dièses contre les préconçus

Les rapports de domination au sein du mouvement des femmes à Bruxelles


En France comme en Belgique, la prise en compte des questions intersectionnelles dans les milieux féministes ne se fait pas sans résistance, comme le montre Nouria Ouali dans cet article publié une première fois en 2015.
par #Nouria Ouali — temps de lecture : 23 min —

Les enjeux autour de l’imbrication des rapports de domination sont de plus en plus discutés. C’est pour contribuer à ces conversations que nous republions aujourd’hui quelques extraits d’un article que la sociologue Nouria Ouali a publié pour la première fois en 2015 dans la revue Nouvelles Questions Féministes.

De nombreux récits de « féministes minoritaires »1Le qualificatif « minoritaire » renvoie, selon Colette Guillaumin, à une disproportion d’être et de droits (et non de nombre) de celle – ou celui – qui est dans un rapport d’oppression – économique, juridique, coutumière – et de dépendance à l’égard du majoritaire. Les groupes minoritaires ont en commun non pas des attributs, mais des formes d’un rapport social aux dominants : un statut concret, c’est-à-dire l’oppression économique et légale, et un statut symbolique, une caractéristique sociale commune. Les « féministes minoritaires » désignent ici les militantes migrantes ou descendantes de migrant·e·s originaires du Maghreb, de Turquie et d’Afrique subsaharienne impliquées dans des rapports de race et de classe avec des « féministes majoritaires » et contestant le caractère universaliste du féminisme dominant en Belgique. engagées dans les luttes sociales et plus particulièrement dans le combat des femmes soulignent la surdité des « féministes majoritaires » à leurs revendications d’égalité et à leurs conditions sociales marquées par des inégalités de sexe, de race et de classe. Cette surdité et, pour certaines femmes minoritaires, leur invisibilité physique dans des espaces du féminisme constituent une des formes de violence inhérente au processus de domination. Avec le racisme, la prise de conscience et l’analyse des rapports de pouvoir au sein du mouvement des femmes constituent un défi majeur pour créer les alliances politiques nécessaires aux luttes contre les inégalités sociales2hooks, bell (1986). « Sisterhood : Political Solidarity between Women ». Feminist Review, 23 [trad. française (2008). « Sororité : la solidarité politique entre les femmes ». In Elsa Dorlin (éd.), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000 (pp. 113-134). Paris : L’Harmattan.. Ces rapports se révèlent sous de multiples attitudes et comportements et sont à l’origine de tensions, de conflits, voire de ruptures entre organisations et entre militantes, mais aussi de résistances qui encouragent une partie des féministes minoritaires à créer leurs propres collectifs pour mieux répondre à leurs besoins, défendre leur point de vue et penser leur propre voie du féminisme3Ouali, Nouria (2011). « Les conditions de possibilité de l’émancipation des migrantes et de leurs descendantes ». In Claudine Liénard (dir.), Femmes et autonomie (pp. 207-226). Bruxelles : Université des femmes, Collection « Pensées féministes »..

En Belgique, les féministes minoritaires ont, à partir des années 1980, explicitement critiqué l’universalisme du féminisme majoritaire et les comportements de certaines militantes qui, selon elles, maternent, victimisent, stigmatisent et dénient leur subjectivité politique.

Cet article propose d’examiner les conditions qui ont contribué à la formulation de critiques envers le mouvement féministe majoritaire bruxellois francophone, d’analyser le contenu et les conséquences de ces critiques, qui s’apparentent à ce qu’Abdelmalek Sayad4Sayad, Abdelmalek (1996). « L’immigration et la « pensée d’État ». Réflexions sur la « double peine » ». In Salvator Palidda (éd.), Délit d’immigration. La construction sociale de la déviance et de la criminalité parmi les immigrés en Europe (pp. 11-29). Bruxelles : Commission européenne. désigne comme le passage de la « politesse » à la « politique », avec l’adoption de positions plus contestataires et une affirmation de soi dans l’espace public.

