dièses contre les préconçus

Rose et bleu, les couleurs du genre 


L'historienne Scarlett Beauvalet nous montre ici qu'habiller un enfant en rose ou en bleu en fonction de son genre est une pratique récente – et qui véhicule son lot de stéréotypes.
par #Scarlett Beauvalet — temps de lecture : 7 min —

À l’occasion de cérémonies relativement nouvelles en France, les gender reveals, fêtes prénatales mises à la mode aux États-Unis à la fin des années 20001L’inventrice de la « gender reveal party » regrette d’avoir lancé cette mode : « Quelle importance a le sexe du bébé? », les futurs parents révèlent à leurs invités le sexe de leur bébé. La cérémonie s’accompagne de toute une décoration orchestrée en deux couleurs : le rose pour une petite fille et le bleu pour un petit garçon. Ces événements festifs peuvent être soigneusement préparés grâce à des magasins spécialisés qui fournissent aux parents idées et accessoires en tout genre : guirlandes, banderoles, décorations diverses à poser ou à suspendre, ballons en forme de bébé ou de point d’interrogation qui, quand on les fait éclater, déversent des petits papiers roses ou bleus, confettis de table à saupoudrer, canons à confettis, vaisselle, serviettes, chemin de table, pailles… tout un « merchandising », disponible dans une symphonie de rose ou de bleu.

Ces cérémonies, le choix des couleurs et le lien que les parents établissent entre celles-ci et le sexe de l’enfant en disent long sur les stéréotypes de genre. Pourrait-on imaginer de voir les garçons habillés en rose et les filles en bleu ? S’il est difficile de déterminer avec certitude l’origine de l’attribution des couleurs, il ne fait aucun doute que la différenciation rose-bleu n’a pas toujours été celle que l’on connaît actuellement, le rose étant à l’origine une couleur plutôt masculine.

Une partition qui n’a pas toujours existé

C’est à partir du Moyen Âge que commence à s’opérer la partition entre les sexes en matière de couleurs. Les enfants sont le plus souvent habillés en blanc, en raison des difficultés de teinture des tissus et parce que le blanc est le symbole de la pureté et de l’innocence. Il n’y a pas de couleur spécifique pour les hommes et les femmes, mais le rose, considéré comme une sous-couleur du rouge, est davantage la couleur de la masculinité et le symbole du pouvoir et de l’autorité, tandis que le bleu est plutôt attribué aux femmes, en référence au manteau bleu de la Vierge. La mode du rose pour les élites et pour les hommes se diffuse en Europe à la Renaissance et on peut en voir un magnifique exemple avec le portrait en pied peint par Giovanni Battista Moroni en 1560, Le Gentilhomme en rose (Il Cavaliere in rosa). C’est à cette période que l’on observe, notamment à l’occasion des baptêmes, un début de transposition des codes couleurs des adultes sur l’habillement des enfants. Afin de différencier les sexes, on appose souvent un petit ruban sur les vêtements blancs, rose ou rouge pour les garçons, blanc ou bleu pour les filles.

L’habitude de sexualiser les enfants par le vêtement est également une tradition récente. Jusqu’au début du XIXe siècle, on habille les garçons et les filles de la même façon, au moins jusqu’à l’âge de cinq ans à six ans. Héroard, le médecin du futur Louis XIII, note dans le journal qu’il a tenu sur l’enfance et la jeunesse du jeune prince (1601-1608) que ce dernier a six ans quand il quitte la bavette, sorte de robe-chemise bien pratique pour les besoins naturels, pour revêtir une robe à col monté, en satin gris, et qu’un peu moins d’un an plus tard, abandonnant définitivement l’habillement de l’enfance, il adopte le pourpoint et les chausses. Filles et garçons étant vêtus de la même façon, il est bien difficile, quand on regarde les tableaux d’enfants peints aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles de les différencier. On peut s’y exercer avec les sept enfants de la famille Habert de Montmor peints par Philippe de Champaigne en 1649, avant de vérifier ce qu’il en est grâce à la colonne de gauche sur laquelle sont inscrits les prénoms et âges des enfants – et ainsi d’ôter tout doute à l’observateur. Sur les cinq enfants en bas âge, deux sont habillés en rose, les jumeaux Louis et Jean-Paul qui sont enlacés et âgés de quatre ans ; François, vingt-trois mois et Jean-Louis, huit mois, sont en robe bleue, de même que la seule fille, Anne-Louise, qui a trois ans. Le code couleur, on le voit, ne constitue pas ici un indice parfaitement fiable. Au contraire, dans Le Bénédicité de Chardin (1740), dans lequel le peintre figure une jeune mère de famille et ses deux enfants, la couleur est significative : les deux enfants portent une robe blanche, et c’est la petite fille qui a des rubans bleus sur sa coiffe tandis que le toquet (sorte de bonnet entouré d’un bourrelet) du petit garçon est rouge. Il faut bien préciser que la partition rose-bleu inverse de l’actuelle concerne essentiellement les enfants des élites ; ceux du peuple portent, quant à eux, des vêtements de couleur plutôt sombre, brun ou gris, retaillés dans ceux usés des adultes.

