dièses contre les préconçus

« C’est grâce à la science que j’ai pu me réenchanter » : Entretien avec Mariame Tighanimine


Parler du voile sans alimenter la controverse. C'est le délicat défi relevé par Mariame Tighanimine, autrice et jeune chercheuse en sociologie, qui a publié en octobre 2021 « Dévoilons-nous : Manifeste féministe et antiraciste ».
par #Solani Bourébi — temps de lecture : 18 min —
Crédit : Patrice Norman.

Élevée à Mantes-la-Jolie dans une famille religieuse, Mariame Tighanimine décide de porter le voile à 11 ans, comme sa mère, ses sœurs, et les femmes qui l’entourent. Avec sa sœur, elle co-fonde en 2008 Hijab & the City, premier pure player féminin fait par et pour des femmes voilées de culture musulmane. C’est grâce à cette plateforme que la jeune femme recueillera des centaines de témoignages de femmes de France et d’ailleurs victimes, comme elle, de discriminations et d’agressions physiques et verbales quotidiennes. Trop musulmane pour les islamophobes, pas assez pour les radicaux religieux, la jeune femme refuse de choisir un camp. Et même lorsqu’elle fait le choix de retirer son voile après l’avoir porté pendant 18 ans, l’entrepreneure, devenue doctorante au laboratoire Lise1Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique du Cnam-CNRS, continue de lutter pour sa liberté et celle d’autres femmes de par le monde.

Après son autobiographie Différente comme tout le monde (Le Passeur, 2017), Mariame Tighanimine livre dans Dévoilons-nous (Éditions de l’Olivier) le récit d’un long processus d’émancipation qui l’a conduite à se délaisser de croyances et de systèmes de pensée devenus à ses yeux obsolètes.

Après avoir partagé votre vécu de femme voilée et celui d’autres femmes dans votre pureplayer Hijab and the City, pour quelle(s) raison(s) avez-vous décidé aujourd’hui de partager votre expérience du dévoilement et d’en expliciter les étapes ?

Tout simplement pour répondre à un besoin que de nombreuses femmes m’expriment depuis 2017, à savoir celui de pouvoir abandonner le voile sans craindre de s’isoler, de se couper des siens, de tomber dans une haine de soi et dans un discours virulent ne s’attaquant pas aux pratiques mais aux pratiquants, comme on peut l’entendre chez certaines personnes qu’on appelle ex-muslims, malheureusement souvent instrumentalisées par des groupes de droite et d’extrême droite aussi bien en France qu’ailleurs dans le monde. On m’a connue avec un voile car j’ai cofondé Hijab and the City, l’un des premiers pure players féminins et féministes français, qui avait la particularité de donner la parole aux Françaises de culture musulmane. Puis je suis apparue sans voile, sur la couverture de mon premier livre sorti fin 2017, et j’ai commencé à recevoir des centaines de messages sur les réseaux sociaux de la part de femmes qui me demandaient comment faire pour se départir du voile, car moi-même, je l’avais fait sans fracas. Je n’ai pas médiatisé mon dévoilement, j’ai retiré mon voile dans mon coin. J’ai également assumé publiquement une décroyance paisible et là aussi, j’ai reçu d’autres messages. Pas seulement de la part de Françaises, mais aussi d’autres femmes de culture musulmane originaires de pays francophones comme le Canada, la Belgique, la Suisse ou encore l’Algérie. J’ai vite été dépassée par toutes ces demandes d’aide et d’écoute. J’ai compris que je ne pouvais pas répondre à tout le monde et que ces sujets étaient trop importants pour les laisser sans contribution nuancée et équilibrée. J’ai échangé avec des femmes qui étaient en dépression à cause de cela, coupées de leur entourage aussi bien familial, amical que militant. Le choix de ne plus porter le voile était vu comme une trahison de la “cause”… Mais quelle cause ? J’aime répéter qu’il n’existe pas d’Internationale des femmes voilées. Certain·e·s militant·e·s antiracistes ont fait du voile un catalyseur de luttes, dans des contextes politiques certes marqués par le racisme et l’islamophobie qui s’expriment de manière décomplexée. Mais cela ne justifie absolument pas qu’on silencie des femmes en les encourageant à maintenir une pratique qui ne leur correspond plus. D’autant que ces femmes sont généralement plus précaires que d’autres, du fait de leur origine sociale et des discriminations liées à cette dernière ainsi qu’à la pratique du voile.

