dièses contre les préconçus

Romani Herstory : réinscrire les femmes roms dans l’Histoire


Objets de tous les fantasmes, les femmes roms se voient sans cesse privées du droit à la parole. Les archives Romani Herstory montrent pourtant que beaucoup de ces femmes ont marqué nos sociétés de leur empreinte.
par #Émilie Herbert-Pontonnier — temps de lecture : 8 min —
La chanteuse russe d’origine rom Varvara Panina.

De nombreuses femmes roms ont, depuis maintenant plusieurs siècles, laissé leur empreinte dans des domaines aussi variés que celui de l’art (Ceija Stojka, Panna Cinka, Carmen Amaya…), des sciences (Natalya et Lyubov Pankova…), de la politique (Soraya Post, Viktória Mohácsi…), des lettres (Katarina Taikon, Luminița Mihai Cioabă, Louise Doughty…), de la mode (Erika Varga, Juana Martín Manzano…) ou encore des sciences humaines (Delia Grigore, Angéla Kóczé, Ethel Brooks…). Pourtant, l’image qui semble le plus souvent venir à l’esprit des gadjé (les non-Roms) est celle, monolithique, d’une femme rom illettrée, irrémédiablement enfermée dans la pauvreté, la maternité et la soumission patriarcale. Les archives digitales Romani Herstory tentent de contrer ces clichés et de redonner de la visibilité à ces femmes souvent oubliées des livres d’Histoire.

Les trois cases

Certains stéréotypes se fondent sur un noyau de vérité. Les statistiques montrent bien qu’à travers l’Europe, les femmes roms sont plus à même de développer des maladies chroniques, d’avoir un niveau d’éducation limité et qu’elles sont les principales victimes du chômage et de la pauvreté. Mais les stéréotypes sont aussi un outil de pouvoir : en réduisant l’expérience vécue d’un individu ou d’une communauté à une série de caractéristiques simplifiées parfois à l’extrême, les stéréotypes délimitent des frontières symboliques difficiles à dépasser. Ces caractéristiques sont alors présentées comme naturelles, fixes et immuables. Appliquées sans concession, elles effacent toute nuance, toute complexité. On est alors « ça », et plus que ça.

Dans le cadre de recherches financées par l’Institut suédois des droits humains Raoul Wallenberg, j’ai mené en 2019 une série d’entretiens avec des femmes roms de différents milieux sociaux, âges, nationalités et communautés. Un des points centraux de ce projet était d’identifier les processus de construction identitaire de femmes confrontées depuis leur enfance à des représentations souvent négatives de la féminité rom. L’image de la diseuse de bonne aventure, voleuse d’enfants, au maquillage marqué et aux longs jupons est souvent revenue comme un cliché exaspérant pour ces femmes aux expériences pourtant diverses et multiples. Comme, en tant que docteure et chercheuse d’origine manouche, j’en avais moi-même déjà fait l’expérience, l’idée que la plupart d’entre elles aient pu recevoir une éducation supérieure semblait surprendre certain·e·s de leurs interlocuteur·rice·s non roms. Le besoin implicite de renier leurs origines afin de justifier leurs accomplissements et leurs réussites professionnelles était ainsi parfois vécu comme une violence, comme si naître rom était une malédiction à laquelle seule une assimilation totale à la société dominante aurait permis d’échapper. Ces femmes surprenaient parce que, finalement, elles sortaient des cases assignées aux Roms, décrites ici par une de mes interviewées : « dans la société, les femmes roms doivent rentrer dans l’une de ces trois cases: 1) L’objet sexuel. Jeune, exotique, sexy et un peu débauchée 2) la voleuse/arnaqueuse 3) la vieille sorcière qui lit l’avenir. Nous ne sommes pas autorisées à exister sous une autre forme dans leur esprit. Nous ne sommes jamais la mère qui peint, la féministe, la petite fille qui grimpe aux arbres en riant, la cousine qui récite de la philosophie, la nièce qui chante. Nous ne pouvons être que l’une de ces trois possibilités. »

Il faut bien reconnaître que la « grammaire de la race » qui définit les femmes roms a peu changé au fil des siècles. Ces images de mendiantes, de diseuses de bonne aventure et d’Esmeralda dansant au son du tambourin font, aujourd’hui encore, partie de l’imaginaire populaire, et sont l’héritage direct du travail des anthropologues européens qui, dès le XIXe siècle, s’intéressent aux Roms sous le prisme de l’expérience masculine. Si les femmes roms restent alors pour eux source infinie de fantasmes, elles y sont généralement décrites comme des ombres marginales et silencieuses. Pendant longtemps, elles restent enfermées dans une position d’objet du discours car on les pense muettes. En réalité, on ne leur donne tout simplement jamais la parole.

