dièses contre les préconçus

« J’aime pas l’amour » : les rapports des garçons au sentiment amoureux


« Le désamour des garçons pour l’amour n’est pas inné. Il se construit très tôt au contact des adultes, de leurs pairs et des médias qui leur apprennent progressivement à distinguer le caractère sexué de l’amour et à s’en distinguer. »
par #Kevin Diter — temps de lecture : 9 min —

« Pff, l’amour, c’est trop nul, c’est un truc de filles ! », « Avoir une amoureuse, ça sert à rien, c’est pas marrant » et « D’t’façon, moi j’aime pas l’amour » sont autant de phrases qui sonnent comme des refrains de chansons populaires pour qui est déjà entré·e dans une école, ou pour qui s’est déjà aventuré·e à questionner un garçon sur ses éventuelles amours. Ces cris du cœur font généralement suite à une curiosité jugée intrusive de la part d’adultes qui s’intéressent de trop près à leurs histoires sentimentales, voire résultent de situations perçues comme « super gênantes », lorsque par exemple une fille montre publiquement un faible pour l’un d’entre eux, par la transmission d’une lettre d’amour ou d’un cadeau lors de la Saint-Valentin.

Mais pourquoi donc les garçons mettent-ils à distance les sentiments amoureux et leurs expressions ? Ce dégoût, maintes fois réaffirmé, s’explique par le fait qu’ils intériorisent, dès leur plus jeune âge, l’idée que l’amour a un sexe, et plus précisément un sexe féminin. Il s’agit d’un « truc de filles », fait uniquement par et pour elles. S’y intéresser de trop près reviendrait à adopter le sexe du sentiment et risquerait de mettre à mal leur identité masculine, et donc leur réputation ou leur rang au sein de la cour de récréation.

La féminisation du sentiment amoureux : l’amour, un « truc de fille »

L’apprentissage du caractère « naturellement » ou « évidemment » féminin de l’amour est précoce et multiforme. Il passe tout d’abord – et mine de rien – à travers les différents objets de l’enfance qui sont mobilisés et mis en scène au sein du foyer et de l’école. Le sexe des sentiments amoureux ressort de manière particulièrement flagrante dans les vêtements, parures, colliers et autres bracelets consacrés à l’amour, dans la mesure où l’ensemble de ces apparats restent l’apanage des filles. Contrairement à ces dernières, aucun des garçons rencontrés ne porte des habits ou des accessoires sur lesquels sont inscrits des expressions telles que « All you need is love », « I love U », ou « j[e t]’aime », ni n’apporte des affaires où l’on pouvait voir dessinés des motifs de cœurs (transpercés ou non par une flèche) ou sur lesquels était illustrée une situation romantique entre un héros et une princesse. Leurs tenues préférées sont plus sobres et fonctionnelles et leur servent à jouer au foot ou à faire des activités physiques et sportives. Lorsqu’ils revêtent des habits à motifs, ceux-ci représentent souvent des super-héros, des ninjas ou les stars d’un sport qu’ils admirent. Cette organisation précoce du marquage au corps des sentiments amoureux rappelle sans cesse aux enfants, et notamment aux garçons, le sexe invariablement féminin (et surtout non masculin) des sentiments amoureux.

Au-delà des habits, les jouets, séries ou livres utilisés par les enfants lors des périodes récréatives participent à la coloration féminine des sentiments amoureux. D’une part, la plupart des produits culturels qui ont trait à la « culture des sentiments »1Pour reprendre la belle expression de Dominique Pasquier dans son ouvrage éponyme portant sur la réception par les adolescent·e·s de la série Hélène et les garçons, Pasquier D., 1999, La culture des sentiments, Paris, Éditions de la MSH., c’est-à-dire à la gestion des sociabilités affectives et amoureuses, sont perçus, étiquetés et classés du côté des filles et de la féminité, et ce avant même d’être appropriés par ces dernières. D’autre part, ils constituent pour les filles des supports leur permettant de reproduire et de mettre en scène des histoires d’amour dans le cadre de leurs discussions et activités ludiques. À partir des séries sentimentales en vogue, telles que Violetta , les filles retracent, à l’aide de leurs camarades du même sexe, les apprentissages et les tribulations affectives de leurs héroïnes préférées et les reproduisent dans leurs discussions ou dans leurs jeux. En rejouant ainsi dans la cour les contenus des séries sentimentales dont les personnages principaux sont des jeunes femmes amoureuses, les filles réaffirment la féminisation des sentiments et rappelle à tou·t·es, y compris aux garçons, le lien presque « évident » et « naturel » entre femmes (ou filles) et amour.