Enfin, bien au-delà de la question du voile, j’ai aussi écrit ce manifeste pour répondre à une urgence. Celle de pouvoir abandonner des croyances et idées qui nous limitent, qui empêchent de faire de nous des humains rationnels, libres et en capacité d’affronter de grands problèmes contemporains. Nous vivons en effet une époque où nous faisons face à des défis environnementaux, sanitaires, économiques et sociaux de grande ampleur. Ce ne sont ni la magie ni la religion qui les règleront, mais la science, l’éducation et l’action politique.

Dans un chapitre du livre, vous évoquez les différents « coûts psychologiques, physiques, et économiques » que le port du voile a pu avoir dans votre vie. La vie post-dévoilement est-elle plus aisée ? 

Retirer le voile n’efface pas les années de voilement durant lesquelles, des choix scolaires, professionnels, personnels se font, notamment pour faire face aux discriminations et/ou pour coller à l’image que l’on se fait de la “bonne voilée”. Je vais vous donner deux exemples. Porter le voile vous expose à plus de discriminations que vos semblables qui ne le portent pas, mais qui peuvent aussi être discriminés du fait de leur origine ethnique et/ou sociale, sur le marché du travail par exemple. C’est pour cela que je me sens parfaitement légitime d’en parler alors que je ne le porte plus depuis cinq ans maintenant. On n’efface pas dix-huit ans de voile d’un claquement de doigts. Encore aujourd’hui, je paye le prix du voile car j’ai vu mes aînées ne pas trouver de travail à cause de celui-ci, et que j’ai fait des choix scolaires à partir de ce constat en amont, comme choisir une fac où je savais que je ne serais pas la seule voilée, ou arrêter plus tôt que prévu ma scolarité à l’université en me disant que de toute manière, on ne voudrait pas de moi sur le marché du travail qualifié.

Deuxième exemple que j’ai vu chez beaucoup de femmes et qui ne me concerne pas personnellement, celui des choix matrimoniaux opérés alors que l’on porte le voile et que l’on pratique la religion de manière assidue. J’ai vu dans mon entourage et j’ai pu lire dans les messages que j’ai reçus – et je précise que ce n’est vraiment pas anecdotique, il s’agit d’une quarantaine de cas que j’ai pu recenser – des situations dramatiques et douloureuses de femmes qui ont finalement décidé de retirer leur voile, et qui se retrouvent prises au piège avec un mari qui ne comprend pas ce choix car leur relation s’est en partie constituée sur une base religieuse avec le voile comme une des expressions symboliques de celle-ci.

Il y a donc de véritables coûts que l’on continue de payer après le dévoilement car toute décision prise au moment de sa vie où l’on portait le voile continue d’avoir un impact sur sa vie après le voile. Surtout lorsque comme moi, on l’a porté très tôt, à 10 ans plus précisément, et que l’on a bâti le début de sa vie d’adulte avec.

Sur le sexisme, vous dites finalement y avoir été confrontée après avoir retiré votre voile et affirmé votre féminité. Après avoir passé dix-huit ans voilée, vous sentiez-vous armée pour affronter ces nouveaux « coûts psychologiques, physiques, et économiques » ? 

