La sexualité des jeunes est un sujet de préoccupation des adultes. Ces peurs ne sont pas nouvelles, mais elles sont exacerbées par le fait qu’aujourd’hui, la socialisation sexuelle passe davantage par l’expérimentation, ce qui peut donner aux adultes l’impression qu’elle échappe à leur contrôle. Ces craintes sont encore plus importantes lorsque ces expériences de socialisation sexuelle passent par le numérique. Les personnes adultes peuvent avoir l’impression que les jeunes, considéré‧e‧s comme des digital natives, maîtrisent des technologies avec lesquelles elles-mêmes sont parfois moins à l’aise. Ces usages juvéniles des médias numériques sont souvent vus comme exposant les jeunes à de nouveaux risques comme l’atteinte à la vie privée, les cyberprédateurs sexuels ou encore l’insécurité en ligne, ou vus comme étant la cause d’addictions, tels que les jeux vidéo ou à la pornographie. Mais qu’en est-il vraiment ?
Cet article propose des pistes de réponses à cette question à partir des résultats d’une recherche que nous avons réalisée en Suisse auprès de jeunes âgé‧e‧s de 14 à 25 ans impliqué‧e‧s dans des transactions sexuelles. Dans cette étude, les transactions sexuelles ne désignent pas uniquement des échanges de type prostitutionnel, mais toute expérience sexuelle (baiser, caresses, dévoilement intime du corps, sexe oral, relation sexuelle avec pénétration) associée à un échange financier, matériel et/ou symbolique. Il peut s’agir par exemple d’un baiser accepté en échange d’un verre payé, d’une photo intime envoyée à son partenaire pour gagner de la reconnaissance ou encore d’une relation sexuelle consentie par sentiment de redevabilité pour avoir été hébergé‧e une nuit. Plusieurs de ces transactions passent par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Dans ces expériences, ce sont rarement des avantages pécuniaires ou matériels qui sont échangés, mais plutôt de la reconnaissance et des bénéfices affectifs et symboliques. Les résultats montrent que contrairement aux discours alarmistes qui prédominent sur ce sujet, la plupart de ces expériences contribuent positivement à la construction de leur identité d’adulte. Nous verrons que ce qui pose problème le plus souvent sont les inégalités de genre qui peuvent caractériser ces transactions sexuelles plutôt que le fait qu’elles se déroulent sur Internet.
Pratiques sexuelles et internet
Il faut se rendre à l’évidence : les pratiques numériques en lien avec la sexualité font aujourd’hui partie intégrante de la socialisation des jeunes. C’est notamment ce que montre une enquête suisse sur la sexualité réalisée auprès de jeunes de 24 à 26 ans en 2018. On y apprend par exemple que trois jeunes sur quatre affirment avoir envoyé au moins un message, une photo ou une vidéo à caractère sexuel d’eux et elles-mêmes et 80% d’entre eux et elles en ont reçu, 53% ont visité un site de rencontre en ligne ou utilisé une application de rencontre et 32% ont eu une ou plusieurs conversations érotiques avec une des personnes rencontrées uniquement sur Internet. Quels sens revêtent ces expériences dans la vie des jeunes ?
Les résultats de notre étude montrent qu’aux yeux des jeunes, les mondes physiques et numériques ne sont pas deux mondes séparés : que ce soit en présentiel ou par l’intermédiaire des réseaux sociaux (WhatsApp, Facebook, Instagram, etc.), il s’agit essentiellement de communiquer entre pairs. Les outils numériques se prêtent particulièrement bien à ces échanges, parce qu’ils permettent d’échapper au regard des adultes et offrent l’intimité qui est nécessaire à la construction identitaire lors du passage à l’âge adulte.
Il existe certes des risques qui peuvent être associés aux transactions sexuelles. Mais la plupart des jeunes rencontré‧e‧s n’ont pas vécu ces échanges de façon problématique. Au contraire, souvent, ils ont contribué à leur socialisation sexuelle, en les aidant à construire l’intimité et la reconnaissance entre pairs (ami‧e‧s et amours) nécessaires à leur construction identitaire ainsi qu’à leur autonomie sexuelle.
Construction de l’intimité et de l’« extimité »
Dans certains cas, ces transactions sexuelles peuvent aider à renforcer la confiance au sein du couple. En effet, la construction des premières relations de couple est empreinte d’incertitude et exige encore davantage des preuves de l’amour de l’autre. Cette incertitude est encore plus grande lorsque la relation se construit en partie à travers les réseaux sociaux, et ce en raison des traces que peuvent laisser les contenus numériques et du risque de rediffusion des contenus intimes. Ainsi, du point de vue des jeunes, l’échange de contenus intimes par le biais des médias numériques peut être une marque de confiance en l’autre et d’exclusivité de la relation. Ils et elles expliquent que le partage de photos ou de vidéos s’inscrit dans le prolongement des moments d’intimité et peut renforcer la confiance déclarée entre partenaires. Pour se prémunir du risque de rediffusion, une stratégie est la recherche de réciprocité de ces échanges. Une jeune fille interrogée explique ainsi qu’elle n’aurait pas envoyé des photos de son corps nu à son petit ami, s’il ne lui avait pas d’abord envoyé des photos intimes de lui.
