dièses contre les préconçus

« Islamophobie » : un outrage au lexique républicain ?


« La notion d’islamophobie a fait l’objet d’une fétichisation tous azimuts de la part de ses promoteurs et de ses détracteurs, comme si le mot avait en lui seul un pouvoir prescriptif. »
par #Vincent Geisser — temps de lecture : 14 min —

En 2003, je publiais le premier essai français sur le phénomène de l’islamophobie1Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie, Paris, La Découverte, coll. « Sur le Vif », 2003., suscitant ainsi de nombreuses controverses dans les champs médiatique, politique et intellectuel2Caroline Fourest et Fammietta Venner, « Ne pas confondre islamophobes et laïcs », Libération, 17 novembre 2003 ; Pascal Bruckner, « Le chantage à l’islamophobie », Le Figaro, 5 novembre 2003 ; Robert Redeker, « L’islamophobie, l’arme des islamistes contre la laïcité », La Dépêche du Midi, 21 octobre 2003.. Pour certains, cette notion cherchait à rendre compte des mutations du racisme. Pour d’autres, elle constituait un outrage au lexique républicain, masquant une entreprise idéologique de légitimation de l’islamisme. Le débat est loin de s’être apaisé en 2021, provoquant toujours de vives polémiques entre les partisans de son utilisation, les sceptiques et les adversaires. Dans cet article, je porte un regard réflexif et critique sur mes propres travaux et appelle à une « défétichisation » du terme islamophobie, afin de privilégier des investigations sociologiques et empiriques sur les tensions suscitées par le fait musulman dans la société française. Je montre ainsi que le rapport aux musulmans, réels ou imaginaires, relève moins du rejet que de l’ambivalence, la France combinant une politique de reconnaissance de l’islam comme élément majeur de son identité nationale, tout en favorisant des formes de discriminations institutionnelles.