Je ne pense pas avoir particulièrement affirmé ma féminité, à moins que montrer ses cheveux soit la manière la plus emblématique de le faire. J’ai seulement dévoilé ma tête sans vraiment changer ma manière de m’habiller et j’ai constaté qu’aux yeux de beaucoup d’hommes, je suis passée du statut de voile sur pattes au statut de femme. Le sport m’a permis de me réapproprier mon corps de manière radicale, notamment pour faire face au changement de regard des hommes. Quand je portais le voile, j’étais plutôt confrontée au racisme, au mépris de classe. Au sexisme aussi, mais de manière moins directe, et plutôt de la part de coreligionnaires. C’est quand j’ai retiré mon voile que le sexisme m’a rattrapée, dans la rue par exemple, ou les transports en commun. C’est là que les sports de combat et particulièrement le jiu-jitsu brésilien ont beaucoup aidé. Je me suis retrouvée armée pour faire face au sexisme verbal et physique. Je m’entraine avec des hommes, certains savent que j’ai porté le voile car au début, j’avais un peu de mal avec le corps à corps. Ils ont été d’un grand respect et m’ont accueilli de manière fraternelle. Et j’ai aussi fait mes preuves sur le tatami ! Mes camarades ont des femmes, des sœurs, des filles. Ils sont toujours heureux de m’apprendre une technique particulière à utiliser au cas où un homme viendrait m’embêter dans la rue…

Tout au long du récit de votre dévoilement, vous mobilisez un certain nombre de recherches issues des sciences sociales et rétablissez des faits historiques et scientifiques peu évoqués, ignorés, ou manipulés consciemment ou non par des groupes politiques et militants. La science et les sciences sociales ont-elles participé à ce processus d’émancipation ?  

Bien sûr. J’ai entamé une rééducation scientifique pour finir de me débarrasser de croyances que je sentais aliénantes, inutiles et limitantes pour la femme et l’humaine que je suis. La redécouverte d’une chose aussi simple que l’évolution des espèces m’a par exemple permis d’abandonner la totalité de mes croyances religieuses basées sur une interprétation littérale des textes. Elle a même beaucoup plus joué là-dedans que l’émergence d’une conscience féministe, d’une affirmation de ma singularité ou d’un rejet des pratiques de certains coreligionnaires, dont les contributions sont tout de même importantes. Je dis bien rééducation car j’ai étudié l’évolution des espèces à l’école. Mais comme beaucoup de croyant·e·s, j’étais parasitée par mes croyances tirées du récit abrahamique mythique autour des figures d’Adam et Ève.

C’est grâce à la science que j’ai pu me réenchanter, après une période très déstabilisante où j’ai arrêté de croire au dieu musulman et plus généralement au dieu des religions abrahamiques, et où j’ai abandonné toutes les croyances religieuses et pratiques que j’avais reçues en héritage et que j’avais fini par accepter, adopter et cultiver au fil des années. Je n’ai jamais été une croyante “insecure” comme je peux en voir sur les réseaux sociaux. Je désigne avec cette expression des croyants qui sont sur les dents dès qu’une critique est adressée à la religion. Je n’ai jamais eu de problème avec le fait qu’on puisse être anti-religion, tant qu’on respectait les humains qui endossent ces religions de manière pacifique et surtout subie. Je ne parle évidemment pas des religieux dont c’est le métier ou le fonds de commerce, plutôt des individus comme ma mère qui était une femme très pieuse et sincère. Elle a mémorisé le Coran en entier, ce qui lui a d’ailleurs appris à lire et à écrire car enfant, elle n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Elle jeûnait deux fois par semaine toute l’année, donnait régulièrement et discrètement l’aumône. Elle était une ascète qui pratiquait la parcimonie matérielle et langagière, ce qui lui conférait une certaine aura. C’était une femme forte qui n’avait peur de rien, même pas de la mort, en témoigne son linceul qui côtoyait ses vêtements de vivante dans sa penderie. Une manière pour elle de se rappeler quotidiennement que la vie est éphémère. Toutes les voisines en difficulté toquaient à notre porte car elles la savaient généreuse et discrète. Elle montait toujours pour aider celle du dessus quand son mari qui mesurait 2 mètres la battait. Ma mère était une féministe qui n’avait pas besoin de le déclarer. En exergue de mon livre, j’ai mis une citation d’elle : « Les femmes ont toujours mangé la misère à la louche. » J’ai découvert après sa mort qu’avec sa maigre retraite, elle finançait des mères célibataires dans des villages enclavés du sud marocain. Lorsque j’étais croyante, j’étais à la fois admirative et agacée par sa dévotion car je me rendais compte petit à petit que les religions n’étaient pas les amies des femmes, et encore moins celles des pauvres. Je suis persuadée qu’au fond d’elle, elle n’était pas dupe. Et quand je pense à elle et à toutes les personnes sincèrement religieuses, j’ai un pincement au cœur car leur sincérité leur a fait accepter, nous a fait accepter, des croyances qui nous limitent dans nos vies. Comme le montrent beaucoup d’études, religiosité et pauvreté font bon ménage. Voilà pourquoi je pense que pour qu’ils soient opérants et protecteurs, le féminisme mais aussi l’antiracisme et le combat politique pour l’égalité ne peuvent être que séculiers et basés sur la connaissance et les faits.