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De la femme immigrée à la musulmane dominée

Après la Seconde Guerre mondiale, la migration des femmes fut majoritairement organisée par regroupement familial. Les conventions bilatérales de main d’œuvre les confinaient dans l’espace domestique pour prodiguer soins et réconfort à l’époux ouvrier5Ministère de l’emploi et du travail (1964). Vivre et travailler en Belgique. et reconstituer les structures démographiques en déclin6Panciera, Sylvana et Bruno Ducoli (1976). « Immigration et marché du travail en Belgique : fonctions structurelles et fluctuations quantitatives de l’immigration en Belgique – période 1945-1975 ». Courrier hebdomadaire du CRISP, 23 janvier, N° 709-710 ; Delperée, Albert et Jean Nols (1958). « Croissance démographique et croissance économique : essai d’application à la région liégeoise ». Revue du travail, 2, 127-141..

Les migrantes n’ont accédé au marché du travail qu’à la fin des années 1960, dans les secteurs les plus vulnérables de l’industrie et des services7Ouali, Nouria (2008). Migration et accès au marché du travail : les effets émancipateurs sur la « condition » des femmes issues de l’immigration. Thèse de doctorat en sociologie. Bruxelles : Université libre de Bruxelles.. Leur taux d’activité a augmenté sans interruption depuis les années 1970, alors que la crise économique de 1974 et la désindustrialisation plongeaient les époux, en majorité non qualifiés, dans un chômage structurel de très longue durée.

Les luttes portées par les associations immigrées, antiracistes, féministes, les syndicats et les partis de gauche ont vu l’aboutissement, au début des années 1980, de deux projets de loi importants sur le statut juridique des étrangers (1980) et sur la lutte contre le racisme et la xénophobie (1981). À cette époque, les migrantes et leurs descendantes étaient invisibles et rarement l’objet des discours dominants. Cependant, au plus fort de la crise économique et après la manifestation de soutien à la Libye qui eut lieu à Bruxelles à la suite du bombardement de Tripoli et de Benghazi en 1986, la rhétorique sur « l’incompatibilité » avec la « modernité occidentale » des modèles culturels et éducatifs des familles qui se réfèrent à l’islam, prospère. Les identités, la culture et la religion des populations musulmanes sont substantialisées et présentées comme les seuls facteurs explicatifs de leurs réelles difficultés économiques et sociales et de leur présumée « absence d’intégration » dans la société belge.

La stigmatisation des migrant·e·s et de leurs descendant·e·s ne cessera de se consolider avec des problématiques traitées comme menaçantes, telles que les mariages forcés, la polygamie, la répudiation, les crimes d’honneur, ou les identités culturelles et l’éducation religieuse. Dans les discours politiques (gouvernement et partis) et institutionnels (i.e. le Commissariat royal à la politique des immigrés – CRPI8L’équivalent du Haut Conseil à l’intégration en France, créé à la même période.), mais aussi dans la société civile, le fait d’être musulman·e (ou supposé·e l’être) devient en soi un signe de « non-intégration ». L’adhésion aux valeurs de la « modernité occidentale » est alors instituée en condition de l’intégration et l’émancipation des Marocaines et des Turques9Si les textes du CRPI font généralement usage de l’expression « femmes immigrées », les situations concrètes qu’ils décrivent font essentiellement référence aux Marocaines et aux Turques. devient un objectif prioritaire des politiques dites d’intégration10Ouali, Nouria (2008). Migration et accès au marché du travail : les effets émancipateurs sur la « condition » des femmes issues de l’immigration. Thèse de doctorat en sociologie. Bruxelles : Université libre de Bruxelles..

Dans ce contexte, les représentantes du mouvement associatif féminin et féministe majoritaire qui sont consultées, par exemple par le CRPI en novembre 1990, pour évaluer les besoins des « femmes immigrées », ne contestent pas l’image dominante des « musulmanes », appréhendées comme un groupe homogène et décrit sous un jour misérabiliste et victimaire. Alors que, dans la décennie précédente, les descendantes des migrant·e·s d’origine marocaine ou turque avaient été présentées comme des modèles de réussite scolaire et d’intégration, le débat sur le port du voile à l’école a vu l’ensemble des composantes dominantes de la société belge, y compris les féministes majoritaires, les dépeindre comme des victimes de l’oppression masculine et de l’islam. De même, leurs résistances les désigneront comme des réfractaires à l’intégration ou des insubordonnées11Brion, Fabienne (2000). « Des jeunes filles à sauver aux jeunes filles à mater : identité sociale et islamophobie ». In Ural Manço (éd.), Voix et voies musulmanes de Belgique (pp. 115-146). Bruxelles : FUSL..