Un dialogue de sourds : lutte de sens et guerre de positions

Alors que le terme « islamophobie » est relativement ancien dans la langue française (il est présent au début du XXe siècle dans les écrits de certains anthropologues coloniaux3Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2016., mais aussi dans un opuscule corédigé en 1921 par le peintre orientaliste Étienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim4Étienne Dinet, Sliman Ben Ibrahim, L’Orient vu de l’Occident, Paris, H. Piazza et P. Geuthner éditeurs, 1921.) et qu’il est d’un usage relativement courant dans le sociétés anglo-saxonnes (islamophobia), sa redécouverte en France provoque, à l’aune des années 2000, un véritable séisme intellectuel et médiatique, débouchant sur une guerre de positions entre ses partisans et ses adversaires. D’entrée, il est dénoncé par certains intellectuels, essayistes et philosophes comme une manipulation logomachique5Caroline Fourest, Fiammetta Venner, « Islamophobie ? », Pro-Choix, n° 26-27, automne-hiver 2003, p. 13-14., qui chercherait à légitimer l’islamisation de l’espace public et à interdire toute critique raisonnée de l’islam et de l’islamisme. Les auteurs osant recourir à la notion d’islamophobie sont comparés à des « idiots utiles » ou, pire, à des complices objectifs de « l’islamo-fascisme » qui chercherait à imposer son hégémonie dans la société française et, plus particulièrement, dans les quartiers populaires fragilisés par la crise. Mais la controverse ne se limite pas aux champs intellectuel et médiatique. Elle gagne très rapidement les milieux associatifs antiracistes, où elle est à l’origine de débats passionnés, allant jusqu’à créer des divisions et des scissions, opposant ceux qui se disent fidèles à l’antiracisme universaliste à ceux qui estiment que « l’antiracisme de papa » a vécu et qu’il est donc nécessaire de le réformer en intégrant de nouvelles causes et en s’ouvrant aux populations dites « racisées »6Pauline Picot, « Quelques usages militants du concept de racisme institutionnel : le discours antiraciste postcolonial (France, 2005-2015) », Migrations Société, vol. 163, no. 1, 2016, pp. 47-60.. Si les controverses et les polémiques sont généralement le signe de la bonne santé de notre démocratie française, l’une des conséquences majeures, et plutôt fâcheuse, de cette politisation et idéologisation précoces de la notion d’islamophobie (par ses défenseurs comme par ses détracteurs) a été, selon moi, de réduire la perspective d’une compréhension sociologique des attitudes, des comportements et des représentations touchant à la sédentarisation du fait musulman dans la société française. Or, ce rapport des Français à l’islamité réelle ou imaginaire ne relève pas d’un schéma binaire (acceptation/rejet) mais emprunte davantage au règne de l’ambivalence. Pour le dire autrement, il n’y a pas d’un côté une « France islamophobe » et de l’autre une « France islamophile », mais plutôt une large zone grise qui mériterait d’être davantage explorée par les chercheurs, les experts et les porteurs de cause, au-delà des sondages qui ont tendance à reproduire une image clivée de la société française (pour ou contre) autour des questions d’islam et des populations musulmanes. Sur ce point, je rejoints la perspective tracée par Houda Asal : « Comme tous les concepts, l’islamophobie mérite d’être critiquée, analysée, contestée, mais il est désormais difficile d’ignorer qu’elle s’est largement imposée dans les discours publics, y compris en France7Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche », Sociologie, vol. vol. 5, no. 1, 2014, p. 25.. » De ce fait, la réactualisation de la notion polémique d’islamophobie a été une occasion manquée d’ouvrir un vaste chantier de réflexion et d’études sur le rapport des Français aux nouvelles formes d’altérité sociale, culturelle ou religieuse. La posture essayiste et normative qui a dominé les débats sur la présence/visibilité musulmane en France s’est faite au détriment d’une démarche pédagogique autour de la notion, afin d’en souligner l’utilité sociologique (au moins temporairement, faute de mieux) mais aussi ses limites heuristiques, voire ses effets pervers. La success story du terme islamophobie, qui est d’ailleurs autant le fait de ses détracteurs que de ses défenseurs (on pourrait faire un rapprochement avec la polémique actuelle sur « l’islamo-gauchisme »), est inversement proportionnelle à sa capacité à rendre intelligible des phénomènes sociaux qui ne sauraient être réduits à des appréhensions superficielles par les sondages d’opinion ou les réactions passionnelles aux événements dramatiques qui secouent notre société. Il ne s’agit pas pour moi de tenir une posture de « juste milieu » en cherchant à réconcilier des positions extrêmes, mais de souligner ici le phénomène d’appauvrissement du débat intellectuel autour de la notion ainsi que son caractère destructeur dans l’arène militante, où le registre de l’invective a constitué le mode dominant de communication.

Du champ médiatique à l’arène militante : l’islamophobie mobilisatrice, démobilisatrice ?

Si dans le champ médiatique et intellectuel, la notion d’islamophobie a été à l’origine d’une guerre de positions, dans l’espace associatif de l’antiracisme, elle a été simultanément un facteur de mobilisation et de démobilisation, entraînant des dénonciations publiques, des démissions et des ruptures. Mais elle a aussi suscité des vocations militantes chez les pro comme chez les anti. Comme l’ont montré les travaux de Pauline Picot, le deux dernières décennies (2000-2020) ont été marquées par de profondes divisions dans le champ militant entre les défenseurs d’un antiracisme dit « universaliste », qui est porté majoritairement par des organisations historiques comme la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), le Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples (MRAP) ou la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et les promoteurs de nouvelles causes davantage « ciblées » sur des groupes dits « racisés » comme le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), la Brigade anti-négrophobie (BAN,) le Parti des indigènes de la République (PIR), le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), etc. L’une des principales lignes de fracture entre ces organisations (mais pas la seule) a été justement la légitimité du terme « islamophobie », perçu par les uns comme une régression particulariste, voire communautariste (le repli sur soi) et, par les autres, comme une avancée et une urgence afin de sortir d’un antiracisme jugé « trop abstrait » et « en décalage » avec les nouvelles réalités sociales. Quant aux organisations médiatiques telles que SOS Racisme (créée en 1985) et le mouvement Ni Putes Ni Soumises (2003), elles rejettent d’entrée la notion en l’assimilant à une entreprise de « déstabilisation islamiste » dans les banlieues. Ces deux associations combattront avec virulence son usage, refusant de l’inscrire dans leur discours et leurs actions antiracistes afin de ne pas cautionner la posture victimaire des militants de l’islam politique. Il est à noter toutefois que certaines organisations comme la Ligue des droits de l’Homme et la Ligue de l’Enseignement, toutes deux héritières de l’Affaire Dreyfus, adopteront des positions plus conciliantes et iréniques : si leur direction est plutôt sceptique quant à la pertinence du terme « islamophobie » pour décrire les nouvelles expressions du racisme, cela ne les empêchera de se mobiliser aux côtés des associations qui la défendent, dénonçant ensemble la montée du racisme antimusulman. Le MRAP évitera, lui, de justesse une implosion (congrès de 2004), son président, Mouloud Aounit, considérant que la lutte contre l’islamophobie est désormais prioritaire, alors que ses opposants internes l’accusent de vouloir communautariser l’organisation et de la détourner de sa vocation universaliste.

