dièses contre les préconçus

Droits linguistiques et glottophobie


L'existence de discriminations linguistiques dans notre société n'est pas évidente pour tout le monde. Elles méritent pourtant notre attention, comme le montre ici Philippe Blanchet.
par #Philippe Blanchet — temps de lecture : 18 min —

Qu’il y ait des « discriminations linguistiques » n’est pas une évidence largement partagée, en tout cas en France1Elle est par exemple beaucoup plus répandue au Canada où des décisions de justice confirment régulièrement l’existence de droits linguistiques et de discriminations linguistiques lorsque ces droits ne sont pas respectés pour certaines personnes ou parties de la population (voir le site droitslinguistiques.ca).. Il demeure nécessaire de justifier leur existence, à la fois en tant que notion et en tant que phénomène avéré dans la société. Ce texte donne les arguments pour affirmer qu’il existe effectivement des « discrimination à prétexte linguistique », que j’ai proposé de nommer « glottophobie ».

Qu’est-ce qu’une « discrimination à prétexte linguistique » ?

Deux critères principaux permettent de définir les discriminations. En les appliquant au traitement différencié de personnes ou de groupes selon une caractéristique linguistique, on peut déterminer si ce traitement différencié constitue effectivement une discrimination.

Il s’agit du critère d’illégitimité, qui relève de l’éthique : « Qu’est-ce qu’une discrimination ? Une disparité de traitement fondée sur un critère illégitime. »2Benbassa, E. (Dir.), Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations, Paris, Larousse, 2010, p. 19. Il s’agit également du critère d’illégalité, qui relève du droit : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de… »3Suit la liste des motifs illégaux de distinction entre les personnes et entre les groupes. (loi française de 2001 revue en 2006, 2014, 2016, 2018, article 225 du Code pénal). Il n’y a pas toujours consensus sur ces prétextes de traitement différencié, ni superposition exacte entre illégitimité et illégalité. Un prétexte peut être accepté par une partie de la population et refusé par une autre, être illégitime y compris aux yeux d’une grande partie d’une population mais ne pas être illégal, ou encore être illégal mais ne pas être accepté comme illégitime, ce qui explique l’existence de débats sur ce critère et de comportements variés et contradictoires. La question linguistique en offre un exemple significatif.

Les critères d’illégitimité

On peut développer au moins 6 critères qui permettent de considérer illégitime le traitement différencié de personnes et de groupes en fonction de leur(s) langue(s) :

  1. Les langues et façons de parler sont des caractéristiques des personnes au même titre que leurs origines, leurs convictions politiques ou syndicales, leurs convictions religieuses, leur genre, leur apparence physique, etc. : en effet, les langues et les expressions linguistiques des personnes contribuent de façon primordiale à leur socialisation, à leur développement éducatif et culturel, à leur personnalité, à leur(s) identité(s) individuelle(s), à leur façon d’être au monde et de l’interpréter, à leurs relations humaines et sociales ; ce ne sont pas des outils extérieurs à la personne ; amener ou forcer une personne à s’exprimer dans une ou d’autres langues que celle(s) qui la constitue en personne spécifique revient à imposer à la personne de se transformer en profondeur, de devenir étrangère à elle-même (on appelle aussi cela l’aliénation).
  1. Les langues et façons de parler sont des caractéristiques des groupes : les personnes vivent sauf exception dans des communautés sociales, et les langues et expressions linguistiques contribuent à la constitution de ces relations sociales, à leur développement, à l’expression et à l’identification des appartenances, aux particularités et créativités de ces communautés ; et ceci d’autant plus quand il s’agit d’une communauté linguistique car si les caractéristiques linguistiques qui la constituent disparaissent, la communauté disparait en tant que telle (on appelle aussi cela un ethnocide).
  1. Les langues et façons de parler sont des ressources culturelles : la créativité intellectuelle et la transmission des patrimoines culturels spécifiques issus de cette créativité spécifique sont fortement liées aux langues (chants, oraliture, littérature, inventions, ethnosciences et ethnotechniques, éducation…) ; or il existe des droits culturels4Cf. la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, (UNESCO, 2005, ratifiée par la France et promulguée par le décret 2007-376 du 20 mars 2007 auquel renvoie la loi du 7 août 2015 portant sur une Nouvelle Organisation Territoriale de la République (Article 103). qui impliquent la reconnaissance de droits linguistiques, d’autant qu’une expression culturelle est fortement modifiée voire annihilée si son ressort linguistique est détruit ou remplacé (on appelle aussi cela un ethnocide).
  1. Principe de liberté d’expression : si l’on considère que l’expression individuelle et collective doit être respectée, cela implique de considérer les moyens d’expressions, les ressources linguistiques, comme inaliénables ; une personne ou un collectif doivent dès lors pouvoir choisir les moyens qui leur permettent le mieux l’expression intime, profonde et assurée de leurs pensées et de leurs sentiments.
  1. Principe de démocratie : toute démocratie est, par définition, participative à des degrés divers (d’où parfois la nécessité regrettable de le préciser) ; la participation à la vie démocratique implique la liberté d’expression (cf. point précédent) ; empêcher une personne ou un groupe de s’exprimer à l’aide de ses propres moyens d’expressions limite ou empêche totalement la participation à la vie démocratique et l’exercice de la citoyenneté.
  1. Existence de droits linguistiques : l’ensemble des points précédents a conduit à poser qu’il existe des droits linguistiques constitutifs des droits humains, comparables aux autres droits fondamentaux, inaliénables et universels ; leurs connexions sont d’ailleurs fortes : liberté de penser, de conviction, d’opinion syndicale ou politique, de création culturelle, d’éducation etc. ; ce dernier point a cristallisé la prise de conscience de l’illégitimité des différenciations à prétexte linguistique et a permis la transposition de l’illégitimité en illégalité.