On voit émerger des attaques de plus en plus virulentes contre les universités et notamment les sciences sociales, que l’on accuse “d’indigénisme” ou encore de “racialisme” dès lors que ces disciplines élaborent de nouvelles approches pour comprendre les problématiques sociales et identitaires. En tant que doctorante en sociologie, comment appréhendez-vous cette nouvelle polémique ?  

Je suis affligée par ces paniques morales autour des chimères telles que le “wokisme”, et leur orchestration au plus haut sommet de l’État. Je vis et vois au quotidien les conditions de travail des enseignant·e·s, des chercheur·euse·s et des étudiant·e·s. Le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche est précaire. C’est un monde où l’on ne donne pas aux chercheurs et chercheuses les moyens de leurs ambitions scientifiques. Et malgré cela, ces dernier·e·s arrivent à produire de la recherche de qualité.

À mon niveau personnel, à part tenter de produire de la sociologie de qualité, me mobiliser avec mes collègues et ignorer les sollicitations de la part du cabinet de la ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur, je ne vois pas trop comment agir face à ce problème.

Le voile est un sujet polémique de longue date en France. Il est accusé de participer à “l’islamisation” du pays par les anti-voiles, et érigé en symbole de la liberté individuelle par les pro-voiles. Dans un tel climat polémique et dans une configuration aussi clivante, quelles ont été les réactions face à la publication de Dévoilons-nous

Mon manifeste a été bien reçu par toutes celles et tous ceux qui ont pris le temps de le lire. J’ai reçu des témoignages extrêmement forts de la part de femmes en plein processus de dévoilement ou songeant à le retirer, ou à quitter la religion. J’ai également reçu des messages touchants de la part d’enseignant·e·s me remerciant de donner quelques clefs de compréhension sur le sujet pour ne plus se braquer face à une élève concernée par le voile. Enfin, j’ai pu lire les témoignages de citoyen·ne·s lambda, pas directement concerné·e·s par le sujet mais comme tou·te·s embarqué·e·s malgré elleux dans les polémiques politiques et médiatiques incessantes sur le voile.

Sinon, la configuration est clivante depuis des années. Je blogue depuis 2007, j’étais à l’université dès 2005 et déjà à l’époque, des enseignants et des journalistes ont pu me taxer d’islamogauchiste ou d’islamiste, tout cela parce que j’avais l’outrecuidance de vouloir étudier ou de m’exprimer publiquement en ayant les cheveux couverts. Je consacre d’ailleurs deux chapitres à ces sujets dans mon premier essai Différente comme tout le monde où j’illustrais la notion d’intersectionnalité avant qu’elle ne soit décriée ou exploitée. J’y décrivais authentiquement ce que cela signifiait d’être femme, d’un milieu populaire, d’origine immigrée, avec un voile. Ce qui change aujourd’hui par rapport à ces questions, c’est notamment leur visibilité et la résonance que leur donnent les réseaux sociaux.