L’islamophobie : un mot porteur de maux ?

Avec le recul, il n’est pas évident pour le sociologue d’établir un bilan de ces « luttes de sens » et de ces « guerres fratricides » au sein du champ associatif : ont-elles contribué à un affaiblissement de la mouvance antiraciste en France ou, au contraire, ont-elles permis le renouvellement de ses causes, l’extension de ses terrains d’action et le rajeunissement de ses cadres et de ses militants ? En définitive, la focalisation sur l’islamophobie (occultant presque tous les autres débats) a-t-elle été salutaire pour l’antiracisme ? Ces questions appellent nécessairement des réponses nuancées, au risque d’ailleurs de décevoir les militants des camps opposés.

D’un côté, il est vrai que les organisations historiques de l’antiracisme, issues des grands combats pour l’égalité du siècle dernier et de la résistance au fascisme, connaissent objectivement un vieillissement de leurs dirigeants et de leurs adhérents, une surreprésentation des classes moyennes et supérieures et une déconnexion sociologique avec les populations susceptibles d’être victimes de discriminations raciales ou ethnoreligieuses. Cela explique sans doute beaucoup de choses dans leurs difficultés à appréhender la recomposition du « phénomène raciste » qui emprunte de moins en moins un registre biologique basé sur la hiérarchie des races qu’un registre culturalisant, souvent euphémisé (un racisme sans race8Michel Wieviorka (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1992.), se basant sur la différence supposée de culture et de religion et légitimant ainsi l’injonction à l’intégration du « minoritaire ». De ce point de vue, la fracture produite par le débat sur l’islamophobie au sein de la mouvance antiraciste ne s’explique pas seulement par des facteurs purement idéologiques mais aussi par des raisons sociologiques « basiques », bien décrites par les sociologues travaillant sur les mouvements sociaux9Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, coll. « Repères », 2011 ; Nonna Mayer, « Le temps des manifestations », Revue européenne des sciences sociales, XLII-129 | 2004, 219-224. : l’indifférence aux nouvelles formes de racisme est le produit d’une socialisation familiale, scolaire et militante qui rend les dirigeants et les membres des organisations historiques en partie aveugles, sinon moins sensibles, aux discriminations fondées sur la différence supposée de culture et de religion.

De l’autre côté, la naissance des nouvelles organisations, spécialisées dans la cause des « racisés », liées souvent à la trajectoire biographique et à l’expérience sociale intime du racisme vécue par leurs fondateurs a incontestablement contribué à renouveler le militantisme antiraciste sur le plan générationnel, à le désenclaver socialement en l’ouvrant aux périphéries urbaines, et surtout à inclure dans le champ antiraciste de nouvelles problématiques. L’apport de ces associations est aussi de montrer que le racisme peut se présenter sous les traits des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, de la laïcité et des valeurs républicaines : un racisme respectable en quelque sorte10Marie Peretti-Ndiaye, « De l’objet tabou au racisme respectable », Civilisations, 64 | 2015, 81-90.. En somme, les nouveaux militants « racisés », dans leur critique des organisations historiques, ont enrichi par leurs actions et leurs écrits le lexique et les perspectives théoriques de l’antiracisme en montrant que la haine de l’Autre pouvait aussi se manifester sur des registres de plus en plus « sophistiqués » et même se réclamer de la démocratie, de la liberté et de la Raison pour mieux inférioriser certaines catégories de racisés au nom de la lutte contre l’obscurantisme, le communautarisme et, plus récemment, le séparatisme.