L’histoire du féminisme majoritaire et ses relations aux femmes minoritaires

Le mouvement des femmes en Belgique présente, à l’image de l’État belge12La société belge repose sur quatre principaux clivages qui ont structuré l’organisation politique et sociale en « piliers » : philosophique (religion et laïcité), linguistique et culturel (communautés flamande, française, allemande), idéologique (partis chrétien, libéral, socialiste) et de classe (bourgeoisie, paysannerie, classe moyenne, classe ouvrière)., un visage complexe, structuré par différents courants13Le mouvement féministe belge est traversé, comme ailleurs en Europe, par des tendances théoriques et idéologiques diverses (libéral, marxiste, radical, culturel, postmoderne, lesbien, universaliste et différencialiste).. Cette nébuleuse, selon l’expression de Nadine Plateau14Plateau, Nadine (2009). « The Women’s Movement and the Challenge of Interculturality : The Case of French-Speaking Belgium ». In Martha Franken, Alison Woodward, Anne Cabò and Barbara Bagilhole (éds), Teaching Intersectionnality. Putting Gender at the Centre (pp. 79-87). Utrecht : ATHENA., se distingue par une multitude d’associations différentes en âge, en taille, en moyens financiers et dont les modes de lutte comme les approches idéologiques diffèrent, même si elles se reconnaissent toutes dans l’objectif d’émancipation des femmes15Degavre, Florence et Sophie Stoffel (2008). « La diversité des féminismes, une problématique à part entière ». In Florence Degavre (dir.), Diversité des féminismes (pp. 7-34). Bruxelles : Université des Femmes ; Van Enis, Nicole (2012). Féminismes pluriels. Bruxelles : Aden..

Le féminisme de la première vague a été essentiellement représenté, en Belgique, par deux organisations de masse : d’une part les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (créées en 1906 et devenues Vie féminine à la fin des années 1960) et, d’autre part, les Femmes prévoyantes socialistes (créées en 1922) et les organisations autonomes (comme le Groupe belge de la porte ouverte) affiliées au Conseil national des femmes belges qui fédère, dès 1905, les organisations de femmes. Les premières soutenaient les valeurs traditionnelles et chrétiennes de la famille, tandis que les secondes rejoignaient les revendications d’autonomie et d’émancipation des femmes portées par des associations laïques. Le mouvement a obtenu durant les années 1950 de nombreux droits civils, économiques et politiques16Accès au droit de vote (1948), accès à toutes les professions et fonctions, fin de l’incapacité juridique de la femme mariée., mais ensuite il s’est essoufflé, notamment en raison de la perte de ses relais politiques et du renouveau des luttes sociales dirigées contre les restructurations de l’économie.

Dans les années 1970, le néoféminisme17Chez les féministes belges, ce terme désigne le féminisme de la deuxième vague, qui renouvelle ses revendications, ses structures, ses modes d’action et ses rapports à l’État à la fin des années 1960, dans un pays marqué par le cléricalisme, le familialisme, l’idéologie petite-bourgeoise et la division linguistique. Voir Aubenas, Jacqueline (1978). « 68-78 : dix ans de féminisme en Belgique ». In Maria-Antonietta Macciocchi, Les femmes et leurs maîtres (pp. 309-330). Paris : Christian Bourgeois. se développe à travers toute une série d’organisations autonomes18Association 29 rue Blanche, l’Université des femmes, les Cahiers du Grif, par exemple., qui rompent avec le féminisme de la première vague jugé trop réformiste et moraliste dans le domaine de la sexualité19Le néoféminisme se mobilise principalement pour la liberté sexuelle, le droit à disposer de son corps, la maîtrise de la fécondité, l’égalité entre femmes et hommes sur les plans économique et social (ségrégation au travail, salaire…), la lutte contre les violences faites aux femmes et le partage des tâches domestiques. En 1972, il crée la Journée nationale des femmes, célébrée le 11 novembre, et des espaces de rencontres spécifiques comme les librairies, maisons et cafés des femmes.. Dans les années 1980-1990, le féminisme institutionnel propose des mesures politiques (quotas, actions positives) pour garantir l’égalité des sexes et le féminisme d’État légifère. Les femmes obtiennent la dépénalisation de l’avortement, les études de genre démarrent dans les universités et la ministre de l’Égalité des chances crée, en 1995, la Maison des femmes Amazone, un centre de ressources pour le mouvement des femmes à Bruxelles20Van Rokeghem, Suzanne, Jeanne Vercheval-Vervoort et Jacqueline Aubenas, (2006). Des femmes dans l’histoire en Belgique, depuis 1830. Bruxelles : Luc Pire.. En politique, après une première loi instaurant des quotas21Loi Smet-Tobback de 1994., la parité est acquise par la loi de 200222IEFH (2006). La participation des hommes et des femmes à la politique belge. Bruxelles : Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.. Cette période correspond au féminisme de la troisième vague, qui réfère à son institutionnalisation mais aussi à l’émergence de courants dissidents et critiques du féminisme universaliste qui, alliant le Black feminism, les mouvements gays et lesbiens, transgenres, antiracistes et anticapitalistes, déconstruisent le sujet « les femmes » et les identités sexuelles23Degavre, Florence et Sophie Stoffel (2008). « La diversité des féminismes, une problématique à part entière ». In Florence Degavre (dir.), Diversité des féminismes (pp. 7-34). Bruxelles : Université des Femmes..