Il ressort de cet argumentaire d’illégitimité qu’il apparait inacceptable, sur le plan d’une éthique des droits humains, d’accorder à certaines personnes et à certains groupes le droit d’utiliser leur(s) langue(s) pour exister, pour penser et créer, pour s’exprimer publiquement, pour exercer une citoyenneté, alors qu’on l’interdit à d’autres personnes et d’autres groupes que l’on contraint d’adopter des langues, des ressources linguistiques, des façons de parler qui ne sont pas les leurs. Il s’agit bien alors d’un traitement différencié sur une base illégitime, d’une mise en situation d’inégalité, de l’exercice d’une domination, bref, d’une discrimination.

Les critères d’illégalité

Le critère d’illégalité est beaucoup plus évidemment établi. Tous les textes juridiques internationaux de protection des droits humains, des libertés fondamentales et contre les discriminations, dont plusieurs ratifiés et donc applicables par la France, considèrent les droits linguistiques comme fondamentaux et l’empêchement d’utiliser sa langue ou l’obligation d’en utiliser une autre pour accéder à ses droits comme une discrimination interdite et condamnée, entre autres, par les articles suivants :

  • article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, ratifié par la France en 1980) ;
  • articles 2.1 et 29.1 de la Convention relative aux Droits de l’Enfant (ONU ratifiés par la France en 1990) ;
  • article 14 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (Conseil de l’Europe, ratifiée intégralement par la France en 1974) ;
  • articles 21 et 22 de la Charte Européenne des Droits Fondamentaux (Union Européenne, devenue contraignante pour tous les états les membres de l’UE en 2007)5Le refus de ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du Conseil de l’Europe, texte beaucoup plus modeste dans ses obligations que ceux cités ci-dessus, ne change rien sur ce point fondamental, quoi qu’on en pense souvent en ignorant les engagements beaucoup plus contraignant mentionnés ci-dessus..

En termes d’illégalité des discriminations linguistiques, la France a donc déjà pris depuis les années 1970 des engagements juridiques internationaux (qu’elle ne respecte pas, cf. plus bas). Il est à cet égard frappant que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 ne comporte aucune mention de droits linguistiques, et l’on sait bien pourquoi : l’unicité linguistique a été construite à ce moment-là comme pilier de l’unité nationale, pensée comme ne pouvant fonctionner que sur la base d’une unification / uniformisation de la population.