Coincées entre deux mondes

Les voix des femmes roms ont ainsi longtemps été coincées à la frontière entre deux mondes. D’un côté, le féminisme « majoritaire », qui leur a rarement prêté attention et a tendu à les voir comme les victimes passives d’une oppression patriarcale inhérente à leur culture. Alors, on demande aux femmes roms de choisir leur camp : tu es féministe, ou tu es Rom ? C’est en tout cas ce qui est arrivé à l’universitaire américaine d’origine romanichal Ethel Brooks, à qui une femme blanche a affirmé que tant qu’elle resterait attachée à sa culture, sa parole en tant que féministe ne serait pas valide: « pour mon interlocutrice, cela ne faisait aucun doute : être Rom, c’était être anti-féministe, et être féministe, c’était être anti-Rom. » D’un autre côté, les organisations politiques roms restent historiquement dominées par les hommes, pendant longtemps insensibles aux appels de leurs sœurs. On demande aux femmes un soutien total à la cause, leurs revendications sont entendues mais perçues comme superficielles face à des problèmes politiques présentés comme « plus urgents ».

En réponse à ces tensions, les femmes roms commencent à créer leurs propres structures militantes au début des années 1990. Espagne, Hongrie, Roumanie, Italie ou Grande-Bretagne, de nombreux pays accueillent bientôt de petites structures gérées par les femmes roms, pour les femmes roms. De nombreux combats sont menés : contre les stérilisations forcées, les violences obstétricales, les mariages précoces, les expulsions forcées, les difficultés d’accès à l’éducation formelle… Depuis une position dans les marges, de nombreuses femmes roms, manouches, gitanes ou sintis affinent peu à peu une connaissance du monde qui leur permet d’être à l’avant-garde des combats contre le racisme, le sexisme et l’exclusion. Ainsi, le projet féministe rom a, dès le départ, pour objectif de « (re)créer des liens de solidarités autour de droits humains universels » et bientôt des relations d’entraide se créent avec des militantes noires, palestiniennes ou encore Dalits.

Qu’elles sortent de l’université ou aient quitté l’école très tôt, qu’elles vivent à Bucarest, Aix-en-Provence, Toronto ou Jérusalem, qu’elles soient professionnelles ou mères au foyer, les femmes roms contribuent activement à améliorer les conditions de vie de leurs familles et de leurs communautés. Mais elles ne sont pas « que » militantes. De manière plus individuelle, elles s’activent aussi sur d’autres fronts : le cinéma, la peinture, le droit, la politique, les médias… où elles bousculent les idées reçues et exposent leur vision du monde.

