dièses contre les préconçus

« Penser l’émancipation apaise alors que l’analyse de la domination finit par aigrir »


Comment passer d'une réflexion contre l'oppression à une pensée de l'émancipation ? Nous avons discuté avec Isabelle Alfonsi, essayiste et cofondatrice de la galerie Marcelle Alix, pour qu'elle nous présente ses réflexions sur l'art révolté, féministe et queer.
par #Isabelle Alfonsi — temps de lecture : 8 min —

L’art politique a aujourd’hui souvent mauvaise presse – et nombre d’œuvres qui se disent « engagées » donnent l’impression d’être de mauvaises opérations marketing.

À rebours de ce pessimisme, Isabelle Alfonsi défend la possibilité d’un art émancipateur. Elle-même féministe convaincue, en plus d’être cofondatrice de la galerie Marcelle Alix (à Belleville) et essayiste (elle a publié Pour une esthétique de l’émancipation en 2019), elle croit en un art qui remette en question la figure du génie solitaire, qui se soucie du contexte des œuvres présentées et qui mettte en avant des « lignées » artistiques queers et révoltées. Nous l’avons retrouvée pour en discuter.

Bonjour, Isabelle. Comment une esthétique peut-elle donc nous émanciper ?

C’est toute la question ! (Rires.) Je peux peut-être partir d’une question anecdotique : celle du titre de mon livre. À l’origine, le livre s’appelait Contre une esthétique de la domination. Une des thèses du livre est de dire que, lorsqu’on présente le travail des artistes en dehors de tout contexte (et notamment celui de leur engagement politique), on est dans une esthétique de la domination. C’est-à-dire qu’on considère l’aspect formel de leur œuvre, et que celui-ci peut très bien être détourné au profit de formes dominantes – dont celles qui sont liées au marché, mais aussi celles qui touchent à la domination masculine, l’hétérosexualité, la blanchité

À rebours de cette esthétique, j’ai eu envie de définir positivement le centre de mon sujet. C’est une idée que m’a soufflée la philosophe féministe Geneviève Fraisse. Elle a eu pour volonté, tout au long de son œuvre de philosophe, de ne pas s’éterniser sur l’analyse des dominations, et de penser plutôt des formes d’émancipation. Évidemment, on comprend très bien ce que signifie la recherche d’émancipation lorsqu’on évoque la libération des femmes, les mouvements féministes… lorsqu’on se concentre sur l’art, les choses peuvent sembler moins évidentes. Pour moi, définir une esthétique de l’émancipation revient à penser que les œuvres d’art peuvent peuvent accompagner notre émancipation vis-à-vis d’un certain nombre de normes qui nous oppressent. Le langage de l’art nous parle autrement que les mots, le contenu politique des œuvres s’adressant à nous sensiblement plutôt que par les moyens de l’intellect. C’est une autre courroie de transmission, tout aussi puissante. Le livre s’attache à illustrer cette esthétique de l’émancipation à travers les affects politiques qu’elle mobilise.

Vous écrivez dans votre livre qu’il est essentiel de déjouer le mythe de l’artiste isolé, qui ne dépendrait de rien ni de personne pour créer son art. Pourquoi ?

Cette idée a toujours servi à invisibiliser les artistes qui ne correspondent pas à des catégories dominantes. Elle nourrit l’idée que la création se fait de manière très individualisée par des génies, le plus souvent des hommes, qu’on fait passer pour hétérosexuels – et j’insiste sur ce point : l’homosexualité d’un certain nombre d’artistes a en effet été dissimulée comme une chose honteuse. On peut par exemple penser au peintre états-unien Cy Twombly, que sa rétrospective récente au Centre Pompidou présentait comme hétérosexuel. Sa relation avec Robert Rauschenberg y était euphémisée comme une intense « amitié ». Intéressant qu’on en soit encore là en 2020… D’autant que l’homosexualité de Cy Twombly donne de nombreuses clefs d’interprétation pour regarder sa peinture, ce n’est pas anecdotique.

Déjouer la question de l’individu isolé permet par ailleurs de définir l’esthétique de l’émancipation comme un élan collectif qui se fait aux mêmes endroits que les élans politiques. Le cœur du livre est aussi de dire que l’histoire de l’art ne s’écrit pas en dehors de tout contexte d’engagement politique et affectif. Il me semble très compliqué de dire que les artistes agissent seul·e·s, par une espèce d’intuition transcendantale qui les atteindrait de manière inexpliquée.

Je pense aussi que c’est très excluant pour un certain nombre de personnes qui pourraient avoir envie de devenir artistes, ou de se définir comme tel·le. Je crois qu’il est essentiel de ne pas réserver le nom d’artiste à des gens qui se réclameraient simplement d’une espèce de vocation inexpliquée. D’autant que ces « vocations » s’expliquent en réalité en bonne partie par des contextes familiaux, d’appartenance sociale, d’époque…

J’ai souvent parlé dans les entretiens autour du livre du travail de Malevitch et de la manière dont celui-ci aurait inventé « l’art abstrait » avec son Carré noir sur fond blanc. Ce qu’on entend rarement lorsque cette œuvre est évoquée, le plus souvent sous un angle formel comme une icône de l’art moderne, c’est que le carré noir est d’abord une œuvre anarchiste, et que Malevitch était issu de ce courant politique. On ne comprend donc rien à l’histoire de l’art sans prendre en compte les volontés d’émancipation politique et collective. En un sens, on peut même très bien expliquer la naissance de l’abstraction par la révolte contre des systèmes de domination politique. La volonté de Malevitch de s’inscrire dans un mouvement anarchiste est très clairement le résultat d’un contexte collectif, d’une relation avec d’autres individus. Le faire passer pour un génie isolé est absurde – et c’est le genre de procédé qui mène à couper l’histoire de l’art des autres disciplines. C’est aussi ce qui fait que les gens se sentent souvent sans ressources devant les œuvres d’art contemporain : on les montre comme des choses éloignées des vies des spectateur·rice·s et de leurs affects, alors que c’est tout à fait l’inverse. L’histoire de l’art féministe entend travailler ainsi sur les affects partagés.

