dièses contre les préconçus

L’humour de dénigrement, une arme à double tranchant


Contrairement à ce que certaines personnes prétendent, l'humour de dénigrement n'a rien d'anodin. Plusieurs études montrent même qu'il contribue à accentuer les préjugés. Pourtant, bien utilisé, il peut aussi être une arme contre les discriminations.
par #Léo Facca — temps de lecture : 7 min —

On appelle « humour de dénigrement » la forme d’humour qui rabaisse, dénigre ou diffame une cible (pouvant être un individu ou un groupe d’individus)1Définition proposée dans Ford, E. T. & Ferguson, M. A. (2004). Social Consequences of Disparagement Humor : A prejudiced Norm Theory. Personality and Social Psychology Review. February 2004. 8(1), 79-94. doi:10.1207/S15327957PSPR0801_4.. La plupart du temps, cette forme d’humour s’appuie sur les stéréotypes pour faire rire (par exemple, les blagues sur les blondes les dénigrent en mobilisant le stéréotype « stupide » associé à ce groupe)2Mallet, K. R., Ford, E. T., Woodzicka, A. J. (2016). What did he means by that ? Humor decreases attributions of sexism and confrontation of sexist jokes. Sex Roles. 75(5). Doi:10.1007/s11199-016-0605-2. Les blagues racistes – qui dénigrent une personne sur la base de son origine ethnique – et sexistes – qui dénigrent une personne sur la base de son genre – sont donc des sous-catégories de l’humour de dénigrement. Si ce type d’humour est omniprésent dans nos environnements sociaux, c’est parce qu’il permet d’exprimer des préjugés de manière socialement adéquate : il peut être un médium pour les exprimer et se justifier a posteriori devant une éventuelle réaction négative de l’auditoire (le sempiternel : « oh ça va, c’est pour rire ! »). La littérature scientifique sur ce sujet nous enseigne que ce type d’humour peut avoir des effets extrêmement négatifs, mais aussi, dans certain cas, des effets positifs.

L’humour de dénigrement : un vecteur de discrimination

De nombreuses études expérimentales montrent que l’humour de dénigrement peut être un vecteur de discrimination pour les personnes ayant déjà des préjugés envers le groupe ciblé par cet humour. Le paradigme expérimental majoritairement utilisé pour tester les effets de l’humour de dénigrement est le suivant : on présente aux participants soit un énoncé non humoristique (par exemple une phrase non humoristique sexiste), soit un énoncé humoristique neutre (sans dénigrement), soit un énoncé humoristique dénigrant (par exemple une blague sexiste). On évalue ensuite les préjugés des participants ou leur tendance à discriminer le groupe ciblé par l’humour. À titre d’exemple, en utilisant ce paradigme expérimental, Romero-Sanchez et ses collègues ont mis en avant que les hommes avec des préjugés sexistes qui étaient exposés à de l’humour sexiste avaient un score plus élevé au questionnaire de propension au viol3Questionnaire de Bohner et ses collègues qui consiste à proposer des scénarios et les participants sont invités à répondre à la question « auriez-vous fait la même chose dans cette situation ? ». Source : Bohner, G., Reinhard, M. A., Rutz, S., Sturm, S., Kerschbaum, B., & Effler, D. (1998). Rape myths as neutralizing cognitions: Evidence for a causal impact of anti‐victim attitudes on men’s self‐reported likelihood of raping. European Journal of Social Psychology28(2), 257-268. que ceux exposés à un simple énoncé sexiste ou à une blague non sexiste. Ces résultats mènent les auteurs à conclure que, pour les hommes ayant au préalable des préjugés hostiles envers les femmes, être exposé à de l’humour sexiste augmenterait leur propension au viol. De nombreux résultats similaires ont été trouvés par les chercheurs en psychologie sociale, pas uniquement pour l’humour sexiste, mais aussi pour l’humour raciste4Voir : Apte, M.L. (1985). Humor and laughter: An anthropological approach. Ithaca, NY: Cornell University Press ; Billig, M. (2001). Humour and hatred: The racist jokes of the Ku Klux Klan. Discourse & Society12(3), 267-289 ; et Weaver, S. (2010). Developing a rhetorical analysis of racist humour: Examining anti-black jokes on the internet. Social Semiotics20(5), 537-555., l’humour qui dénigre en fonction de la religion5Ford, T. E., Woodzicka, J. A., Triplett, S. R., Kochersberger, A. O., & Holden, C. J. (2014). Not all groups are equal: Differential vulnerability of social groups to the prejudice-releasing effects of disparagement humor. Group Processes & Intergroup Relations17(2), 178-199., de la profession et du milieu social6Argüello, C., Willis, G. B., & Carretero-Dios, H. (2012). The effects of social power and disparagement humor on the evaluations of subordinates. Revista de Psicología Social27(3), 323-337. ou encore de l’apparence physique7Burmeister, J. M., & Carels, R. A. (2014). Weight-related humor in the media: Appreciation, distaste, and anti-fat attitudes. Psychology of Popular Media Culture3(4), 223.. Selon la théorie des normes préconçues (Prejudiced Norms Theory) proposée par Ford et Ferguson en 20048E. T. & Ferguson, M. A. (2004). Social Consequences of Disparagement Humor : A prejudiced Norm Theory. Personality and Social Psychology Review. February 2004. 8(1), 79-94. doi:10.1207/S15327957PSPR0801_4., ces résultats s’expliquent par le fait que nous interprétons l’humour de dénigrement de manière non critique (contrairement à un énoncé non humoristique). Face à ce type d’humour, nous acceptons donc plus facilement le message implicite qu’il est permis de prendre la discrimination à la légère. Cela va donc favoriser une expression individuelle des préjugés et, à terme, va augmenter la tolérance pour la discrimination et aggraver la propension à discriminer le groupe ciblé. Ainsi, il existe des données scientifiques qui prouvent que l’humour de dénigrement n’est pas « juste une blague » mais a bel et bien le pouvoir de promouvoir la discrimination.