Le tournant du XVIIIe siècle

Le rose connaît une grande vogue à la cour de Louis XV, notamment lorsque la manufacture de porcelaine de Sèvres nomme une nouvelle teinte « le rose Pompadour » en hommage à la marquise, favorite du roi, sensible à cette couleur. On pourrait penser que lorsque la marquise met le rose à la mode, il s’agit d’un attribut spécifiquement féminin. Il n’en est pourtant rien : tant les hommes que les femmes arborant cette nouvelle couleur. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle qu’une rupture majeure se produit dans l’apparence masculine avec la renonciation à la couleur. Une palette plus sombre, faite de noir et de gris, est désormais de rigueur. Pendant la Révolution, l’habit noir est revendiqué comme le vêtement emblématique du bourgeois républicain, sans doute en opposition avec les fastes chamarrés de l’Ancien Régime. Plusieurs tentatives de restauration du costume aristocratique échouent, les teintes sombres et l’austérité restant longtemps de mise. La renonciation des hommes à la parure et à la couleur s’accompagne de l’instauration progressive d’un nouveau code couleur pour les enfants. Alors que, grâce à la chimie qui révolutionne les procédés de teinture, les couleurs deviennent de plus en plus nombreuses, les familles bourgeoises prennent l’habitude de réserver deux couleurs pastel aux enfants, le bleu ciel pour les garçons et le rose clair pour les filles. L’apparition de pratiques mercantiles annonçant le marketing, ainsi que celle d’une presse spécialisée, va en faire une mode. Parallèlement, des changements s’opèrent dans les vêtements des tout-petits, le port de la robe pour les garçons tombant en désuétude pour disparaître complètement après la Seconde Guerre mondiale. Ils s’accentuent dans l’après-guerre, sous l’influence du « soft power » américain, et la famille et les enfants deviennent des cibles marketing privilégiées.

Depuis les années 1980, on assiste à une généralisation de la sexualisation des enfants, le marketing du rose et du bleu s’étendant progressivement des vêtements aux jeux et aux jouets, puis à la décoration. Afin de vendre davantage, les marchands attribuent à des jouets, jusque-là de couleur neutre, des couleurs nettement sexuées. Peut-on aujourd’hui imaginer une licorne bleue ou une fusée rose ? Dans les magasins et les catalogues, les univers de jeu des garçons et des filles sont de plus en plus séparés, et cette différenciation se fait largement par la couleur. Attribués aux enfants dès leur naissance, ces codes couleurs n’ont rien d’innocent ; ils les enferment dans un déterminisme genré, lourd de conséquences, du fait de des qualités et du grand nombre de clichés associés aux couleurs.

Des choix loin d’être anodins

Les clichés et les schémas de genre contribuent à façonner des comportements qui ne sont pas innés mais qui sont déterminés par les normes sociales. Le rose est ainsi devenu une couleur douce, sensible et féminine, comme l’a montré la confection de bodies par la marque Petit Bateau en 2011. On pouvait lire sur les bodies bleus des garçons les qualificatifs suivants : « courageux, fiers, forts, vaillants, robustes, rusés, habiles, déterminés, espiègles et cool », et sur les bodies roses des filles : « jolies, têtues, rigolotes, douces, gourmandes, coquettes, amoureuses, mignonnes, élégantes, belles. » À l’occasion de l’exposition Pink. The History of a Pink, Pretty, Powerful Color, organisée au musée de la Mode du Fashion Institute of Technology à New York en 2018, Valerie Steele, conservatrice du musée, souligne bien dans le catalogue de l’exposition que c’est la société qui fait les couleurs, les définit et leur donne un sens.

Décider d’habiller les enfants en rose ou en bleu n’a donc rien d’anodin. Ces couleurs sont aujourd’hui porteuses de connotations genrées et de clichés qui vont bien au-delà du simple choix esthétique de la couleur des vêtements. En dépit de la constitution en 2000 d’un réseau international en neurosciences, Neurogendering, des publications et des actions menées, et de la tentative de mise en place en France, par le ministère de l’Éducation nationale, des ABC de l’égalité, les choses ne progressent que lentement. Les oppositions au changement sont parfois farouches, et l’on se demande si les leaders politiques ont bien conscience de ce qui se joue. Comme l’arc-en-ciel est devenu le symbole de la diversité inclusive, le brouillage des couleurs est certainement un pas important vers l’égalité et la diversité. Il est peut-être temps d’« inventer » une nouvelle couleur comme par exemple le mauve-lavande !

Scarlett Beauvalet est une historienne française, professeure à l’université de Picardie et spécialiste d’histoire sociale. Elle a notamment coécrit Le Rose et le bleu : la fabrique du féminin et du masculin. Cinq siècles d’histoire, publié chez Belin (2016).


Icône de recherche