Si ces images intimes sont destinées à un public restreint et privé, dans d’autres cas, certaines s’adressent à des spectateurs et spectatrices multiples et indéterminé‧e‧s, comme les vidéos, photos et messages postés sur des réseaux sociaux numériques comme Facebook. Ces transactions visent moins la construction de l’intimité que celle de l’« extimité » : autrement dit, il s’agit de montrer certaines parties de soi afin d’obtenir une confirmation positive de son identité et de renforcer, ainsi, son estime de soi. Loin de constituer une exposition de soi inconsciente des limites de l’intimité, la mise en valeur publique du corps par le biais des outils numériques fait l’objet de stratégies de contrôle par les jeunes, qui diffusent ces contenus intimes pour obtenir l’approbation de leurs pairs. Cependant, il leur faut s’assurer de ne pas trop en dévoiler au risque d’être sanctionné‧e‧s.
Des sanctions différentes selon les genres
Ces sanctions interviennent lorsque d’autres jeunes estiment que les comportements affichés sur internet divergent trop de ceux attendus d’un jeune homme ou d’une jeune femme, notamment sur le plan sexuel. Or, ces attentes diffèrent selon le genre. Le fait que les jeunes hommes exposent une partie de leur intimité sur les réseaux sociaux ou envoient des photos ou vidéos à caractère sexuel est rarement considéré comme problématique. Ces comportements apparaissent liés au processus de socialisation sexuelle masculine. Il est en effet attendu d’eux qu’ils se montrent séducteurs, hétérosexuellement actifs et performants.
Lorsqu’il s’agit de jeunes femmes, ces mêmes pratiques sont souvent considérées comme contraires à leur « respectabilité ». En effet, même si aujourd’hui les femmes sont davantage encouragées à faire des expériences sexuelles avant le mariage / la mise en couple, il est attendu qu’elles fassent aussi preuve de retenue et de responsabilité. Dans ce contexte, l’exposition de leur intimité à travers les réseaux sociaux est souvent interprétée comme un manque de respect envers elles-mêmes, voire comme un comportement indécent.
Cette indécence est sanctionnée la plupart du temps par l’insulte « pute ». Cette insulte rappelle aux jeunes femmes comme aux jeunes hommes les attentes de comportements associées à ce que Judith Butler appelle l’hétéronormativité, c’est-à-dire un système de normes où l’on considère qu’il doit y avoir une correspondance entre le sexe et le genre et que les rôles sexuels des hommes et des femmes doivent êtres différents et complémentaires 1Butler, J. 2005 [1990]. Troubles dans le genre. Pour un féminisme de la subversion. Paris, La Découverte..
C’est encore le comportement des jeunes femmes qui est sanctionné lorsque des contenus adressés à un‧e destinataire intime sont rediffusés à large échelle. En effet, 22% des jeunes de 24 à 26 ans interrogé‧e‧s dans une étude suisse ont affirmé avoir partagé des messages à contenu sexuel sans le consentement des personnes concernées. La grande majorité d’entre eux sont des hommes, et souvent, ces rediffusions leur permettent de gagner en popularité. Les jeunes filles concernées, elles, subissent souvent des conséquences dramatiques. En plus de l’humiliation et du harcèlement qu’elles doivent supporter, elles sont fréquemment tenues responsables de ce qui leur arrive.
Des messages de prévention axés sur le respect du consentement et de l’intimité
Comme on l’a vu, ces échanges ne sont pas en soi problématiques, pour autant qu’ils demeurent dans le contexte intime auquel ils sont destinés. Le problème concerne donc moins les transactions sexuelles qui passent par le numérique que la rediffusion de messages ou visuels intimes sans consentement. Or, plutôt que de dénoncer le caractère inacceptable de ce type de rediffusion, les messages de prévention ciblent les pratiques numériques des jeunes femmes, les décourageant de partager des contenus intimes.
Nos résultats montrent que paradoxalement, de tels messages contribuent à stigmatiser les jeunes impliqué‧e‧s dans des transactions sexuelles médiatisées par le numérique, en particulier les jeunes filles. De par la rapidité de la diffusion, la permanence des traces laissées sur Internet et la violence des réactions – exacerbée par la protection de l’anonymat –, les réseaux sociaux numériques contribuent à amplifier les conséquences éventuelles de telles transactions. Mais les discours se focalisant sur le numérique peuvent avoir tendance à détourner l’attention de problèmes plus fondamentaux, comme le non-respect du consentement et de l’intimité ou les stéréotypes de genre qui conduisent encore trop souvent à cautionner des traitements inégalitaires des jeunes concerné‧e‧s.
Plutôt que de vouloir contrôler aussi bien la sexualité que les pratiques numériques des jeunes, il serait donc plus pertinent d’axer la prévention sur une meilleure prise en compte des principes de consentement, de respect de l’intimité, d’égalité, de réciprocité et de confiance dans les relations entre jeunes.
Annamaria Colombo et Myrian Carbajal sont professeures à la HES-SO Haute école de travail social Fribourg.