Plusieurs études ont montré que les inégalités sociales progressent ces dernières années et, en particulier les inégalités de patrimoine, qui s’accroissent davantage encore que les inégalités de salaire. C’est ce qu’indiquent le best-seller de l’économiste Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), ou encore le livre Les Nouveaux Héritiers de Nicolas Frémeaux (Seuil, 2018). Mais les inégalités de patrimoine entre les hommes et les femmes sont demeurées peu étudiées. Pour cause, la statistique française a abordé les questions pendant longtemps à travers le prisme du couple, considéré comme une unité homogène. Or, le gender mainstreaming, l’approche genrée imposée dorénavant dans la plupart des analyses statistiques, fait ressortir l’existence d’inégalités de patrimoine très fortes entre les hommes et les femmes. À en croire les sociologues Céline Bessière et Sybille Gollac (Le Genre du capital, La Découverte, 2020), les écarts de richesse entre hommes et femmes se seraient accrus, passant de 9% en moyenne en la défaveur des femmes en 1998 à 16% en 2015. Ces résultats convergent avec les analyses internationales. Le rapport Wealth and Gender in Europe réalisé par une équipe de chercheuses pour la Commission européenne et publié en 2017 mentionne que la France fait partie des pays où les écarts entre le patrimoine détenu par les femmes et les hommes sont les plus élevés. Certes, le pays n’est pas le seul dans ce cas puisque le rapport pointe une situation analogue en Autriche ou encore en Allemagne. Pourtant, alors que l’égalité des droits entre époux s’est progressivement instaurée en France au XXe siècle, on peut se demander pourquoi de tels écarts subsistent encore aujourd’hui et pourquoi augmentent-ils.
Des chercheuses se sont penchées sur cette question épineuse. Le rapport Wealth and Gender in Europe pour la Commission européenne identifie plusieurs facteurs : un système législatif plus ou moins favorable aux femmes, des niveaux d’instruction féminins inférieurs aux hommes (et donc par ricochet des situations professionnelles moins avantageuses), la mise en couple de femmes avec des hommes souvent plus âgés (ce qui explique les écarts de patrimoine au sein d’un même couple, le conjoint le plus âgé ayant eu davantage de temps d’accumuler des richesses), le nombre d’enfants et le statut matrimonial (les familles monoparentales – à la tête desquelles on retrouve des femmes dans plus de 80% des cas – étant plus pauvres en moyenne, par exemple). L’étude résume l’essentiel de ces écarts à ces variables sociodémographiques (âge, catégorie socio-professionnelle, situation d’emploi notamment le travail à plein temps ou à temps partiel…). Elle conclut que si les femmes avaient les mêmes caractéristiques sociodémographiques que les hommes, elles bénéficieraient du même patrimoine qu’eux, voire même plus : « Women with the same characteristics as men are able to generate more wealth » (p. 29). Le rapport cite par ailleurs, preuve à l’appui, le cas des célibataires, groupe dans lequel les inégalités patrimoniales sont relativement faibles. Il mentionne enfin des spécificités dans les comportements des femmes, comme une plus forte tendance à épargner « sagement » plutôt qu’investir et oser des placements financiers risqués mais dont les retombées peuvent être plus importantes. Les hommes pour leur part le font davantage. Ces différences proviendraient de niveaux d’informations et d’éducation au monde de la finance et du patrimoine qui seraient moins développés chez les femmes.
Les fils sont favorisés au moment de l’héritage
Qu’en est-il en France ? Dans une récente étude, les sociologues Sybille Gollac et Céline Bessière ont enquêté auprès de familles plus ou moins riches confrontées à des séparations de couple ou des successions ; elles ont aussi rencontré des professionnels (notaires, avocats) pour mieux connaître les principes qui président au partage des biens et identifier ceux qui nuisent aux femmes. Elles entrecroisent les résultats de leur enquête qualitative avec ceux des statistiques de l’Insee comme les enquêtes « patrimoine ». Le résultat est sans appel. En matière d’héritage, les fils, et a fortiori les fils ainés, sont favorisés par rapport aux filles, même lorsque ces dernières sont les aînées de la famille. Les fils reçoivent plus souvent des biens matériels (l’entreprise familiale, la maison de famille) et ils les reçoivent en moyenne plus tôt que les filles. Ces dernières perçoivent des compensations sous forme d’argent, souvent pour des montants inférieurs à la valeur du bien hérité par le fils. Autre inégalité, en cas de séparation d’un couple marié, 52% des couples choisissent de revendre le bien, mais lorsqu’un des deux membres garde le domicile conjugal en sa possession, c’est plus souvent l’homme (27%) que la femme (19%). Les femmes ont souvent des statuts professionnels moins élevés que ceux des hommes (temps partiel, catégories socioprofessionnelles inférieures), et elles sont par ailleurs souvent moins âgées qu’eux. Elles ont donc moins d’épargne, ce qui les pénalise lorsqu’il faut racheter la part de l’autre.