Depuis l’origine, le mouvement des femmes en Belgique est donc pluraliste et, selon les circonstances, il a parfois pu dépasser ses clivages pour créer les alliances nécessaires à la cause des femmes (i.e. l’avortement), même si sa proximité, voire ses allégeances aux partis politiques et aux organisations ouvrières ont souvent été des obstacles à l’adoption de positions communes24Jacques, Catherine (2009). « Le féminisme en Belgique de la fin du 19e aux années 1970 ». Courrier hebdomadaire du Crisp, No 2012/2013..

Ce mouvement, qui a historiquement pensé et pratiqué le pluralisme dans ses luttes, peine cependant à reconnaître et à intégrer les féminismes minoritaires. Le livre de Nicole Van Enis est illustratif de cette difficulté : elle prétend en effet livrer les « différents points de vue débattus au sein du mouvement féministe […] principalement inspirés des débats et expériences de terrain du mouvement féministe en Belgique »25Van Enis, Nicole (2012). Féminismes pluriels. Bruxelles : Aden., mais elle passe sous silence, par exemple, les controverses majeures et récurrentes sur l’interdiction du foulard à l’école et dans les lieux publics26La Flandre a voté (2010) une loi interdisant le foulard à l’école et le Parlement national a voté (2011) une loi d’interdiction du voile intégral dans l’espace public. Du côté francophone, les règlements d’ordre intérieur des écoles définissent la règle et la grande majorité l’interdit. Il existe aussi des règlements régionaux et communaux interdisant le port du foulard sur le lieu du travail dans les services publics.. Ainsi, Van Enis continue à prôner un féminisme universel qui omet de considérer à la fois les autres modes de penser le féminisme (islamique par exemple) et les tensions au sein du mouvement. Ce déni porte en creux l’enjeu fondamental de la (re)définition du féminisme en Belgique.

De fait, la réflexion des néo-féministes francophones sur les femmes minoritaires ne s’est amorcée que dans les années 1990, contrainte par la polémique autour du voile islamique et, plus tard, par le sort inhumain que les politiques d’immigration ont réservé aux femmes sans papiers, notamment après l’assassinat de Sémira Adamu lors de son expulsion en 1998. Selon Plateau27Plateau, Nadine (2009). « The Women’s Movement and the Challenge of Interculturality : The Case of French-Speaking Belgium ». In Martha Franken, Alison Woodward, Anne Cabò and Barbara Bagilhole (éds), Teaching Intersectionnality. Putting Gender at the Centre (pp. 79-87). Utrecht : ATHENA., l’oppression fondée sur l’appartenance ethnique et culturelle des migrantes n’est mentionnée dans aucun des textes féministes belges des années 1970 et 1980. Une militante de l’Université des femmes (UF) déclare même que « l’UF ne s’est jamais intéressée à la polémique sur le voile. Cela n’a jamais fait l’objet d’une discussion politique »28Citée par Collard, Caroline (2013). Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle », mémoire de master en sciences politiques. Bruxelles : Université libre de Bruxelles..