Avec du recul, les débats contradictoires autour de la notion d’islamophobie ont été féconds, réveillant une mouvance antiraciste traditionnelle qui était endormie, voire moribonde, incapables de parler et de mobiliser les victimes potentielles des discriminations ethno-raciales. La polémique sur l’islamophobie a eu le mérite de replacer l’antiracisme au centre du débat public.

Toutefois, on peut aussi interpréter ce processus de « spécialisation » de l’antiracisme, dont l’islamophobie a été l’un des enjeux majeurs, comme le signe d’une société de plus en plus libérale, obsédée par la recherche permanente de l’efficacité dans l’action (y compris dans l’action militante), la promotion d’une communication sous forme de coups médiatiques, la judiciarisation des procédures ou le marketing ciblé autour de segments de la population. En somme, ce qui se joue sous nos yeux n’est pas tant le combat contre l’antiracisme universaliste qu’un antiracisme de plus en plus individualiste et communautaire à la fois, où les groupes de pressions remplacent progressivement les grandes organisations à vocation généraliste, elle-même en déphasage totale avec des pans entiers de la société française (les quartiers populaires et les groupes racisés). À ce titre, la crise de l’antiracisme historique présente de nombreuses similarités sur le plan sociologique avec celles des partis politiques et des syndicats dans leur (in)capacité à « faire peuple ». À qui la faute ?

Islamophobie d’État ou islamophobie dans l’État ?

Les travaux fort stimulants des sociologues Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud11Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau, Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Pour mieux comprendre », 2020. ont mis en évidence que le débat autour de l’existence d’un racisme institutionnel et/ou systémique ne relevait pas d’une problématique importée des États-Unis et qu’elle avait une certaine ancienneté dans la société française. Dans la foulée, s’est développée une nouvelle polémique autour de l’existence d’une « islamophobie d’État » qui distinguerait ainsi l’Hexagone des autres pays européens. Pour les tenants de cette thèse, l’islamophobie serait ancrée historiquement au cœur des institutions officielles de la République, véhiculée par les élites politiques françaises et s’expliquerait principalement par l’héritage de la gestion coloniale de l’islam et des populations musulmanes. Il est vrai que depuis le milieu des années 2000, la dénonciation de l’islamophobie d’État est devenue un thème mobilisateur de nombreux collectifs associatifs (Parti des indigènes de la République, CCIF, CRI, etc.), repris et légitimité par certains chercheurs en sciences sociales. Par exemple, le politiste Jean-François Bayart, qui est pourtant l’auteur d’un ouvrage fort critique sur les études postcoloniales12Jean-François Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Éditions Karthala, collection disputatio, 2010., a utilisé la notion d’islamophobie d’État dans une tribune parue dans le journal Le Monde le 31 octobre 2020, ce qui prouve d’ailleurs que les lignes de clivages sont plus complexes que la caricature qu’en donnent les médias. Dans mes propres recherches sur les rapports entre institutions politiques locales et nationales et acteurs musulmans (ou perçus comme tels)13Vincent Geisser, Aziz Zemouri, Marianne & Allah. Les politiques français face à la « question musulmane », Paris, La Découverte, 2007., j’ai pu également observer la survivance de « traces coloniales » mais aussi de préjugés et de schémas cognitifs influençant directement l’action publique, confortant ainsi, pour reprendre l’expression du sociologue Franck Frégosi14Franck Frégosi, L’islam dans la laïcité, Paris, Hachette Pluriel, 2011., une « exception musulmane à la laïcité ». Par ailleurs, de nombreuses études en sciences sociales tendent à confirmer l’existence de discriminations ethnoreligieuses frappant directement ou indirectement les citoyens français de religion musulmane15Patrick Simon et Liza Rives, dossier « Religion et discrimination », Hommes & Migrations, vol. 1324, no. 1, 2019.‬‬. Peut-on parler pour autant d’islamophobie d’État ? Ma réponse serait plutôt nuancée, invitant à prendre compte les expériences historiques et étrangères de « racisme d’État » qui me conduisent à réfuter la notion d’islamophobie d’État appliquée à la France des années 2010-2020. L’usage de cette notion procède d’une confusion entre la récurrence des actes islamophobes ou antimusulmans commis par certains agents de l’État, confortée il est vrai par la présence de textes législatifs et réglementaires qui produisent des discriminations directes ou indirectes à l’égard des musulmans, et l’existence d’un système raciste codifié, légitimant une politique d’État ouvertement islamophobe à l’instar de l’antisémitisme d’État sous le régime de Vichy (1940-1944). Dans un écrit récent16« Rencontre avec Vincent Geisser », Les Cahiers de l’islam, 18 octobre 2017 : https://www.lescahiersdelislam.fr/Rencontre-avec-Vincent-Geisser_a1605.html, j’énumérais cinq critères qui autoriseraient à parler d’islamophobie d’État : 1/ Une idéologie islamophobe clairement assumée et revendiquée par les représentants de l’État et ses agents ; 2/ Une législation islamophobe excluant ou limitant drastiquement l’accès des Français de confession musulmane aux grands corps de l’État, à certains emplois de la Fonction publique et à certaines professions libérales (avocats, notaires, huissiers de justice, etc.) ; 3/ Une politique de fichage particulariste indiquant l’origine ethnoreligieuse sur les papiers officiels et limitant l’accès à la nationalité française des « musulmans » ou supposés tels ; 4/ Des mesures de regroupement sur le plan résidentiel pouvant conduire à l’isolement, voire à la déportation ; 5/ Dans le cas d’une islamophobie d’État totale, cela pourrait déboucher sur l’élimination pure et simple du groupe discriminé (épuration ethnique). On pourrait me reprocher de définir arbitrairement des critères francocentrés, focalisés sur l’expérience historique de l’antisémitisme du régime de Vichy : mais peut-on faire fi de cette histoire, au risque sinon de verser dans un relativisme contreproductif pour les sciences sociales mais aussi pour l’action antiraciste ? Au regard de ces critères, la France est loin de connaître aujourd’hui une « islamophobie d’État » : quelle formule emploierions-nous alors si elle advenait un jour ? De ce fait, nous préférons parler d’« islamophobie dans l’État », voire d’« islamophobie institutionnelle » mais qui n’induit pas (encore) le passage à un « État racial » ou même à une « démocratie ethnique » pour reprendre la notion développée par Alain Dieckhoff17Alain Dieckhoff, « Quelle citoyenneté dans une démocratie ethnique ? », Confluences Méditerranée, vol. 54, no. 3, 2005, pp. 69-80. et Christophe Jaffrelot18Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, 2019.. Cette réfutation totale ou partielle de la notion d’ « islamophobie d’État » ne doit pas constituer un frein à la recherche mais nous inciter, au contraire, à développer des enquêtes sociologiques sur le rôle des préjugés et des stéréotypes « antimusulmans » dans la fabrication des politiques publiques locales et nationales.