Cependant, dans certains cas, l’humour de dénigrement ne sert pas à dénigrer les individus, mais plutôt à mettre en lumière l’absurdité des stéréotypes qui les visent… Méthode qui peut être à double tranchant.

L’humour de dénigrement : rire des personnes ou rire des stéréotypes ?

L’humour subversif confrontationnel9Défini dans Saucier, D. A., Strain, M. L., Miller, S. S., O’Dea, C. J., & Till, D. F. (2018). “What do you call a Black guy who flies a plane?”: The effects and understanding of disparagement and confrontational racial humor. Humor31(1), 105-128. est destiné à confronter les pensées stéréotypiques. Saucier et ses collègues en donnent l’exemple suivant : « comment appelle-t-on un noir qui conduit un avion ? », puis, après un temps de pause : « un pilote, espèce de raciste ! » L’objectif de cette blague est de confronter le récepteur à ses propres stéréotypes. Similairement, l’humour de méta-dénigrement10Défini dans Brown, C. J. (2012). Irony of Ironies?:‘Meta-disparagement’Humor and Its Impact on Prejudice (Doctoral dissertation). est une forme d’humour qui cible explicitement un groupe minoritaire alors qu’il ridiculise implicitement ceux qui rient de cet humour. Par exemple, dans OSS 117, quand le personnage interprété par Jean Dujardin fait une blague sexiste, il peut paraître évident que l’objectif des scénaristes n’est pas de se moquer des femmes mais de se moquer du personnage qui fait cette blague. On retrouve ce procédé dans beaucoup de produits culturels. Ces formes d’humour, en confrontant les individus à leurs propres stéréotypes et préjugés, ont le pouvoir de mettre en exergue les incongruités des hiérarchies sociales existantes et, par conséquent, à les déstabiliser.

Si les personnes ont peu de préjugés envers le groupe cible au préalable, être exposé à ces formes d’humour pourrait réduire la propension à discriminer les membres de ce groupe11Miller, S. S., O’Dea, C. J., Lawless, T. J., & Saucier, D. A. (2019). Savage or satire: Individual differences in perceptions of disparaging and subversive racial humor. Personality and Individual Differences142, 28-41.. Cependant, il s’agit d’être prudent, car comme le montrent les résultats d’une étude de Mills et ses collègues, il peut se produire l’effet inverse ! Les individus avec beaucoup de préjugés ne se rendraient pas compte de l’aspect subversif de cet humour, et verraient donc leur propension à discriminer le groupe ciblé augmenter. Ces résultats vont dans le sens d’une étude proposée par Vidmar et Rokeach qui montre que la popularité des œuvres audio-visuelles faisant usage de l’humour subversif ou de l’humour de méta-dénigrement vient souvent de la double lecture de celles-ci. En effet, pour reprendre l’exemple d’OSS 117 cité précédemment, les spectateurs non sexistes apprécieraient OSS 117 car il se moque implicitement de l’étroitesse d’esprit du protagoniste, alors que les spectateurs sexistes apprécieraient le personnage car il se moque explicitement des femmes. Pour les premiers, être exposé à cet humour réduira donc leur propension à la discrimination, alors que pour les seconds elle l’augmentera.

L’humour de dénigrement : une arme puissante à utiliser à bon escient

Une blague faite par une personne ouvertement sexiste n’aura pas la même portée et connotation que la même blague faite par une personne féministe. Imaginez une vignette avec des hommes en réunion dans une entreprise. Le premier dit aux autres « l’État verrait d’un bon œil qu’une femme prenne la direction du groupe » et le second répond « la femme de qui ? ». Cette vignette affichée dans le local d’une association féministe pourrait dénoncer la place prédominante des hommes dans le monde de l’entreprise alors que cette même image dans le local d’un parti d’extrême droite aurait la signification inverse. De plus, une personne sexiste et une personne féministe exposées à de l’humour sexiste ne l’interpréteront pas de la même manière.

Pour conclure, l’humour mobilisant les stéréotypes peut aussi bien être utilisé comme une épée que comme un bouclier12Métaphore utilisée par le Pr. Rapporport dans son livre Punchlines : the Case for Racial, Ethnic and Gender Humor (2005).. Une épée pour dénigrer les minorités, renforcer les hiérarchies sociales et garder le statu quo et un bouclier pour se protéger et mettre en exergue les absurdités de certains problèmes sociétaux.

Léo Facca est doctorant en psychologie sociale et enseignant à l’Université Toulouse Jean Jaurès.


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