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Pour Plateau, l’absence des femmes minoritaires des préoccupations du mouvement féministe a une triple origine : 1) le leadership par des femmes majoritaires issues des classes moyennes et supérieures, dont les revendications reposaient sur leurs propres expériences et besoins ; 2) la minimisation volontaire des antagonismes de classe et ethniques pour davantage s’appuyer sur les points communs ; 3) la conviction partagée que l’approche occidentale de l’émancipation constitue le seul point de référence théorique et pratique des luttes féministes. Le discours sur l’héritage des valeurs communes (laïcité, démocratie, droits humains) aurait ainsi favorisé un sentiment d’ »homogénéité » au sein du mouvement.

De leur côté, les deux principales organisations de masse, les Femmes prévoyantes socialistes (FPS) et Vie féminine (VF), réfutent l’idée qu’elles auraient ignoré les femmes migrantes. Les leaders des FPS estiment avoir défendu les intérêts des minoritaires sous l’angle de leur appartenance aux classes populaires, du combat pour l’émancipation, de l’égalité et de la solidarité internationale, sans distinction d’âge, de sexe, d’appartenance ethnique, de convictions philosophiques ou religieuses29Julémont, Ghislaine (2008). Femmes Prévoyantes Socialistes. Des combats d’hier aux enjeux de demain. Bruxelles : Femmes prévoyantes socialistes.. Pour elles, la question du voile a déstabilisé la lutte pour l’émancipation. En 2007, elles ont d’ailleurs abordé la question de l’interculturalité et du multiculturalisme, sous la demande pressante des militantes30Plasman, Dominique et Sylvie Pinchart (2008). « Les Femmes Prévoyantes Socialistes : un projet féministe et laïc ». Cahiers Marxistes, 238, 155-161., mais leur approche a révélé une certaine difficulté à intégrer la dynamique interculturelle, car leur féminisme se présente comme le modèle universel incontestable et l’adhésion aux valeurs qui le fondent (émancipation, égalité et laïcité) comme un préalable à toute discussion sur les cultures ethniques menaçant le droit des femmes31Collard, Caroline (2013). Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle », mémoire de master en sciences politiques. Bruxelles : Université libre de Bruxelles.. Vie féminine, pour sa part, s’est préoccupé des femmes minoritaires dès 1947 sous l’angle de la famille, dans le groupe Action immigrée et dans le groupe Femmes du Mouvement ouvrier chrétien, en tant que femmes des classes populaires. Le tournant s’accomplit en 2006 lorsque la présidente de l’organisation (fille de migrant·e marocain·e) met à l’agenda de VF le thème de l’interculturalité puis, en 2008, forme ses militantes à l’approche intersectionnelle des inégalités sociales32Ouali, Nouria (2012). « Migrant Women in Belgium : Identity versus Feminism ». In Glenda Tibe Bonifacio (éd.), Feminism and Migration : Cross-Cultural Engagements (pp. 101-121). New York : Springer.. Une militante de l’organisation témoigne33Citée par Collard, Caroline (2013). Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle », mémoire de master en sciences politiques. Bruxelles : Université libre de Bruxelles. :

On a évolué vers l’approche intersectionnelle. […] Pour les femmes qui portent le foulard, on ne peut pas leur dire : « On doit d’abord régler le problème de la précarité et on s’intéressera ensuite à la question du voile. » On ne peut pas faire l’un sans l’autre. Nous étions les rares du mouvement féministe à travailler avec des femmes portant le foulard et à ne pas embrayer sur la position : « Être féministe c’est refuser le foulard. »

Ainsi, de manière générale, ce n’est qu’à la fin des années 2000 que le mouvement des femmes tente une approche intersectionnelle des inégalités et des rapports de domination34Degavre, Florence et Sophie Stoffel (2008). « La diversité des féminismes, une problématique à part entière ». In Florence Degavre (dir.), Diversité des féminismes (pp. 7-34). Bruxelles : Université des Femmes., conçus non plus seulement comme des rapports de genre et de classe, mais aussi comme des rapports de race.

Si l’approche intersectionnelle percole progressivement au niveau intellectuel, des résistances se manifestent dans les rapports sociaux entre féministes majoritaires et minoritaires, et les relations restent compliquées et souvent tendues, précisément sur le terrain de l’égalité concrète. Par exemple, en 2006, les représentantes des principales composantes du féminisme majoritaire francophone et néerlandophone participaient à un colloque ayant pour titre « Genre et relations interculturelles » (auquel j’ai également assisté) pour « écouter » les féministes minoritaires et répondre à leurs préoccupations. Mais, lorsque ces dernières ont critiqué le féminisme majoritaire, les réactions ont été très vives.

