et barbarie, chargée de connotations morales. Il fallait donc se défaire […] du lest des races inférieures, y compris les aborigènes, les métis et les gauchos.

Dafgal Alejandro, « Folie et immigration en Argentine entre le XIXe et le XXe siècles », L’Information psychiatrique, 2007/9, vol. 83, pp 751-758.

Moins conciliant que son prédécesseur Alsina, Roca entama la domination des territoires du sud de la Pampa et de la Patagonie. Cette campagne militaire sera qualifiée, par certains auteurs, de génocide. C’est notamment le cas de Daniel Feierstein dans son ouvrage El genocidio como práctica social. Le projet apollinien s’inspire de la modernité européenne des Lumières. Sarmiento utilise le mot barbare pour désigner non seulement les indigènes mais aussi les gauchos, qu’il considère comme des métis et qui occupent une place intermédiaire entre les blancs et les indigènes, et les criollos, d’origine européenne, qui ont abandonné le mode de vie des villes21Zalazar Daniel, « Las posiciones de Sarmiento frente al indio », Revista Iberoamericana, n° 127, abril-junio 1984, p. 414.. Si l’altérité radicale de l’indigène est un obstacle pour le processus civilisateur, le primitivisme du gaucho l’est tout autant. Son tellurisme archaïque ne s’adapte pas à la vision que l’axe apollinien se fait du pays, et l’État cherchera à se débarrasser de lui en l’amenant lutter à la frontière.

Le gaucho : victime et héros involontaire

Publiée en 1872, la première partie du Martín Fierro dénonçait les abus du gouvernement national – unitaire, apollinien – à l’encontre des gauchos : « Dans mon pays j’avais eu / famille et animaux en nombre / mais m’encerclèrent les ombres / j’ai dû subir la frontière / au retour, Seigneur… misère… / je ne vis que des décombres »22Tuve en mi pago en un tiempo / hijos, hacienda y mujer, / pero empecé a padecer, / me echaron a la frontera / ¡y qué iba a hallar al volver! / tan sólo hallé la tapera. [Traduction de Juan Carlos Rossi, Régis Brauchli Editeur, 2008, p. 10.]. Enrôlé dans l’armée, le protagoniste est emmené à la frontière pour combattre l’Indien. Il vit dans un fortín dans des conditions misérables et, trois années plus tard, il déserte en devenant hors-la-loi. Ce poème épique, chef-d’œuvre de la littérature nationale, peut être lu comme une longue plainte exposant les injustices dont le gaucho a été victime : la dépossession, les abus de pouvoir, les promesses non tenues, la violence, la misère, le déracinement et l’extermination.

Avec la création de Cirilo El Audaz en 1939, Enrique José Rapela donne naissance à ce que l’on appellera plus tard la bande dessinée gauchesque (la historieta gauchesca). Bien d’autres productions viendront après constituer un vaste corpus : Rapela crée Fabián Leyes (La Prensa) et El Huinca ; Carlos Casalla, Cabo Savino (La Razón, 1954), Martín Toro, Capitán Camacho ; Raúl Roux, Lanza Seca. Souvent manichéennes, ces bandes dessinées, bien documentées, décrivent la vie des gauchos-soldats à la frontière. Cirilo el audaz en est un bon exemple. Cette historieta raconte les aventures de Cirilo Cuevas, un gaucho fuyant la justice qui cherche protection dans les lignes de l’armée de Rosas. À l’instar de la littérature gauchesque, la bande dessinée gauchesque est un artifice citadin et anachronique d’un nationalisme conservateur. Son schéma actantiel23Relatif à l’analyse des interactions entre les personnages d’une histoire. est simple : l’État est l’émetteur ; le gaucho, le héros, un héros involontaire, circonstanciel devenu l’emblème de la Nation ; l’indigène, l’opposant. Ce dernier joue un rôle secondaire, le processus d’altérisation a fini par le marginaliser et l’exclure du corps social.

La frontière identitaire : l’entre-deux

Nous pouvons également imaginer le trajet identitaire comme une ligne droite dont les extrémités sont occupées par les positions les plus radicales de chaque axe. Au centre de cette ligne droite, se trouve la frontière entre les deux, une zone à la porosité manifeste, une zone floue mais riche en nuances ; peu de choses séparent la vision des apolliniens modérés de celle des dionysiaques modérés. Nous voyons apparaître alors un tellurisme et un malinchisme de basse intensité.