Enfin, la coloration féminine de l’amour se donne à voir du côté des principaux interlocuteurs des enfants – qui sont très majoritairement des interlocutrices ! Non seulement les filles – et plus précisément les mères et les sœurs – sont celles qui parlent et mettent le plus souvent en scène les sentiments amoureux dans la vie quotidienne des garçons et des filles, mais ce sont également elles qui sont les personnes « ressources » des enfants, celles avec qui garçons et filles discutent le plus fréquemment de leurs problèmes de cœur ou de ce qu’ils et elles ressentent et pour qui, loin devant les ami·e·s du même sexe, les pères et les ami·e·s de l’autre sexe. Cette hiérarchisation des interlocuteur·ice·s n’est pas sans effet sur les représentations des enfants : elle contribue à conjuguer au féminin le sentiment amoureux, dans la mesure où elle montre aux enfants que les personnes qui s’intéressent à l’amour et les y intéressent sont quasi-exclusivement des filles.

Les pairs comme gardien·ne·s intransigeant·e·s des normes de genre

La mise à l’écart du sentiment amoureux par les garçons ne s’explique pas seulement par le caractère féminin de l’amour. Elle résulte également des multiples injonctions, moqueries, critiques voire insultes auxquelles ils font face lorsqu’ils ne tiennent pas leur rôle et leur rang, et font preuve de mauvais goût en matière de sentiment amoureux en adoptant un comportement proche de celui des filles. Dès qu’ils s’investissent dans des discussions sentimentales sans y mettre de distance, ou dès qu’ils déclarent leur flamme à leur bien-aimée de façon trop romantique, les moqueries fusent. Ils se « font traiter de filles » ou de « bébé cadum », on exige d’eux « le mariage » ou « le bisou », ou encore on leur chante avec malice l’indémodable « Oh le peureux, il est amoureux ! ».

Ces remontrances explicites, directes et plus ou moins violentes selon les cas, ne procèdent pas seulement des garçons comme on pourrait s’y attendre, mais sont généralement le fait de leurs camarades des deux sexes. Elles ne se produisent pas dans n’importe quelles circonstances et à n’importe quel moment. Elles découlent généralement d’une transgression manifeste et ostensible des « règles des sentiments » enjointes aux garçons qui les invitent à délaisser (aux filles) l’aspect émotionnel de l’amour. Cela se produit lorsque les garçons s’investissent dans une discussion sur l’amour sans y mettre la distance attendue par l’utilisation de l’humour, de moqueries voire du mépris, lorsqu’ils reprennent des termes que les filles pourraient employer pour décrire ce qu’elles ressentent ou la relation qu’elles entretiennent avec leur(s) amoureuse(s), ou encore lorsqu’ils mettent en scène l’amour dans leurs jeux et montrent qu’ils y accordent plus de temps et d’importance qu’ils ne le devraient.

Des rappels à l’ordre implicites de la part des adultes

À côté des pairs, les adultes jouent un rôle important dans la féminisation des sentiments amoureux et dans la constitution des rapports distants des garçons à l’amour et à ses expressions. Si, à l’instar des enfants, il leur arrive de se moquer ouvertement d’un garçon qui aurait dévoilé un goût trop prononcé pour l’amour (qui n’est pas censé être de leur âge ni de leur sexe), leur rappel à l’ordre du genre et au caractère féminin de l’amour est généralement plus indirect et implicite. Il se donne surtout à voir dans leur manière différenciée de prêter attention et de valoriser les façons de dire et de faire des enfants en la matière.

Quand il s’agit de sentiments, les professeur·e·s et animateur·ice·s (et, dans une moindre mesure, les parents) agissent de façon différente avec les filles et les garçons : ils et elles passent bien moins de temps à questionner les seconds sur leurs relations amoureuses, les incitent moins à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent et pour qui2Ils/elles justifient ce phénomène par un moindre intérêt des garçons pour ces questions, moindre intérêt qu’ils/elles contribuent paradoxalement à entretenir.. Leurs interventions se font sur un registre plus détaché. Bien souvent, les éducateur·ice·s n’attendent pas de réponses précises des garçons, mais plutôt des exclamations du type « C’est même pas vrai ! », « Pfff, n’importe quoi ! », ou toute autre dérobade signalant un refus d’aborder cette thématique en public, face à des « grands qui vont s’moquer ou nous traiter ». Enfin, en l’absence totale de réponses des garçons, ils prennent rarement la peine de répéter leurs remarques ou de reformuler leurs questions, contrairement à ce qu’ils font avec les filles.