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La validation d’un féminisme particulier et ses postures

Une des tensions majeures mises en relief est l’imposition d’un féminisme hégémonique, son faux universalisme et l’approche victimaire des femmes minoritaires. Les musulmanes en premier lieu s’estiment perçues comme des femmes particulièrement soumises aux hommes et donc incapables de s’engager dans une lutte féministe :

Les féministes n’acceptent pas le fait que l’on puisse être voilées et féministes. Nous, on ne peut être que soumises. Il faut déconstruire ces stéréotypes et montrer que nous aussi on défend les droits de la même manière.

Inès, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

Si l’engagement féministe des minoritaires est ainsi disqualifié par des féministes majoritaires, cela tient beaucoup au fait que ces dernières croient détenir LA vérité, LE modèle universaliste35Une dirigeante d’une organisation féministe déclare : « On est féministe si on rompt avec ces traditions patriarcales (musulmanes) et que l’on va contre elles. Si elles font ça, oui, mais porter le foulard et dire que c’est un élément de féminisme parce qu’on ressent une émancipation… Là, je ne suis plus. Je ne pense pas que ce soit compatible et tout n’est pas soluble dans un mot. » auquel chacune est supposée adhérer, sous peine de rejet du mouvement :

Le féminisme s’est fait sans nous, donc on n’y a pas notre place. Au fond, elles ne nous voient que quand on vient renforcer ce qu’elles pensent d’elles-mêmes et que l’on vient appuyer leur prétendue théorie à l’universalité. La dernière chose qu’elles veulent, c’est entendre qu’elles représentent un communautarisme comme un autre. Un mouvement qui se veut universaliste ne nous accepte qu’en renfort, en armée coloniale, supplétifs indigènes. Et c’est notre seule place.

Micheline, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

Ce faux universalisme majoritaire hiérarchise les places des unes et des autres, la valeur des points de vue (par définition situés) et les priorités des luttes à mener. Dans ce processus, l’accent est mis sur les femmes « qui viennent d’ailleurs », les migrantes ou les descendantes de migrant·e·s, d’abord pensées comme victimes du mariage forcé, de l’excision, des crimes d’honneur ou des violences masculines – autant de problèmes qui les instrumentalisent de manière à sans cesse (re)légitimer le modèle féministe majoritaire. Le droit de se définir comme féministe est ainsi circonscrit au « nous » majoritaire, l’accès au label féministe est racialisé : difficile de s’en revendiquer sans montrer patte blanche. C’est ce qu’exprimait très clairement une féministe de Flandre lorsqu’elle relevait que sa seule qualité de « Blanche » l’avait « naturellement » définie comme membre du mouvement des femmes, alors qu’une de ses connaissances, militante musulmane, devait en permanence confirmer l’authenticité de son féminisme du fait que sa « culture » musulmane était jugée plus patriarcale et hostile aux femmes :

Elle doit d’abord prouver son dévouement à la « cause des femmes », c’est-à-dire montrer que « la cause des femmes » a pour elle priorité sur toutes les autres loyautés auxquelles elle est supposée être attachée. […] C’est comme si elle devait d’abord prouver qu’elle condamne et abjure certains éléments de « cette autre culture » avant que la qualité de membre d’un mouvement féministe blanc lui soit accordée.

Sarah S’jegers (2008), « Mouvement(s) des femmes en Flandre : il est temps d’annoncer la couleur ». Cahiers Marxistes, 238, 119-127.

Le paradigme universaliste dominant ne vise pas seulement à rallier toutes les femmes aux mêmes fondements de la lutte et aux mêmes objets de lutte, mais aussi aux mêmes modes de lutte, ce que bien des féministes minoritaires déplorent, à l’appui de leurs expériences :

Ce qui nous différencie, c’est notre approche des publics : sur la question de la sexualité reproductive et affective, on s’appuie sur la religion pour faire passer l’idée et on est plus diplomate [que les féministes majoritaires], car on évite de donner des leçons, parce que, et d’un, ça ne marche pas, et de deux, de quel droit ! […] Certaines animatrices ou associations de femmes ne peuvent s’empêcher d’interrompre la parole des femmes pour leur donner des leçons. Certains propos sont très radicaux et désespérants. Par ailleurs, on n’établit pas de hiérarchie entre les cultures : la culture occidentale n’est pas supérieure ou plus intéressante que la culture orientale, ni la langue arabe avec le français. On aborde aussi la question du racisme, mais sous tous ses angles, y compris à l’égard des Belges. […] Il y a un mépris clair de l’islam, des musulmans et de toute cette culture.