La révolution digitale

Avec la démocratisation d’Internet et des réseaux sociaux, la prise de parole se fait encore plus directe, plus rapide. Car la révolution digitale réduit les frontières physiques qui séparent la communauté rom – diasporique par nature – et permet à une jeune génération de s’exprimer sans filtre. Objets de divertissement, des plateformes telles qu’Instagram, Twitter ou TikTok, se font bientôt outils de militantisme. Pour l’écrivain manouche Jacques Debot, c’est clair : « les temps changent. Des Romanos se sont mis à l‘écriture et c’est ainsi qu’on peut nous rencontrer maintenant, non seulement dans les bidonvilles où sur les aires d’accueil, mais aussi, et de plus en plus souvent, derrière un azerty. » Derrière mon azerty, j’ouvre en mars 2020 le compte Instagram @romani.herstory. Grâce à mes recherches, j’ai découvert des destins de femmes extraordinaires et je veux les partager en dehors des cercles élitistes de l’université. Je me lance un défi : publier en une année cent portraits de femmes roms, parfois oubliées, toujours inspirantes. Peu à peu, une petite communauté se forme autour du projet et le compte Instagram, grâce à une aide financière de la Awesome Foundation, inspire la création des archives digitales « Romani Herstory » – dont le nom anglais s’amuse de cette re-féminisation de l’Histoire, le « history » masculin se transformant en « herstory », un jeu de mot en fait intraduisible en français. J’écris sur « Noncia » Markowska, cette Polonaise qui a caché et sauvé plus de 50 enfants juifs et roms pendant la Seconde Guerre Mondiale ; Agáta Berková, cette jeune slovaque qui, à 11 ans seulement, est déjà championne d’échecs dans son pays ; Mary Ann Roberts, la joueuse de harpe originaire du Pays de Galle qui a ravi toute l’aristocratie anglaise du XIXe siècle ; Senada Sali, cette avocate rom et musulmane, dont le travail acharné a permis la poursuite en justice d’institutions complices dans l’exploitation sexuelle de petites filles roms placées en familles d’accueil en Macédoine du Nord ; Romany Marie, muse des intellectuels new-yorkais des années 1920, qu’elle accueillait dans son café de Greenwich Village ; Ellen Chapman, la dresseuse de lions britannique qui a forcé, en 1847, un journaliste du très distingué Oxford Journal à avouer qu’il n’avait jamais « vu un membre du sexe faible faire preuve d’une telle autorité sur les animaux […] Le majestueux lion, le féroce tigre et le léopard obéissent tous à ses commandes tel un chien »…

Très vite, les portraits s’accumulent et le projet prend une tournure un peu plus concrète. Plusieurs levées de fonds sont menées, dès le mois de mai 2020, et permettent de réunir près de 1000€ à destination de petites associations menées par des femmes roms – une somme dérisoire par rapport aux besoins du terrain mais qui permet, en cette période compliquée de pandémie, de fournir nourriture, masques et fournitures scolaires à des familles en difficulté en Italie, Roumanie ou encore Bosnie-Herzégovine. Parce que si je vois mon combat pour une représentation plus juste et positive des femmes roms comme une question de justice sociale, c’est dans la rue, les quartiers défavorisés, les camps illégaux, que les femmes roms doivent se battre le plus fort, pas derrière les claviers.

En mars 2021, Romani Herstory s’installe pour de bon sur le web (romaniherstory.com) et devient un peu plus collaboratif : tous les mois, une femme rom envoie un témoignage, un moment de vie ou une expérience capturée et partagée ensuite sur le site des archives. Clarissa Simmens raconte ainsi le parcours migratoire de sa famille dans les années 1930, de la Moldavie jusqu’aux États-Unis. Riah Knight revient sur son expérience sur les planches du théâtre Maxim Gorki à Berlin, dans la pièce féministe et révolutionnaire Roma Armee. Ivana Nikolic se souvient de sa petite enfance dans les camps illégaux de Roms en Italie, et de la police qui revient, encore et encore, pour les chasser d’un endroit à l’autre. Chacune forme les pièces d’un puzzle qui nous montre comme nous sommes : diverses, complexes, ambitieuses, combattantes… Projet en constant mouvement, Romani Herstory vise à bousculer les croyances de ceux et celles qui pensent encore que les femmes roms n’ont rien à apporter à la société. Que nos existences, en dehors de cases que d’autres ont construites pour nous, sont des anomalies. Mon espoir ? Faire grossir la plateforme, partager encore plus de portraits et, surtout, développer de nouveaux projets à l’aide de partenaires financiers : livrets éducatifs pour un jeune public, série d’animation, ouvrage illustré en plusieurs langues (dont le Romanès)… Pour que nos filles, nos cousines et nos petites sœurs grandissent avec les héroïnes qui existaient peut-être déjà quand nous étions petites, mais dont on entendait jamais vraiment parler.

Émilie Herbert-Pontonnier est docteure en Médias, Culture et Communication (Université de Liège) et chercheuse indépendante. Elle est la fondatrice des archives digitales Romani Herstory, une plateforme qui vise à bousculer les stéréotypes sur les femmes roms.


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