dièses contre les préconçus

La boxe thaïe en quartier populaire, à la croisée des rapports sociaux


Corps stigmatisés, manque d'équipements, mépris des pouvoirs publics... L'étude de la pratique de la boxe thaïe par les jeunes hommes racisés révèle beaucoup de choses de leurs vécus.
par #Akim Oualhaci — temps de lecture : 10 min —

Quand les violences policières ou, plus largement, la domination raciale, touchent les jeunes hommes racisés des quartiers populaires, ce sont d’abord les corps et les masculinités de ceux-ci qui en sont la cible. L’un des ressorts de ce rapport de pouvoir consiste en effet à déviriliser ces jeunes hommes, notamment par des insultes racistes et homophobes ainsi que par l’exercice d’une violence physique sur les corps, et sur les parties intimes plus particulièrement.

On a à l’inverse pu voir, dans l’actualité récente, un pratiquant de boxe thaïe être accusé d’avoir attaqué un policier de la BRAV M (Brigade de répression des actions violentes motocycliste) au cours de la Marche des libertés le 28 novembre 2020 à Paris. Ce dernier était présenté à la fois comme un membre potentiel des « black blocs » et un boxeur « sans retenue sur le ring », réactivant implicitement le stigmate de la « racaille », qui plus est « radicalisée ».

Quels sont les enjeux autour de tels événements ?

Des équipements sportifs peu accessibles

Par l’étude de la pratique des sports de combat par les jeunes de quartiers populaires, les sciences sociales, et plus particulièrement la méthode ethnographique, apportent un éclairage sur la marginalité urbaine et la domination ethno-raciale en considérant celles-ci à la fois comme des phénomènes structurels et comme une expérience vécue. Étudier la pratique de la boxe thaïe en quartier populaire permet de montrer des manières spécifiques dont les rapports sociaux – cultures de classe, construction du genre, racialisation – s’imbriquent et se déploient concrètement, et ce afin de mieux en comprendre les rouages.

Des statistiques tout d’abord apportent un éclairage sur les pratiques sportives dans les quartiers populaires. L’accessibilité géographique des équipements sportifs est plutôt bonne : ils sont en moyenne à moins de 15 minutes à pied. L’offre est cependant moindre qu’au niveau national, et très peu diversifiée selon l’Observatoire national de la politique de la ville  : on trouve ainsi principalement des salles multisports et des salles spécialisées, dont des salles de combat. Seule une minorité de quartiers prioritaires (1 sur 7) permet un accès à des équipements sportifs variés. De plus, selon un rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles de 2009, ce sont les associations sportives qui proposent des sports de combat qui sont les plus nombreuses dans les quartiers « sensibles » : elles y sont deux fois plus nombreuses que sur le reste du territoire national1Selon un rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS) de 2009.. Ainsi, éloignés des centres de la culture légitime (musées, théâtres, opéra, …), aux tarifs souvent prohibitifs, éloignés aussi de pratiques sportives telles que le tennis ou la natation, les jeunes des quartiers populaires ont peu de chances d’accéder à ces espaces de la culture artistique ou sportive légitime. Ajoutée à des dispositions et des goûts acquis par la socialisation dès l’enfance, qui les portent à aimer certains types de pratiques et de sports, plutôt éloignées des pratiques culturelles légitimes, cette offre restreinte de pratiques culturelles et sportives les pousse vers ce qu’ils ont toutes les chances d’apprécier, ce qui se trouve à disposition localement et qui reste accessible financièrement.

Une manière de reprendre confiance en soi

Les jeunes boxeurs racisés vivent des formes de discriminations et de stigmatisations raciales qui touchent en premier lieu leurs corps et qui ont toutes les chances d’aboutir, plus tard, à une surmortalité. Assignés à une identité raciale disqualifiée et donc à de nombreuses discriminations (école, travail, logement), les jeunes descendants d’immigrants de quartiers populaires ont un accès très limité à certaines ressources et aux positions de pouvoir qui permettent de les obtenir et de les faire fructifier. Ainsi, les jeunes racisés des quartiers populaires ont toutes les chances de cultiver une ressource que très peu d’institutions ou d’acteurs peuvent leur ôter, à savoir leur corps. Ayant facilement accès aux salles de boxe, qu’ils y soient amenés par un ami, qu’ils soient fans de films d’arts martiaux ou qu’ils souhaitent se dépenser ou apprendre à se défendre, de nombreux jeunes hommes s’orientent vers la pratique d’un sport de combat, à l’instar de nombreux boxeurs rencontrés qui ont déclaré avoir été influencés par le film Ong-Bak. Dès lors, ils se fabriquent un corps pugilistique2Relatif à la boxe. qui devient un espace de construction d’une identité individuelle et collective, qui est le fruit à la fois d’un ensemble de goûts et d’inégalités, et une forme de résistance à ces dernières et de mise à distance de la domination.