Défitichiser la notion d’islamophobie

Depuis son retour en force dans le débat public français à l’horizon des années 2000, la notion d’islamophobie a fait l’objet d’une fétichisation tous azimuts de la part de ses promoteurs et de ses détracteurs, comme si le mot avait en lui seul un pouvoir prescriptif, plutôt qu’une capacité heuristique. La charge émotionnelle provoquée par l’extension de ses usages politique, militant et médiatique a été inversement proportionnelle au développement des études sociologiques tentant de cerner la complexité du phénomène dans une société française du XXIe siècle qui se présente simultanément sous les traits d’un visage à la fois islamophile et islamophobe, poussant le plus loin en Europe l’institutionnalisation et la reconnaissance quasi officielle du fait musulman comme partie intégrante de son identité nationale, tout en adoptant des mesures restrictives et discriminatoires à l’égard des groupes perçus comme séparatistes car jugés « trop musulmans ». C’est précisément sur ce paradoxe que nous devrions réfléchir et travailler, au risque sinon de faire de l’islamophobie un « mot fétiche », certes mobilisateur de passions mais nous éloignant de toute tentative de compréhension des maux de la société française d’aujourd’hui, étape indispensable à la définition d’un horizon d’action « en commun ».

Vincent Geisser est chargé de recherche CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM-AMU), enseignant à Sciences Po Aix, président du Centre d’information et d’études sur les migrations internationales (CIEMI) et directeur de publication de la revue Migrations Société.


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