Comment concilier le rejet des stéréotypes avec cette exigence de prendre en compte l’identité des artistes au moment de présenter leurs œuvres ?

On voit en effet aujourd’hui que cela peut constituer un problème, avec notamment des effets de « tokénisation ». On reproche aux institutions de ne pas inviter suffisamment de femmes ou d’artistes racisé·e·s… et elles tentent de réagir. Elles se mettent donc à inviter quelques personnes qu’elles considèrent représentatives de ces catégories, et se retrouvent ensuite à toujours inviter les mêmes personnes pour qu’elles viennent « représenter leur identité » et cocher les cases demandées aux institutions.

Ce problème avait été pointé il y a déjà plus de vingt ans par le chercheur états-unien José E. Muñoz, directeur du programme d’Études de la Performance à la Tisch School de New York, qui a montré qu’au tournant des années 80, un certain nombre d’artistes racisé·e·s et queer ont justement voulu se désidentifier de ce qu’on pouvait attendre d’eux et elles1Disidentifications : Queers of Color and the Performance of Politics, éd. University of Minnesota Press, 1999.. Ces artistes se voyaient en effet nier l’accès à l’universel, puisqu’on les invitait pour représenter ce qui était une idée préconçue de leur identité.

Je pense qu’une des façons d’éviter ce piège est d’en être conscient·e, et de penser profondément ce qui est attendu de nous et des artistes. En tant que programmateur ou programmatrice, notre rôle est aussi de ne pas nous contenter des points de vue les plus attendus. On doit chercher ce qui fait rupture et subversion, et non la simple reproduction du cliché.

Il convient aussi de prendre en compte la force esthétique, la forme complexe des œuvres, et pas simplement de les instrumentaliser pour représenter une identité « autre ». C’est peut-être un travail difficile, mais c’est le nôtre ! Et on ne peut pas simplement attendre que ces artistes viennent à nous. La sociologie a montré (entre autres exemples) que les hommes sont plus à l’aise avec le fait d’être en compétition, de démarcher des contacts professionnels, alors que les femmes ont moins l’habitude de défendre leur travail.

En fin de compte, comment passe-t-on d’une réflexion sur la domination à une pensée de l’émancipation ?

Il suffit de retourner les choses ! En fait, quand on pense la domination, on est très vite bloqué·e. C’est ce que j’ai fait pendant des années. Vous êtes dans un processus d’acrimonie envers des formes d’exclusion qui sont multiples et qui s’insinuent partout.

Bien entendu, si vous ne prenez jamais conscience de ces processus de domination, vous n’allez pas pouvoir penser l’émancipation. Cependant, vous pouvez passer votre vie à multiplier le nombre d’analyses de ces processus de domination sans jamais être sur la voie de l’émancipation.

C’est tout le sens de l’étude que j’ai menée pour cet essai : voir comment notre histoire peut nous servir, et chercher des modèles qui peuvent être réactivés aujourd’hui. Je pense plus particulièrement à la dernière partie du livre, qui concerne un collectif de lutte culturelle sur les représentations des sexualités dites « minoritaires » dans les années 90 et le contexte de l’épidémie du SIDA à San Francisco. Ce groupe, Boy/ Girl with Arms Akimbo, a mis en place des méthodes de travail collectives et anonymes qui nous parlent encore : affichage sauvage d’images puisées dans un univers sexuel queer, anonymat radical (refus de tout porte-parole, annulation des entretiens avec les médias s’ils insistent pour noter un nom), images disponibles en copyleft (« licence libre ») jusqu’à aujourd’hui etc. Ce sont des stratégies qui peuvent toujours être utilisées. C’est en allant chercher ces idées qu’on s’inscrit dans un mouvement, qui n’est pas que le nôtre. Pour moi, le pire dans les études de la domination, c’est de se retrouver seul·e des années avec ses réflexions. Je pense qu’à l’inverse, une pensée qui se fonde sur l’émancipation doit aller chercher dans l’histoire ces formes collectives afin de donner de la force au présent. De mon côté, je n’ai jamais eu autant d’énergie qu’en allant chercher des sources pour ce livre et en me plongeant, par exemple, dans les écrits de Claude Cahun ou de Lucy Lippard ! Certaines choses résonnent tellement fort qu’elles nous portent. Cela nous donne des armes, de la profondeur, de l’élan contre les difficultés actuelles. Cela apaise alors que l’analyse de la domination finit par aigrir, même s’il y a une satisfaction à comprendre et à se rendre compte qu’on a souvent raison. Et je pense que mener des recherches en bibliothèque, manifester, participer à des groupes de parole ou coller des affiches permet de ne pas rester avec cette impression que la domination est partout – même si c’est le cas !

Isabelle Alfonsi est cofondatrice et codirectrice de la galerie d’art contemporain Marcelle Alix, dans le quartier de Belleville (à Paris). Elle a publié en 2019 un livre, Pour une esthétique de l’émancipation. Construire les lignées d’un art queer, aux éditions B42.

L’entretien a été mené par Paul Tommasi.


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