Enfin, les adultes paraissent porter des jugements plus sévères et plus négatifs à l’encontre des garçons qui gèrent « maladroitement » leurs sentiments amoureux. Ils critiquent et sanctionnent davantage ce qui leur apparaît être un surinvestissement émotionnel : lorsque, par exemple, les garçons s’agacent et s’énervent d’avoir reçu des déclarations d’amour importunes, ou lorsqu’ils sont tristes et se plaignent « avec insistance » de leur amoureuse. Ils prennent également moins de temps pour les réconforter en cas de chagrins ou de pleurs et leur demandent de se ressaisir plus rapidement, en les conviant généralement à ne « pas se comporter comme des bébés ».

Des garçons (de classes supérieures) toutefois enclins à aborder les choses de l’amour

Toutefois, tous les garçons ne perçoivent pas l’amour comme un domaine exclusivement féminin qui constituerait une menace ou un danger pour leur définition de soi ou leur réputation. Certains abordent cette question avec intérêt, voire aussi fréquemment et facilement que les filles.

C’est notamment le cas de Julien et d’Éric qui « avouent », l’un comme l’autre, parler de ce qu’ils ont sur le cœur avec leurs parents et leurs meilleurs amis, « sans que ça [les] gêne ». À l’instar des filles, ils leur arrivent régulièrement de parler de leurs amours au moment du goûter ou du coucher, principalement avec leur père et leurs grandes sœurs, dans le but de solliciter des conseils pour l’écriture d’une lettre d’amour ou d’« arranger une dispute » qu’ils auraient eue avec leur(s) amoureuse(s). Contrairement aux autres garçons, ils sont tous les deux moins enclins à dire que « l’amour, c’est que pour les filles ». Ils en veulent pour preuve que « y a des garçons aussi qui sont amoureux. Bah, mon papa, par exemple… mon papa, c’est un garçon, ben, il est amoureux de ma maman ».

Cette vision moins genrée, plus neutre du sentiment amoureux (qui favorise très nettement le goût des garçons pour l’amour) ne se retrouve pas au hasard dans le monde social : elle est plus présente chez les garçons des classes supérieures, et notamment chez ceux dont les mères ont un statut social supérieur à celui des pères.

Cela s’explique par le style d’éducation sentimentale qu’ils ont reçu et qui a pour spécificité d’être moins genré, tant dans son contenu que dans son administration. Ainsi, dans ces familles, l’amour n’est plus défini comme une thématique intrinsèquement féminine qui se développerait naturellement au moment de la puberté. Il est davantage pensé comme un élément constitutif du développement cognitif et social des enfants des deux sexes. Les garçons comme les filles doivent apprendre dès leur plus jeune âge à (bien) gérer leurs sentiments et à en parler, sous peine de connaître une vie émotionnelle instable. Ensuite, dans ces foyers, l’éducation sentimentale n’est pas (ou plus) seulement le fait des mères. Les pères doivent s’impliquer et sont directement impliqués par les mères, non seulement parce que le développement psychique de l’enfant les concerne en tant que parent à part entière, mais aussi parce qu’elles n’ont pas toujours le temps de s’en occuper en raison de leur emploi du temps chargé. Cet investissement plus fort des pères est précisément ce qui permet la formation du goût plus prononcé des garçons (des classes supérieures) pour l’amour : en s’intéressant en tant qu’hommes à la vie sentimentale de leurs enfants, et en les incitant à s’y intéresser eux-mêmes, les pères contribuent mécaniquement à défaire le sexe féminin du sentiment, et à autoriser voire à légitimer ce sujet aux yeux des garçons.

Conclusion

Le désamour des garçons pour l’amour n’est pas inné ni dû à leur prétendue origine « martienne ». Il se construit très tôt au contact des adultes, de leurs pairs et des médias qui leur apprennent progressivement à distinguer le caractère sexué de l’amour et à s’en distinguer. À travers leur expérience des moqueries et rappels à l’ordre, ils comprennent rapidement qu’adopter un goût féminin reviendrait à adopter le sexe de ce comportement, et nuirait à leur rang et à leur place dans leur groupe de pairs. Toutefois, tous les garçons ne perçoivent pas l’amour comme un danger. Certains l’abordent et le mettent en scène autant, si ce n’est plus que les filles. Ce comportement singulier tient moins à des spécificités de tempérament de l’enfant, qu’à une éducation sentimentale moins genrée, dans laquelle les pères s’investissent tout autant que les mères dans les histoires de cœur de leurs enfants, garçons comme filles.

Kevin Diter est post-doctorant en sociologie au DEPS (Ministère de la Culture) et à l’EHESP.


Icône de recherche