L’article 11 de la DDHC protège cependant la liberté d’expression et peut, d’une certaine façon, être considéré comme un frein à la glottophobie en France. Mais le seul cas connu est, à ma connaissance, l’annulation par le Conseil constitutionnel de certaines dispositions de la loi Toubon de 1994 (sur l’usage de la langue française) considérées comme trop attentatoires aux libertés linguistiques :

  • « La liberté proclamée par l’article XI de la Déclaration [des Droits de l’Homme et du Citoyen] implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l’expression de sa pensée (…), qu’il s’agisse d’expressions issues des langues régionales, de vocables dits populaires ou de mots étrangers. »

Pierre Encrevé, sociolinguiste conseiller auprès du Premier ministre Michel Rocard, en a tiré en 20056Encrevé, Pierre, 2005, « Les droits linguistiques de l’homme et du citoyen », conférence à l’EHESS disponible jusqu’en 2016 sur : http://www.langues-de-france.org/encreve.html, retirée lors de la refonte du site. la conclusion suivante : « Aujourd’hui, donc (…) il est constitutionnel de soutenir que la liberté de communication implique le droit de communiquer dans la langue et les termes de son choix… »

Enfin, la loi du 18 novembre 2016 dite « de modernisation de la justice du XXIe siècle » (alinéas II-1, II-2 et II-3 de l’article 86) a modifié l’article 225 du Code pénal portant sur les discriminations et y a ajouté des discriminations à prétexte linguistique :

  • « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques [ou morales] sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. »

La formulation en est particulièrement compliquée. On peut la reformuler ainsi : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes parce qu’elles peuvent s’exprimer ou sont supposées pouvoir s’exprimer ou s’expriment effectivement dans une autre langue que le français (mais pas en français). » En novembre 2020, l’Assemblée nationale a voté à une large majorité l’ajout du terme « l’accent » dans cette liste pour interdire explicitement que des personnes soient discriminées au prétexte de leur prononciation du français. Cet ajout doit être confirmé par le Sénat au printemps 2021.

L’illégalité du traitement différencié des personnes sur la base de leurs pratiques linguistiques est ainsi clairement confirmée à différents niveaux juridiques (internationaux et nationaux).

La glottophobie, un problème sociopolitique majeur

C’est pour insister sur le fait que la glottophobie, comme la xénophobie, l’homophobie ou l’islamophobie entre autres, stigmatise, discrimine, exclut des personnes et non des langues (qui sont des abstractions et ne sont pas sujettes du Droit, qui n’existent pas sans les personnes qui les parlent), de façon arbitraire, illégitime et illégale que j’ai forgé et diffusé ce terme7Voir par exemple : Discriminations : combattre la glottophobie, Limoges, Mambert-Lucas, 2019 [1ère édition chez Textuel en 2016]..

Il présente l’intérêt de déplacer la question des discriminations à prétexte linguistique : la sortir du champ linguistique pour la positionner pleinement dans le champ sociopolitique. L’inscription dans le paradigme des discriminations et des stigmatisations en –phobie (au sens sociopolitique et non psychologique du suffixe), permet d’indiquer clairement que toute hiérarchisation des langues et des façons de les parler est aussi arbitraire et inacceptable qu’une hiérarchisation, par exemple, des couleurs de peau, des religions, des genres, et que dans tous ces cas, ce sont les personnes et les groupes humains qu’on hiérarchise à travers le prétexte de la hiérarchisation de leurs attributs linguistiques, phénotypiques, religieux, sexuels…

Une glottophobie instituée et banalisée au « pays des Droits de l’Homme »

La place manque ici de donner des exemples concrets de discriminations glottophobes pourtant extrêmement fréquentes et banales en France dans tous les domaines, éducation, emploi, justice, santé, logement, services publics, vie politique, médias, entreprises, relations interpersonnelles, particulièrement mais pas exclusivement dans l’ensemble des activités de parole (professions les plus directement touchées). On en trouvera notamment dans mes livres8Blanchet, Ph. et Clerc Conan, S., 2018, Je n’ai plus osé ouvrir la bouche… Témoignages de glottophobie vécue et moyens de se défendre, Limoges, Lambert-Lucas. ; BLANCHET, Ph., Discriminations : combattre la glottophobie, Limoges, Mambert-Lucas, 2019 [1ère édition chez Textuel en 2016]. et conférences.