Malgré la persistance de discours islamophobes et racistes, il est plus facile de porter le voile aujourd’hui qu’il y a quelques années. Des personnalités publiques comme la chanteuse Angèle affichent leur soutien aux femmes qui le portent. Même Cyril Hanouna invite des femmes qui portent le voile sur son plateau ou dans son public. Des marques et enseignes grand public comme Nike ou Decathlon, certes motivées par des intérêts économiques, proposent des produits adaptés aux femmes voilées. Vous voyez de plus en plus de femmes qui portent le voile travailler dans les tours de la Défense ou dans des enseignes comme Ikea, Uniqlo ou encore H&M. À mon époque, et je n’ai que 33 ans, c’était impossible. Si nous voulions garder nos voiles dans les jobs étudiants que nous occupions avec mes amies ou connaissances voilées de la fac, nous devions opter pour des jobs où nous étions “cachées”. Par exemple, le télémarketing derrière un téléphone, du baby-sitting ou du soutien scolaire dans des associations au sein de quartiers populaires, au contact d’une population qui nous ressemblait. Je ne dis pas que tout va mieux, je dis seulement qu’il faut reconnaître les évolutions et avancées. Par exemple, il faut aussi consulter les rapports de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Hommes (CNCDH) qui montrent, grâce notamment à la création d’un indice longitudinal de tolérance qu’en France, la tendance va vers plus de tolérance sur les questions liées à l’altérité, à la religion des autres, à l’immigration également, puisque c’est un package complet qui nous est offert à chaque fois que l’on parle du voile et des musulman·e·s. Les Français·es sont de plus en plus tolérant·e·s pour différentes raisons : le renouvellement générationnel, le fait que les individus sont de plus en plus éduqués, que les vieux d’aujourd’hui sont plus tolérants que les vieux d’hier… Encore une fois, je ne dis pas que tout va bien. Je dis juste qu’il ne faut pas céder à la panique, et qu’il faut avoir la tête froide pour affronter les forces susceptibles de déstabiliser notre démocratie. Et cela passe par poser un bon diagnostic.