Dans Cabo Savino, bande dessinée créée par Carlos Casalla, l’indigène ne correspond plus aux stéréotypes que la vision manichéenne de l’époque impose. On le respecte, on le combat, certes, mais sans conviction : « Le militaire est là, face à l’Indien, ils sont demi-cousins, et d’ailleurs aucun d’entre eux ne va rien garder de ce qu’il conquerra. Avec ce scénario j’ai fait un soldat qui avait un peu de pouvoir quand il était face à deux ou trois soldats mais qui devait obéir quand le sergent arrivait ; et il lui arrivait aussi de se tromper. C’était le caporal Savino ».24El milico está ahí, frente al indio con el que son medio primo hermanos, y que además ninguno se va a quedar con nada de lo que conquiste. Entonces con ese panorama yo hice un soldado que tenía un poquito de mando cuando llevaba tres soldados, pero que cuando llegaba el sargento ya tenía que obedecer; y que además se equivocaba. Ese fue el Cabo Savino. [Les traductions, sauf indication du contraire, ont été faites par l’auteur]

Lucio V. Mansilla, militaire et homme de lettres, neveu de Juan Manuel de Rosas, est mandaté par le gouvernement pour obtenir des accords de paix avec les ranqueles25Ethnie aborigène qui s’établit sur l’actuel territoire argentin, entre le Río Cuarto et le Río Colorado (du sud de la province de Córdoba jusqu’au sud de la province de La Pampa). guidés par le cacique Paguitruz Guor, dont le nom chrétien était Mariano Rosas car il était filleul du Restaurador26José Manuel de Rosas, chef de file des fédéralistes et ancien gouverneur de la province de Buenos Aires, homme fort de la Confédération argentine (entre 1835 et 1852).. À son retour à Buenos Aires, Mansilla raconte son incursion dans le journal La Tribuna. Ces pages donneront naissance à l’un des classiques de la littérature argentine : Una excursión a los indios Ranqueles :

– Et vous êtes aussi des Argentins, ai-je dit aux Indiens. Et sinon, qu’êtes-vous ? – Je veux savoir ce que vous êtes. Répondez-moi, dites-moi, qu’êtes-vous, allez-vous dire que vous êtes des Indiens ? Eh bien, moi aussi je suis un Indien, ou vous pensez que je suis un gringo ? […] Les gringos ont pris leurs femmes aux Indiens, ils ont eu des enfants avec elles, et c’est pourquoi je vous ai dit que tous ceux qui sont nés sur cette terre sont des Indiens, pas des gringos27Y ustedes también son argentinos -les decía a los indios. ¿Y si no, qué son? -les gritaba-; yo quiero saber lo que son. Contésteme, dígame, ¿qué son?, ¿van a decir que son indios? Pues yo también soy indio. ¿O creen que soy gringo? […] Los gringos les quitaron sus mujeres a los indios, tuvieron hijos de ellas, y es por eso que les he dicho que todos los que han nacido en esta tierra, son indios, no gringos. [Les traductions, sauf indication du contraire, ont été faites par l’auteur].

Le malinchisme de Mansilla et le tellurisme de Casalla coïncident sur un point : tous les deux se veulent inclusifs.

Comme tout peuple en train de s’organiser, il présente les cadres les plus opposés. Des villes grandes et populeuses comme Buenos Aires, avec tous les plaisirs et flatteries de la civilisation, théâtres, jardins, promenades, palais… Au-delà, des champs déserts, des domaines où le prolétaire végète dans l’ignorance et la bêtise. L’église, l’école, où sont-elles ? Ici, le bruit de la foule et l’opulence qui étourdit. Là, le silence de la pauvreté et de la barbarie qui frémit… Thèse et antithèse de la vie d’une république. C’est cela, gouverner et gérerComo todo pueblo que se organiza, él presenta cuadros los más opuestos. Grandes y populos28as ciudades como Buenos Aires, con todos lo placeres y halagos de la civilizacion, teatros, jardines, paseos, palacios … Fuera de aqui, campos desiertos, grandes heredades, donde vegeta el proletario en la ignorancia y en la estupidez. La iglesia, la escuela, ¿dónde están ? Aquí, el ruido del tráfago y la opulencia que aturde. Allá, el silencio de la pobreza y la barbarie que estremece… Tesis y antítesis de la vida de una república. Eso dicen que es gobernar y administrar..