Il reste à examiner les raisons à la fois de cette généralisation, de cette banalisation, de cette acceptation qui fait que la grande majorité des Français et des Françaises ne considère pas ces discriminations comme des discriminations. Un des éléments tient dans la vision réductrice et erronée de ce qu’est une langue et sur laquelle je ne m’étendrai pas ici : un code, un outil, aux éléments constitutifs prédéfinis en nombre clos (vocabulaire, grammaire…), qu’on pourrait utiliser plus ou moins « bien », voire « maîtriser », comme un peintre ou un mécanicien leurs instruments. Cela extrait les langues du champ humain et social, empêche d’y appliquer le critère d’illégitimité. C’est une conception préscientifique des langues comparable à celle qu’aurait aujourd’hui un géographe ou un astrophysicien qui continuerait à affirmer que la Terre est plate et que le soleil tourne autour. Et si, pour les langues, la révolution copernicienne n’a pas eu lieu, c’est parce que cette conception est directement reliée à un projet sociopolitique qu’elle contribue à construire et dont elle est le résultat, en un cercle vicieux.

Une idéologie linguistique nationale qui masque la glottophobie

La majorité des décideurs politiques ignore les textes internationaux ratifiés par la France et ne voit pas que la politique linguistique française constitue un manquement grave aux Droits humains.

C’est que le français a été érigé en véritable religion d’État en France, totem central de l’unité nationale (pensée comme une uniformisation autour d’une langue commune unique et unifiée) depuis la Révolution, surtout à partir de la Terreur et d’autant plus à partir de la mise en œuvre d’une politique coloniale offensive aussi bien intérieure qu’extérieure par la IIIe République. L’histoire de France est jalonnée depuis 1793 par des textes législatifs et réglementaires qui imposent l’usage unique du français normé et interdisent l’usage d’autres langues, excluant même souvent les variétés sociales, régionales, etc. du français lui-même. De nombreux chercheurs analysent en ces termes de religiosité, à peine métaphoriques, le rapport au français entretenu en France depuis deux siècles – de B. Cerquiglini à H. Walter, d’E. Charmeux à J.-M. Klinkenberg, de P. Bourdieu à L.-J. Calvet.

Le français fait dès lors l’objet d’une adoration sans bornes (une glottomanie), d’une croyance qui échappe à toute rationalité critique, d’une sacralité dont découlent de nombreux tabous (exprimés sous l’idée globale de « dialectes » ou de « patois » inférieurs à propos d’autres langues et sous le nom global de « faute » à propos de la diversité des pratiques « impures » du français – qui sont parfois rejetées hors de la langue par un « ce n’est pas français »). Comme l’écrivent Pierre Encrevé et Michel Braudeau :

  • « L’idéologie linguistique française (ILF) (…) instaurait le culte de la langue française (orale et écrite) en religion d’État ; d’où il suivait que le citoyen devait non seulement parler français mais ne parler que français en France. (…) On peut caractériser l’ILF en quelques phrases : s’il y a des droits linguistiques, ils ne peuvent être que les droits exclusifs de la langue française ; laquelle, figure par excellence de l’identité unitaire de la nation, a tous les droits. »9ENCREVÉ, P. et BRAUDEAU, M., Conversations sur la langue française, Paris, Gallimard, 2007.

L’idéologie nationale, construite à leur profit par les détenteurs du pouvoir étatique, a fait du français la langue emblématique d’une certaine conception d’une identité française (comme communauté homogène) dans une certaine conception (ethnicisante10Une ethnie est un groupe humain partageant une même langue et une même culture, qui, parfois, se pense descendant d’ancêtres communs (d’où le mythe du « nos ancêtres les Gaulois » en France).) de cette société. Elle n’a retenu qu’un certain français et rejeté les autres (régionaux, banlieusards, populaires, jeunes, métissés, hors de France, etc.) avec les autres langues de la population. Elle a posé comme modèle, comme filtre d’accès à la promotion sociale, au pouvoir politique et culturel, voire économique, le français « surnormé » élaboré par l’Académie française pour distinguer les dominants (aristocrates et grands bourgeois) et les dominé·e·s (le peuple, les « provinciaux », les paysans, les ouvriers…). Elle a ainsi instauré un deuxième niveau de discrimination : non seulement c’est la langue de certains Français qui a été imposée à d’autres Français, mais c’est aussi le français artificiellement standardisé des dominants qui est exigé pour avoir accès au capital symbolique (linguistique, culturel, éducatif, politique et donc souvent aussi économique) et aux droits. Les locuteurs d’autres variétés linguistiques (façons diverses de parler le français, par exemple avec un « accent ») en sont exclus, sauf à renoncer à leurs propres identités linguistiques et à se soumettre.