Enfin, il y a aussi des évolutions à noter du côté du féminisme qui permettent aujourd’hui de repenser les termes du débat sur le voile de manière apaisée. Le voile est un des deux sujets qui structurent et fracturent les mouvements féministes, que ce soit en France et plus généralement au sein des démocraties occidentales, ou au sein des pays musulmans autoritaires où il est imposé ou vivement encouragé. Ici en France, il a été combattu par des femmes dont l’anticléricalisme maladroitement exprimé a fini par causer humiliations et vexations aux femmes voilées. Il faut aussi dire que certaines féministes, minoritaires mais sur-médiatisées, ont instrumentalisé le féminisme pour exprimer leur racisme. Aujourd’hui, nous avons une génération de féministes qui revendiquent un féminisme intersectionnel, antiraciste, plus inclusif et c’est tant mieux. Mais il me semble important de dire qu’en tant que féministe, il faut être vigilante sur ce point. Il serait en effet problématique que se substitue à un féminisme qui exclut, un féminisme naïf et superficiel qui ne serait pas critique de ce que font aux femmes les religions et leurs survivances. Je me répète mais la répétition est importante et pédagogique : le féminisme ne peut être que séculier. Celles qui diront le contraire le feront confortablement installées depuis un salon situé au sein d’une démocratie séculière. Voilà pourquoi je considère que le féminisme dit musulman ou islamique est un leurre. Il est au mieux nécessaire un temps, celui d’une transition en douceur sans provoquer un désenchantement total. Au pire, il peut être trompeur, et un véritable frein à l’émancipation car cette dernière sera associée au maintien de pratiques aussi aliénantes que le voile. Il peut être utile dans les théocraties où le maintien de l’infériorité juridique des femmes est justifiée et organisée religieusement. Il est problématique au sein des démocraties où, malgré la persistance d’expressions encore considérables du patriarcat, l’État de droit garantit l’égalité entre les femmes et les hommes. Même si l’on doit leur reconnaitre un certain rôle civilisationnel dans l’histoire de l’humanité, les religions n’ont pas la réputation d’avoir été les amies des femmes et l’Islam ne fait pas exception. Certaines féministes se réclamant du féminisme musulman avancent que l’Islam a été à l’origine de l’amélioration du statut des femmes au moment de son apparition. De nombreuses recherches suggèrent que cela n’est pas forcément le cas. Mais faisons fi de ce constat, et regardons les premières briques informationnelles que l’on nous transmet en tant que personne de culture musulmane. L’Islam nous est présenté comme la dernière religion du livre révélée. Il faut avoir en tête qu’il y a plus de temps écoulé entre l’apparition de l’Ancien Testament (du VIIIe au IIe siècle avant J.-C.) et celle du Nouveau Testament (du Ier au IIe siècle après J.-C.) qu’entre celles du Coran (VIIe siècle) et de l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles (XVe siècle). Il est donc plutôt normal que l’Islam, qui a par ailleurs compilé le meilleur des autres religions du livre, propose des croyances et pratiques plus “modernes” que ces prédécesseuses. En outre, la tendance à présenter les grandes femmes de l’Islam comme émancipées grâce à celui-ci est fausse. Khadija bint Khouaylid, la première femme du prophète, est toujours présentée comme la première musulmane et surtout comme… la femme du prophète. Bien avant de connaître Mohammed, elle était une riche héritière et commerçante à succès. Les femmes héritaient donc avant l’Islam, et pouvaient même hériter beaucoup. D’autres récits sont rapportés concernant les autres femmes, au pluriel, du prophète. Ce sont ces récits de femmes, très peu documentés par les sciences telles que l’histoire, l’archéologie ou l’anthropologie (et donc, non vérifiables), que les tenantes du féminisme musulman utilisent pour proposer des rôles modèles aux femmes de culture musulmane vivant au XXIe siècle. Pour les filles et femmes appartenant à une minorité ethnique ou religieuse et à un milieu social défavorisé, il me semble vital que les rôles modèles soient des femmes ayant réellement existé ou ayant existé très récemment, et qui ont surtout excellé dans un domaine scientifique ou contribué au développement des sociétés auxquelles elles appartiennent. Le fait de mettre l’accent sur les femmes scientifiques me semble fondamental pour différentes raisons. Tout d’abord, c’est un objectif calculable donc atteignable. Un travail d’information et d’orientation peut être fait auprès des jeunes filles dès leur plus jeune âge. Ensuite, faire des sciences, c’est se donner la possibilité d’appartenir à la fraction de la population la moins dominée. Enfin, faire des sciences, c’est avoir plus de chances de se protéger de croyances serviles. C’est un peu comme pour un pays du tiers monde. L’urgence est d’abord de se doter d’infrastructures médicales, de transports fiables, de systèmes d’assainissement robustes, d’une élite avec un savoir-faire et surtout une formation correspondant à un métier. Lorsque l’on regarde les grandes figures du décolonialisme dont les figures féminines ajoutaient systématiquement le féminisme à leur combat politique, ils et elles étaient avocat·e·s, ingénieur·e·s, professeur·e·s, artisan·e·s, avec une rigueur révolutionnaire et intellectuelle à la hauteur de leurs ambitions politiques.