Mansilla constate finalement ce que Sarmiento avait déjà observé : la coexistence de deux réalités. Bien que le diagnostic soit le même, ce qui diffère, c’est la solution. Pour Sarmiento, ces deux réalités sont incompatibles et pour que le projet civilisationnel prospère, il faut faire tabula rasa en éliminant toute trace du passé. Mansilla, quant à lui, dénonce moins la barbarie que l’absence de l’État. « Où est l’Église ? » demande-t-il, « Où est l’école ? ». Pour lui, l’intégration serait non seulement possible mais encore logique.

Conclusion

Dans les premières pages de La conquête de l’Amérique, Todorov ébauchait une taxinomie de l’altérité : « Je peux concevoir ces autres (…) comme un groupe social concret auquel nous n’appartenons pas. Ce groupe à son tour peut être intérieur à la société (…) ou lui être extérieur, une autre société donc, qui sera, selon les cas, proche ou lointaine (…) » (p. 11). Plus tard (p. 233), il reviendra sur la question pour proposer une analyse plus approfondie :

Il faut distinguer entre au moins trois axes sur lesquels on peut situer la problématique de l’altérité. C’est premièrement un jugement de valeur (un plan axiologique) : l’autre est bon ou mauvais, je l’aime ou je ne l’aime pas, ou, comme on dit plutôt à l’époque, il est mon égal ou il m’est inférieur (…). Il y a, deuxièmement, l’action de rapprochement ou d’éloignement par rapport à l’autre (un plan praxéologique) : j’embrasse les valeurs de l’autre, je m’identifie à lui : ou bien j’assimile l’autre à moi, je lui impose ma propre image : entre la soumission à l’autre et la soumission de l’autre, il y a aussi un troisième terme, qui est la neutralité, ou indifférence. Troisièmement, je connais ou j’ignore l’identité de l’autre (ce serait le plan épistémique) : il n’y a évidemment ici aucun absolu mais une gradation infinie entre les états de connaissance moindres ou plus élevés.

Les représentations recensées dans cet article constituent des récits programmatiques car, comme l’affirme Todorov, « tout travail sur le passé est une sélection et une combinaison de faits orientés par la recherche non de la vérité mais du bien » (p. 50). Chaque axe identitaire comporte un imaginaire social avec une charge idéologique qui manipule la mémoire et façonne les altérités. Pour les apolliniens, l’indigène a toujours été un être barbare extérieur à la société, un inconnu.

Or, les temps changent. Le début du XXIe siècle est marqué par la prise de pouvoir de l’axe dionysiaque à travers le péronisme kirchneriste29Mouvement politique initié par Néstor Kirchner (président de la Nation argentine de 2003 à 2007, il sera succédé par son épouse Cristina Fernández de Kirchner). Ce courant représente l’aile gauche du péronisme. qui cherchera à imposer ses symboles. C’est dans cette logique qu’il faut concevoir la diffusion sur une chaîne publique, celle de Pakapaka, du dessin animé Zamba. Le héros est un enfant à la peau mate entouré de ses amis dont le petit indigène Malón. Ces considérations micro-sociétales sont également conditionnées par une dynamique beaucoup plus large. Nous vivons un changement d’époque. La nôtre est une ère de quête identitaire (le Bicentenaire y joue un rôle important) et d’inclusion. Ce contexte génère des initiatives telles que celle de la maison d’édition La Duendes qui compile dans la BD Tehuelches (2013, collection « Oenlao ») la cosmogonie de cette tribu du Sud de l’Argentine. En effet, la connaissance de l’Autre est le premier pas vers son acceptation et, sans doute, vers son inclusion dans un Nous hétérogène, multiple.

Fernando Stefanich est écrivain et chercheur à l’Université de Cergy-Pontoise.


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