Dora, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

Ainsi, l’imposition d’un modèle de féminisme affirmé comme universaliste entraîne une triple conséquence pour les féministes minoritaires : 1) l’exclusion des femmes et des organisations qui n’adhèrent pas aux normes et aux valeurs de ce féminisme majoritaire (émancipation, égalité, mixité, laïcité) ; 2) la labellisation des militantes et des associations comme « féministes » ou au contraire leur disqualification ; 3) le refus de traiter les questions que soulèvent les femmes minoritaires qui fréquentent ces associations.

Le déni de subjectivation politique

Les actes d’autonomie des femmes minoritaires sont régulièrement niés. Ce déni, me semble-t-il, s’exprime essentiellement par deux types d’attitude. La première consiste à réduire les minoritaires à des victimes ou des manipulatrices sous influence et, sur cette base, à définir à leur place et, « pour » elles, les modalités de leur émancipation :

On se demande si elles nous entendent parce qu’on le répète sans arrêt. On peut être libre et avoir fait un choix [porter le foulard]. On n’a peut-être pas la même notion de liberté. Il y a des filles qui ne sont pas voilées et qui ne se sentent pas libres. Tu sens qu’il y en a qui veulent nous libérer, mais nous, on leur répond : « Ne nous libérez pas, on s’en charge. »

Nadia, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

La deuxième attitude passe par le dénigrement de leurs prises de parole et de leurs points de vue, interprétés comme des actes d’insubordination et d’arrogance vis-à-vis des détentrices du modèle de référence majoritaire. Certaines de ces dernières cherchent alors à leur confisquer la parole ou à la contrôler :

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On me dit que j’allais être le porte-parole [à une conférence sur la diversité], mais la veille, la présidente voulait que je lui détaille l’exposé que j’allais présenter. Et je me souviens très bien des tentatives désespérées de cette femme qui ne pouvait pas m’interdire d’y aller, ni s’y rendre seule parce qu’elle n’aurait pas été crédible. Et qui, en même temps, ne supportait pas que je porte un discours autonome et critique sur notre organisation en la matière. C’est ce qui m’a décidée à quitter l’organisation.

Micheline, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

Ces attitudes de déni sont une manière de refuser aux migrantes et aux descendantes de migrant·e·s le statut de sujets féministes, voire de les exclure non seulement du mouvement, mais aussi de la possibilité même de lutter et de conquérir leur émancipation. Ce qui, de fait, va totalement à l’encontre d’un projet féministe qui vise la libération de toutes les femmes. Et l’on peut se demander si le fait de maintenir ainsi les féministes minoritaires dans une position subordonnée au sein du mouvement des femmes ne sert pas à la fois de faire-valoir36Mohanty, Chandra (1988). « Under western eyes : feminist scholarship and colonial discourse ». Feminist Review, 30, 61-88. à certaines féministes majoritaires et de justification à leur hégémonie.

Invisibilisation des savoirs et racialisation des compétences

Les luttes avec les féministes majoritaires se situent également au niveau de la reconnaissance des savoirs et des compétences. Les récits des féministes minoritaires relatent diverses expériences qui font état de leur manque de légitimité aux yeux des majoritaires et de la violence symbolique que cela représente pour elles. L’une de ces expériences est l’invalidation de leurs savoirs, ou en tout cas la restriction de leur expertise à certaines compétences comme la « diversité » – et encore pour autant qu’il n’existe aucun enjeu de pouvoir avec les institutions, le politique ou les médias :

Dans le mouvement féministe, ma parole n’est légitime que sur la question de la diversité. Autrement dit, ma légitimité c’est la couleur de ma peau. Celle que l’on va me reprocher pour me fermer des portes mais la seule sur laquelle je peux m’exprimer. Si tu ne fais pas la preuve de tes compétences par tes études et ton travail, tu es directement ramenée à la couleur de ta peau, ou une autre le sera à ses origines culturelles. Je l’ai vécu plein de fois, mais c’est particulièrement marqué dans les mouvements féministes où c’est un avantage si je reste dans un schéma paternaliste. Je constate que j’ai eu plus d’ouverture et de possibilités dans les cercles non féministes. J’ai longtemps cru à la « sororité » des cercles féministes.