Les facteurs sociodémographiques ne sont pas les seuls à intervenir. En se penchant sur les représentations des avocats et des notaires, les deux sociologues montrent aussi l’existence de stéréotypes dans le partage des biens. Il ne s’agit pas d’une stratégie délibérée, mais plutôt d’habitudes, de représentations anciennes qui perdurent. Pour les professionnel·le·s du patrimoine, comme pour les familles avec lesquelles ils et elles travaillent, l’image de l’héritier continue de se décliner au masculin. Malgré le principe du partage équitable entre descendants, les familles françaises restent encore attachées à l’idée d’accroître leur patrimoine et donc, pour cela, de le transmettre à une seule personne qui accomplira cette tâche, tout en dédommageant les autres ayants droit.
Différents mécanismes de calcul et de transmission du patrimoine viennent concrétiser ces représentations, tout en confirmant les inégalités entre les hommes et les femmes. S. Gollac et C. Bessière mentionnent en particulier le principe de la comptabilité inversée, qui consiste lors d’un héritage (ou d’un partage des biens suite à un divorce), à fixer la valeur des biens immeubles en fonction de ce que le repreneur désigné au notaire préalablement peut payer aux autres ayants droit. Ainsi, la valeur de l’entreprise familiale transmise au fils aîné par volonté de ne pas dilapider le patrimoine familial et de le faire fructifier peut être légèrement sous-estimée pour faciliter la transmission et créer le consensus familial en donnant à tous le sentiment qu’ils ont des parts égales. Même les veuves, dont le statut d’héritière s’est amélioré au début des années 2000 grâce à une loi qui les rend prioritaires sur leurs enfants, peuvent invoquer le cantonnement des libéralités (sur conseil des notaires souvent) afin de permettre au fils (souvent l’aîné) d’hériter du patrimoine familial.
Le rôle du système fiscal
Le système fiscal vient confirmer ces mécanismes : la crainte d’une imposition élevée, qui mettrait en péril la succession, conduit les membres de la famille les moins avantagés (les femmes souvent) à accepter ces compromis ; dans le cas des divorces et lorsqu’une pension alimentaire est instaurée (dans 97% des cas c’est l’homme qui la paie), l’avantage fiscal est de nouveau en faveur des hommes puisqu’ils peuvent déduire cette dernière de leurs revenus, tandis que les femmes bénéficiaires doivent déclarer la pension alimentaire parmi les revenus imposables. Par ailleurs, le calcul des pensions alimentaires s’appuie normalement sur plusieurs critères comme une estimation financière des charges éducatives, les revenus de la mère et ceux du père. Or, ce dernier critère prend souvent l’ascendant sur les autres. Le principe de la comptabilité inversée opère de nouveau. Les pensions sont alors estimées en fonction de ce que le mari peut verser et non pas selon les besoins réels pour assumer la charge des enfants. Dans environ un tiers des cas où il faut verser une pension, les pères sont déclarés impécunieux et dans un quart des cas de pensions alimentaires à verser, des impayés se manifestent dans les deux années qui suivent. À chaque fois, c’est aux femmes de réclamer le montant dû, ce qui entérine une représentation des femmes en tant que débitrices tandis que les hommes demeurent perçus comme des créditeurs. Les décisions judiciaires ne rectifient pas ces inégalités. Dans les milieux les plus aisés, par exemple, les prestations compensatoires, versées en une seule fois suite à une séparation du couple, se substituent aux pensions alimentaires. Les femmes en sortent désavantagées car le montant attribué est moins élevé que celui garanti par une pension alimentaire. Quel que soit le milieu social, le travail domestique et le temps que les femmes ont consacré à leur famille et à leur couple, au détriment de leur carrière professionnelle, n’est pas comptabilisé. Les magistrates attachées à l’idéal égalitaire des deux époux qui travaillent accordent peu de crédit aux demandes des femmes au foyer, considérant qu’elles ont « choisi » volontairement de l’être et de mettre entre parenthèses leur carrière. Bref, quel que soit le milieu social, le partage des biens s’opère au détriment des femmes.
Comment sortir de ce système inégalitaire ? L’étude de Sybille Gollac et Céline Bessière dessine quelques pistes, comme une meilleure prise en compte du travail domestique accompli par les femmes dans les calculs des héritages et des compensations en cas de séparation. En effet, les femmes s’occupent davantage des tâches domestiques que les hommes : selon l’Insee, en 2010, les femmes en couple avec enfant consacrent en moyenne 34 heures hebdomadaires aux tâches domestiques contre 18 pour les hommes. Leur activité professionnelle en pâtit directement : les femmes travaillent en moyenne seulement 20 heures par semaine, contre 34 heures pour les hommes. Le rapport Wealth and Gender in Europe pour la Commission européenne, recommande d’encourager les hommes à s’investir plus encore dans les activités domestiques, et les femmes dans les activités professionnelles, afin qu’elles aient accès aux opportunités patrimoniales qu’offrent ces activités (par exemple, les plans d’épargne entreprise avantageux). Il invite aussi les banques à mieux informer les femmes sur les possibilités pour se constituer un patrimoine (achat immobilier, placements financiers, etc.), et, plus largement, à éduquer filles et garçons à ces questions dès le plus jeune âge, dans l’enseignement secondaire par exemple.
Maud Navarre est sociologue et journaliste. Elle est l’autrice de plusieurs livres, dont Devenir élue : genre et carrière politique aux Presses universitaires de Rennes (2015).