Toutes les analyses de la mise en place des processus glottophobes de sélection et d’exclusion linguistique convergent sur le rôle clé joué par l’école, comme instance glottopolitique par laquelle l’État inculque et généralise cette idéologie linguistique (P. Bourdieu, B. Lahire, E. Bautier). L’école est le lieu principal (mais pas le seul, les médias aussi, cf. ci-dessous) où est cultivée, imposée, « justifiée » l’hégémonie d’une certaine langue et d’une certaine norme de cette langue.

Le modèle dominant est en général celui du « monolingue natif maîtrisant parfaitement une norme écrite de type littéraire ». Ce modèle exclut les variations et variétés populaires, locales, bilingues, plurilingues, les autres langues notamment minoritaires, les styles individuels ou socioculturels, etc. Les enquêtes révèlent des propos et comportements glottophobes banalisés, extrêmement fréquents, dans tous les secteurs de l’éducation nationale, et pour cause, puisque sa mission est par définition fondée sur une glottophobie à appliquer et à faire pratiquer.

Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on retrouve des propos et pratiques clairement glottophobes relevant de cette idéologie linguistique amalgamant langue française et identité nationale partout dans les médias de tous types, qui les diffusent largement, contribuant à leur banalisation, par exemple à travers des propos de responsables politiques de premier plan comme des ministres de l’éducation nationale ou le président de la République :

  • « Mon véritable pays c’est la langue française » (Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale, discours, 2001) ;
  • « Il y a une seule langue française, une seule grammaire, une seule République » (Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, tweet de 2017) ;
  • « Parce qu’à ce moment-là, dans ce château, le roi a décidé que tous ceux qui vivaient dans son royaume devaient parler français » (Emmanuel Macron, président de la République française, visitant une école, le 16 septembre 2017, propos accompagné du tweet : « Retour sur un acte fondateur de notre identité : l’ordonnance de Villers-Cotterêts ») ;
  • « La France naît de la langue et de l’État, les deux piliers de notre Nation. Il me semble qu’être français, c’est d’abord habiter une langue » (entretien avec Emmanuel Macron, L’Express, n° 3625 du mercredi 23 décembre 2020, p. 20-27).

De tels propos paraissent dès lors légitimes, et évidemment légaux, renforçant la légitimation perçue de la glottophobie.

Un même combat contre toutes les discriminations

Toutes les formes de discriminations doivent être combattues. D’ailleurs, elles sont souvent cumulées pour une même personne ou un même groupe. Mais l’idéologie nationale française rend la plupart des gens incapables d’imaginer qu’on puisse vivre et agir ensemble, faire société, en étant plurilingues et sans employer une langue unique prétendue commune et strictement normalisée. Et pourtant ça fonctionne ainsi, de façon officielle ou spontanée, presque partout dans le monde : on y respecte les personnes au lieu de respecter une langue.

On l’imagine si difficilement qu’on a encore plus de mal à y inclure des langues venues d’ailleurs, apportées par des personnes dites « étrangères » ou « immigrées » (par rapport aux déjà là qui descendent toujours d’immigré·e·s plus anciennement arrivé·e·s). Par exemple, la France pose comme condition aux enfants d’apprendre d’abord le français pour avoir ensuite accès à l’éducation ou même aux classes dites « ordinaires ». C’est une discrimination interdite par la Convention des Droits de L’Enfant, ratifiée par la France et… affichée dans toutes les écoles. Il suffirait pourtant de laisser les enseignant·e·s leur parler dans une autre langue s’ils/elles le peuvent, ou leur fournir des aides, ou mettre en œuvre des modalités pédagogiques de coopération plurilingue entre les élèves. Ça se fait dans d’autres pays.

Autre exemple : la France pose un obstacle linguistique similaire aux couples mariés dont une personne n’est pas française pour l’autoriser à vivre en France avec son conjoint : la venue, le séjour, la vie commune en France ne sont autorisés que si le conjoint étranger réussit un test de français. C’est bien sûr totalement attentatoire aux droits humains, contraire au Code civil (qui impose une vie commune aux couples mariés) et aux directives européennes sur le regroupement familial.