Micheline, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

Une autre expérience du même ordre relatée par l’une des militantes que j’ai interviewées est l’élimination de leur nom dans des publications ou dans des activités publiques :

J’ai coordonné avec une féministe blanche un numéro de revue et, lorsqu’il est sorti, mon nom n’y était pas. Et quand tu réclames, on te considère comme un « monstre », une arriviste ! Mon nom a aussi disparu d’un ouvrage collectif. Une féministe blanche m’a fait remarquer que « j’avais été vaporisée ». Quand je me suis plainte, on a convoqué la paranoïa, les problèmes psychiques, la faiblesse ou je ne sais quoi. Alors que j’avais été dépossédée de mon travail, la lettre d’excuse que j’ai reçue parlait d’une erreur et mettait l’incident sur mon tempérament méditerranéen.

Karima, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

L’enjeu matériel et des lieux de pouvoir

Les militantes minoritaires que j’ai interviewées ont relevé les positions subalternes systématiques des femmes minoritaires dans la distribution des postes et souligné que les féministes majoritaires n’agissent pas pour modifier cette hiérarchie, quand bien même certaines d’entre elles reconnaissent qu’elle existe :

Une féministe blanche m’a fait remarquer que toutes les femmes d’origine non belge étaient toutes des « petites mains ». Mais elle ne fait rien pour changer les choses. Les femmes qui sont les « petites mains » sont là parce c’est souvent un moyen d’avoir un emploi ou une relative position sociale. Mais il y a un prix à payer qui est l’acceptation de la hiérarchisation basée sur des motifs raciaux. En fait, dans le mouvement des femmes, on colore un peu pour se donner bonne conscience mais tu restes à ta place d’indigène ! Et quand il s’agit d’intervenir dans les conférences internationales ou prestigieuses, les Blanches se bousculent au portillon et tu deviens invisible.

Micheline, citée par Caroline Collard (2013) dans Le féminisme à l’épreuve de la « diversité culturelle ».

(…)

L’obstination à ne pas procéder à une autocritique qui permettrait d’introduire plus de cohérence entre la lutte pour l’égalité et sa réalisation concrète affaiblit l’ensemble du mouvement. De même, les discriminations raciales freinent les minoritaires dans leur projet féministe. Aujourd’hui, pour problématiser les enjeux des luttes sociales, bon nombre d’entre elles adoptent des notions néolibérales aseptisées et dépolitisées telles que « diversité » ou « défis du pluriel »37Plateau, Nadine (2014). « Introduction : Tayush ou le vivre ensemble ». In Collectif Tayush, Les défis du pluriel. Égalité, diversité et laïcité (pp. 3-11). Bruxelles : Couleur livres.. Nous pourrions voir là une défaite de la pensée progressiste des néoféministes, révélatrice des difficultés des militantes issues des classes sociales supérieures à dénoncer les inégalités sociales et à se mobiliser pour une redistribution équitable des ressources économiques, sociales et symboliques entre toutes les femmes.

(…)

Malgré une radicalisation des positions qui s’est opérée à la suite du soutien d’une majorité de féministes belges aux lois et règlements visant l’interdiction du foulard à l’école et de la burqa dans l’espace public, je relève cependant des évolutions tangibles. Du côté de certaines féministes majoritaires, on observe une prise de conscience de leur hégémonie, de l’existence d’une multitude de rapports de domination, y compris dans le mouvement féministe, et de la nécessité de les théoriser. Du côté des féministes minoritaires, on assiste, d’une part, à l’émergence d’une conviction forte : il est nécessaire de créer des structures hors de celles du féminisme dominant pour penser ses propres questions ; d’autre part, chez les jeunes, à la stimulation du processus de subjectivation qui s’actualise et s’éprouve dans les antagonismes et les contradictions38Cervulle, Maxime et Armelle Testenoire (2012). « Du sujet collectif au sujet individuel, et retour. Introduction ». Cahiers du Genre, 2 (53), 5-17., ainsi qu’au renforcement de leur engagement politique féministe.

(…)

Nouria Ouali est sociologue, enseignante à l’Université Libre de Bruxelles, maîtresse de conférences à l’Université Lumière Lyon 2 et directrice de rédaction de la Revue Travail, Emploi, Formation.


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