Pratiquer la boxe thaïe pour des jeunes hommes racisés de quartiers populaires est une manière de reprendre confiance en soi et de se construire une identité valorisante, qui fait partiellement rempart aux inégalités et aux discriminations, par le biais de la transformation de soi et des compétences acquises à la salle de boxe. C’est par exemple le cas de Djamel, un des boxeurs que j’ai interrogés, et qui m’a expliqué que l’entraînement lui permet de « faire sortir tout ce qu’il y a en moi de négatif, tout ce qui pollue mon quotidien pour le transformer en positif ». Parce qu’ils se réapproprient l’espace, le temps et leur propre corps, et qu’ils se dotent de nouvelles représentations et d’un nouvel imaginaire, les jeunes boxeurs se préservent partiellement des jugements de goût dominant et des sanctions extérieures, et développent un rapport plus heureux à leur corps et à leur condition sociale. Les sports de combat leur permettent de mieux « gérer » les stigmates qu’on leur attribue, de desserrer l’étau de certaines formes d’assignations sociales et ethno-raciales, et de « recoder » leurs attributs physiques de manière positive et de les transformer en ressources, produisant non pas un corps délinquant mais un corps compétent.

Redonner du sens à l’existence

Au-delà d’un rapport au corps instrumental (faire de la boxe pour se défendre, ou pour la réputation), beaucoup de boxeurs apprécient aussi la dimension esthétique des sports de combat et peuvent être sensibles aux bénéfices de ces derniers pour le bien-être et la santé. Plus les boxeurs deviennent expérimentés, plus les dimensions rigoriste (discipline, exigence, concentration), oppositionnelle et esthétique se combinent pour faire naître une nouvelle expérience corporelle, morale et relationnelle qui leur donne envie de revenir jour après jour, de progresser et même, pour certains, de transmettre à leur tour les techniques, les valeurs et l’héritage de la boxe thaïe.

Les sports de combat sont vécus par ces jeunes comme un style de vie, bien plus que comme une simple activité physique ou sportive. Ces sports sont en effet considérés comme véhiculant des valeurs positives, éducatives et socialisatrices telles que le courage, l’endurance, l’abnégation, la combativité, la solidarité. Ils sont également perçus comme ayant une capacité à transformer les individus. Les jeunes des quartiers populaires urbains, a fortiori les enfants d’immigrés, rencontrent de grosses difficultés à s’insérer pleinement et à égalité dans les espaces scolaire, professionnel, culturel et matrimonial3Par exemple, selon l’INSEE, dans les quartiers prioritaires de la ville, un quart des jeunes entrent au collège avec du retard ; et il y a deux fois plus d’orientations vers les filières professionnelles que dans le reste du pays.. S’investir, pour certains d’entre eux, dans des pratiques comme les sports de combat, contribue à redonner du sens à leur existence, à les revaloriser et à conforter une position favorable à l’échelle de leur quartier (en étant respecté comme boxeur ou en devenant éducateur par exemple). Fortement disqualifiées au sein des espaces mentionnés plus haut, leurs goûts, leurs dispositions et leurs savoirs corporels, a fortiori les savoirs de la boxe thaïe, se trouvent, sous certaines conditions, re-légitimés entre les murs des salles de boxe.

Une manière pour les pouvoirs publics d’encadrer les jeunes

L’idée que le sport permet d’éduquer la jeunesse et de maîtriser sa violence supposée apparaît dès l’émergence du champ sportif4Defrance, Jacques, Sociologie du sport, Paris, La Découverte, 2006.. Elle revêt néanmoins une importance notable dans un contexte de désignation et de criminalisation accrue des jeunes des quartiers populaires, perçus comme les principales sources de désordre et d’insécurité . Depuis plusieurs décennies, les pouvoirs publics ont orienté l’encadrement des jeunes des quartiers populaires par le sport afin d’empêcher ceux-ci de s’engager dans des activités délinquantes et ainsi pacifier ces territoires (avec par exemple, dès 1982, des dispositifs comme les « Opérations anti-été chaud » devenus « Ville, Vie, Vacances »5Suite aux « rodéos de voitures » et aux « émeutes urbaines » qui ont touché les quartiers populaires de la région lyonnaise en 1981, le dispositif « Opération anti-été chaud » a été créé afin d’éloigner de la cité les jeunes les plus « turbulents » et de ramener le calme par le biais de loisirs et d’activités sportives et culturelles. Conçu pour être limité dans le temps, ce dispositif perdure sous la forme « Ville-Vie-Vacances », étendu à toutes les vacances scolaires et à tous les quartiers éligibles. Cf. Lapeyronnie Didier (dir.), Quartiers en vacances.Des Opérations Prévention Été à Ville Vie Vacances 1982-2002, Saint-Denis, Les éditions de la DIV, 2003.). Ayant un fort pouvoir discrétionnaire, les pouvoirs publics, surtout à l’échelle municipale, ont un usage instrumental des activités sportives et des sports de combat, et cherchent à occuper les jeunes hommes des quartiers populaires perçus comme oisifs et insuffisamment encadrés, ce qui serait le ressort de « débordements », d’« incivilités », de « violences urbaines », voire d’actes de délinquance.