Dans le projet de « Mise en œuvre de la politique en faveur de l’égalité réelle » annoncé par le gouvernement français en mai 2016, il est dit que « Pour permettre à chacun d’être en capacité de s’insérer pleinement dans la République, lutter contre les déterminismes sociaux et territoriaux qui freinent l’ascension sociale, agir contre les discriminations et s’attaquer aux mécanismes qui cloisonnent la société française, le Gouvernement a décidé de renforcer sa politique en faveur de l’égalité réelle ». Et comme premier point de lutte contre les discriminations, on trouve : « Permettre à tous de mieux maitriser la langue française » avec cet argumentaire : « Six millions de personnes en France rencontrent encore des difficultés dans le maniement du français. Le projet de loi Égalité et citoyenneté renforcera la priorité nationale accordée à l’amélioration de la maîtrise de la langue française11L’expression courante en France « maitrise de la langue » est elle-même scientifiquement absurde et empreinte d’idéologie linguistique. au sein des dispositifs de la formation tout au long de la vie et d’intégration des étrangers. » Il n’est pas question ni de rendre le français plus accessible (on remarque d’ailleurs que le texte n’applique pas les rectifications de l’orthographe de 1990 et écrit maitrise avec un î), et encore moins d’accueil des langues régionales ou des étrangers. On ne cherche pas à modifier ce qui constitue un barrage massif (le français unique et compliqué), ce qui provoque la discrimination et l’exclusion : on cherche juste à aider les discriminé·e·s et les exclu·e·s à franchir ce barrage en transformant leurs pratiques linguistiques. Imaginerait-on qu’on dise aux personnes à la peau foncée « pour vous aider à vous intégrer dans un pays où la norme est la peau claire, on va vous blanchir la peau » ?

Comment lutter contre les discriminations glottophobes ?

Face à une glottophobie aussi répandue, structurée, instituée, afin de fissurer l’hégémonie et développer un projet de société alternatif, la lutte contre les discriminations doit être menée sur trois niveaux simultanément et de façon progressive dans le temps :

  1. Un niveau global : des actions globales portant sur l’ensemble de la société comme la modification de l’article 225 du Code pénal, l’officialisation des droits culturels, la jurisprudence lors de l’application des textes juridiques internationaux ou nationaux, la politique linguistique, la politique identitaire nationale, les conceptions des droits humains, les discours politiques et médiatiques, etc.).
  1. Un niveau intermédiaire : des actions éducatives à tous niveaux car on a vu à quel point, notamment, l’éducation nationale joue un rôle absolument central dans l’éducation à la glottophobie et pourrait donc jouer le même rôle pour éduquer contre la glottophobie, mais cela implique un renversement copernicien du rapport aux langues — et notamment au français — entretenu dans cette institution et dans l’ensemble de l’État dont elle est un instrument (cf. niveau 1).
  1. Un niveau de terrain : des actions au quotidien de chacun·e d’entre nous pour transformer nos représentations de ce que sont les langues et les façons de les utiliser, pour s’interdire des propos et comportements glottophobes, pour ne pas laisser de tels propos et comportements être produits sans réagir, pour donner à nos enfants une éducation non glottophobe, etc.

En termes de progression dans cette reconfiguration non glottophobe de la société française, notamment pour mettre en place une éducation non glottophobe et même antiglottophobe, on peut proposer trois grandes étapes tuilées :

  • à court terme, préparer les élèves à s’adapter aux exigences du système dominant mais avec une conscience critique des discriminations que ce système impose ;
  • à moyen terme, mettre le système en mouvement en y introduisant des changements de l’intérieur (rectifications de l’orthographe, variations, plurilinguismes…) ;
  • à long terme, combattre le système lui-même et en éliminer ces exigences d’exclusion de la pluralité linguistique pour les remplacer par des exigences d’acceptation de la pluralité.

Philippe Blanchet est professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2. Il est l’auteur de plusieurs livres, parmi lequels Discriminations : combattre la glottophobie (Éditions Mambert-Lucas, 2019).

Ce texte est une version adaptée de l’article de Philippe Blanchet : « Entre droits linguistiques et glottophobie, analyse d’une discrimination instituée dans la société́ française », dans Pierre Escudé (dir.), Langue et discriminations, Les cahiers de la LCD 2018/2 (n° 7), p. 27-44.


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