L’urgence, si l’on veut aujourd’hui être antiraciste et féministe efficace, c’est d’avoir un métier et surtout, une action qu’on peut mesurer. L’horizon que l’on devrait proposer à une fillette en France et partout dans le monde, c’est de devenir maîtresse de son destin et actrice de la société. Je préfère parler aux fillettes de Maryam Mirzakhani (mathématicienne récipiendaire de la médaille Fields), Katherine Johnson (mathématicienne et ingénieure spatiale à la NASA), Gisèle Halimi (avocate emblématique du XXe siècle), Claire Voisin (mathématicienne, médaille d’or du CNRS), Timnit Gebru (informaticienne ayant à un très jeune âge changé la législation américaine grâce à ses travaux), voire d’Angela Merkel (physicienne et ancienne chancelière allemande). Il existe un algorithme, une “recette”, qu’on peut donner à une fillette pour aller du primaire vers le parcours des personnes listées ci-dessus. Si elles n’atteignent pas la même notoriété en aspirant à devenir de telles modèles, elles s’assureront malgré tout une vie teintée de savoir, d’indépendance financière et de prise de pouvoir politique afin d’améliorer leur condition et celles de leurs semblables. Il n’existe aucune recette pour aller du primaire vers le modèle “femme du prophète”, et c’est tant mieux !

Après des années de polémiques et de mésinformations sur le sujet, pensez-vous que la société française, dans sa configuration actuelle, puisse accueillir et formuler de nouveaux types de débats et de discours sur la question du voile et de l’islam ? 

Si dans les pays colonisés d’Afrique du nord, des femmes ont réussi l’exploit de combattre la colonisation française tout en dénonçant le patriarcat religieux musulman, je pense qu’il est possible d’aborder ces questions fondamentales dans un contexte certes tendu, mais pas autant qu’une occupation coloniale. Je tiens à rappeler que ce manifeste est avant tout une entreprise de réhumanisation des femmes qui portent le voile. Les personnes instrumentalisant la laïcité, le féminisme ou l’universalisme au nom soi-disant de la défense des droits des femmes ont fait oublier, et ce de manière dangereuse au regard des agressions verbales et physiques que subissent les femmes voilées principales victimes d’islamophobie, que sous un voile, il y a une femme, une humaine. Rappelons donc cette évidence : les femmes qui portent le voile sont des humaines. Cet oubli empêche toute critique posée, rationnelle et féministe de l’objet voile car comment le critiquer de manière construite et sereine quand dans le même temps, celles qui le portent sont stigmatisées et agressées ?

J’ai tenté de répondre à cette question de manière honnête, en ayant en tête ma propre expérience. J’ai moi-même subi dès mon plus jeune âge des agressions physiques et verbales, des exclusions à cause du voile. J’étais considérée soit comme une victime, soit comme un agent religieux politisé et offensif. Aujourd’hui, je porte une critique publique de l’objet voile car je considère que cet objet est intrinsèquement coûteux pour celles qui le portent, indépendamment de ce qu’il peut générer au sein de sociétés où des voix qui lui sont hostiles s’expriment souvent de manière peu bienveillante. Pour moi, le tort causé par le voile lui-même peut être supérieur au tort causé par les anti-voiles qu’ils soient sincères ou non. Et c’est pour cela qu’il me paraît urgent de le dire. Et c’est ce que je fais dans mon manifeste, et je le fais de manière argumentée et sourcée. Quand par exemple, j’explique que le voile est en fait un mème aux origines multifactorielles, devenu pour des groupes religieux un outil de mesure de l’islamisation des sociétés, je donne des éléments factuels et de compréhension pour comprendre pourquoi il peut et doit être considéré au XXIe siècle comme une aberration pour le féminisme, l’humanisme et le rationalisme. J’apporte aussi de la nuance en expliquant qu’il n’a jamais été présenté comme ça aux femmes qui le portent. L’immense majorité de ces dernières, dont j’ai fait partie, expliquent l’adopter parce qu’il est une prescription divine, et la traduction de ce que doit être la pudeur en Islam.

Solani Bourébi est journaliste pour dièses.


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