Faisant écho à certaines orientations de la politique de la ville (et en particulier celle visant à restaurer le lien social), les entraîneurs de boxe thaïe privilégient la solidarité sans renoncer pour autant à l’excellence sportive. Alors que les garçons sont deux fois plus nombreux que les filles à pratiquer du sport en club dans les « quartiers prioritaires de la ville » (QPV), les entraîneurs de boxe thaïe tentent de valoriser les femmes et de répondre ainsi aux incitations à la mixité6La boxe thaïe est une pratique fortement genrée. La Fédération française de Kick Boxing, Muay Thai et disciplines associées (FFKMDA) avance le chiffre d’environ 60 000 licenciés dont environ 30% de filles. La majorité des pratiquants sont des hommes qui viennent à la salle pour développer leur masculinité.. Les entraîneurs, adhérant plutôt à des normes sociales conventionnelles, sont socialement proches des boxeurs. Tout en reproduisant une culture populaire à travers leurs manières d’être, de parler et de faire, les entraîneurs, sans être nécessairement des professionnels de l’intervention sociale, mettent en place des stratégies éducatives, souvent avec très peu de moyens, visant à détourner les jeunes boxeurs de la délinquance et à les rapprocher de normes sociales plus conventionnelles : ils valorisent ainsi l’emploi sur le marché du travail légal, l’acceptation de la mixité filles-garçons, une bonne hygiène de vie, le respect et la politesse, le refus de la violence et de la délinquance et la volonté d’apprendre. Non sans effet : on observe ainsi chez les boxeurs une tension entre adhésion à la culture populaire et conformité aux normes conventionnelles qui sont promues par les entraîneurs, mais aussi, en dehors de la salle de boxe, par les parents ou les professeurs. Les sports de combat impliquent un rapport au corps très engagé, percutant, oppositionnel et une mise en scène contrôlée de la violence physique. De plus, cette illégitimité des savoirs propres notamment à la boxe thaïe, longtemps assimilée à un « sport de racailles », est indissociable du fait que les jeunesses des quartiers populaires sont érigées en « problème public » depuis plusieurs décennies et que les différentes formes de savoirs et de compétences qu’elles peuvent posséder et mobiliser sont par là même invisibilisées ou disqualifiées par les institutions ou des acteurs en position de pouvoir. Il est toutefois très rare qu’un boxeur se serve de ses techniques de combat hors de la salle de boxe, notamment dans le cadre d’une activité délinquante ou même d’une lutte politique.

Des savoirs qui restent peu reconnus

L’institution scolaire reconnaît assez peu les savoir-faire corporels et moteurs. La sociologie de l’éducation montre que ce sont plutôt les savoirs qui relèvent de la culture savante et de la culture des classes dominantes qui sont reconnus au sein de l’école. La dichotomie séparant le corps et l’esprit produit des effets sur la légitimité que l’on confère, ou non, aux formes de savoirs qui sont transmis par l’école, par la famille ou par d’autres institutions ou structures comme les associations sportives, et en particulier les clubs de sports de combat. Ces deux logiques, a priori contradictoires, vont toutefois de pair : d’un côté, les jeunes hommes des quartiers populaires ne peuvent pleinement exprimer leurs valeurs de virilité et leurs goûts au sein de l’école ; de l’autre, ils trouvent dans la pratique des sports de combat un moyen d’exprimer ces valeurs et ces goûts et même d’en faire quelque chose de positif en s’accomplissant comme boxeurs dotés de savoirs spécifiques, reconnus localement par les jeunes et, dans le meilleur des cas, au-delà du seul cercle des jeunes, par d’autres habitants du quartier, ou par quelques responsables locaux.

Dans un contexte d’accroissement des inégalités et de la ségrégation socio-spatiale et de durcissement du racisme, la salle de boxe thaïe demeure un bastion de sociabilité masculine populaire. Tenus à distance des classes dominantes tout en se distinguant des « racailles », disposant moins de ressources économiques que de ressources corporelles et culturelles, les boxeurs, comme de nombreux jeunes appartenant aux classes populaires contemporaines issus des minorités ethno-raciales, sont pris dans une double contradiction : d’une part, tout en demeurant fidèles à eux et à la culture populaire, ils sont en partie en voie d’acculturation à la culture légitime, notamment par la massification scolaire, l’influence des médias de masse et des industries culturelles, voire la socialisation sportive ; d’autre part, ils continuent à se heurter à un manque de reconnaissance sociale, à d’importants obstacles à la mobilité sociale et résidentielle, et à faire face aux discriminations.

Akim Oualhaci est sociologue et membre de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP).


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