dièses contre les préconçus

150 ans après, que dit le décret Crémieux de notre société ?


Le décret Crémieux n'a en vérité jamais permis aux juifs d'être traités comme des « Français comme les autres ». (Entretien.)
par #Arthur Asseraf — temps de lecture : 5 min —

Le décret Crémieux, qui a accordé en 1870 la nationalité française aux juifs d’Algérie, a célébré samedi ses 150 ans.

Nous profitons de cette actualité pour publier cet entretien avec Arthur Asseraf, maître de conférences en histoire contemporaine à Cambridge (et spécialiste de l’histoire des colonies d’Afrique du Nord).

Descendant lui aussi de juifs devenus français en Algérie, il a par le passé dénoncé sur Twitter le fait qu’Éric Zemmour occulte (comme beaucoup d’autres) tout ce que le système colonial a pu infliger aux populations juives et musulmanes. Nous l’avons donc interrogé pour qu’il nous en dise plus sur ses recherches – ainsi que sur son approche personnelle du sujet.

Vous dites que les juifs avaient une position particulière dans le système colonial au Maghreb : « derniers des colons, premiers des indigènes, toujours à se faire taper par les premiers et jalousés par les seconds ». Pouvez-vous préciser ce qu’il en était ?

Dans la plupart des sociétés coloniales, on peut trouver des communautés dont le statut était intermédiaire. Ce n’est en rien spécifique à l’Afrique du Nord. Prenez par exemple les Antilles : les « libres de couleur » occupaient souvent des positions stratégiques entre les esclaves et les colons, ce qui permettait à ces derniers d’être moins directement confrontés aux esclaves.

Le système colonial au Maghreb n’est pas tout à fait comparable, mais en dépit d’une population assez réduite, les juifs y jouent clairement le rôle d’intermédiaires – par exemple en tant qu’interprètes, que commerçants ou que petits fonctionnaires. Les colons n’en étaient pas moins imprégnés d’une culture politique antisémite très forte, et les juifs étaient maintenus éloignés des positions les plus prestigieuses.

Avec les musulmans, le problème était un peu différent. Le décret Crémieux, qui accorde en 1870 la nationalité française aux juifs d’Algérie, a fait évoluer les relations entre les deux communautés. À partir de ce moment, le discours le plus courant, c’est qu’il n’est plus possible de faire confiance aux juifs. Plus encore que de l’envie, ce qu’on perçoit dans les textes de l’époque, c’est d’abord un sentiment de trahison. On peut l’observer par exemple dans la poésie populaire. Un poème de Si Mohand raconte ainsi le moment où il croise une personne juive qu’il connaît et qui fait mine de ne pas le reconnaître, pour rejoindre ses nouveaux amis chrétiens.

Je suis d’ailleurs assez frappé de voir que ce discours sur la « trahison » des juifs algériens, que je pensais daté historiquement, avait été ressorti par un certain nombre de personnes qui voulaient critiquer Éric Zemmour suite à mes tweets.

Vous expliquez aussi que, bien loin de faire disparaître l’antisémitisme des colons, le décret Crémieux a parfois pu avoir l’effet inverse.

Très clairement, oui. On a ainsi vu défiler en Algérie française des maires dont le seul programme politique était d’être antijuif. C’est quelque chose qu’on a surtout pu observer dans les années 1890, même si des premiers exemples ont pu exister plus tôt, et que le phénomène a duré jusque l’entre-deux-guerres.

En fait, après le décret Crémieux, la majorité de la population masculine juive des colonies a obtenu le droit de vote. Et dans certaines villes, les juifs sont, sinon majoritaires, du moins très nombreux et en position de peser sur les élections. On les accuse alors de faire bloc entre eux, et de faire preuve de communautarisme. Les antijuifs demandent donc l’abrogation du décret Crémieux pour que seuls les colons européens puissent voter.

Ces discours antisémites n’étaient pas tenus que par des candidats aux municipales. Il faut rappeler que Drumont, auteur de la France juive, pamphlétaire antisémite notoire, avait été élu député à Alger en 1898. Et ces discours ne duraient pas non plus que le temps des élections : Max Régis, élu maire d’Alger à la tête d’une liste revendiquée antijuive, n’a par exemple pas du tout renoncé à ses positions après avoir été élu.

Revenons-en à aujourd’hui. Est-ce qu’on peut dire qu’Éric Zemmour tente de rejouer cette opposition coloniale entre juifs et musulmans ?

D’un point de vue politique, je pense qu’on peut effectivement dire les choses ainsi.

Il faut, en fait, comprendre le parcours de cette communauté juive devenue française à travers le décret Crémieux. Cette population ne s’est que peu positionnée au cours de la guerre d’Algérie : elle était surtout inquiète des développements à venir. On a tout de même vu quelques juifs qui se sont rapprochés du FLN, et quelques autres qui ont préféré rejoindre l’OAS. Les premiers reprochaient à l’empire colonial des les avoir éloignés de leurs « frères indigènes », alors que les seconds considéraient plutôt que les musulmans, qu’ils pensaient violents, terroristes et arriérés, étaient à l’origine de tous les problèmes.

Ce sont des mots et des oppositions qu’on retrouve encore aujourd’hui dans notre société, y compris dans la bouche de Zemmour. Le problème, en fin de compte, est qu’on n’a pas su dénouer les événements de cette époque. On oublie par exemple trop souvent que les juifs ont toujours dû se montrer plus fidèles que les autres à la République et à la France pour être tolérés, et que ces efforts n’ont jamais complètement suffi. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le régime de Vichy abroge ainsi le décret Crémieux et retire leur citoyenneté aux juifs algériens.

Plutôt que de s’interroger sur le rôle que l’État français a pu jouer par moments, certaines personnes préfèrent aujourd’hui idéaliser le modèle républicain, et voir en lui une force salvatrice pour les juifs. Vichy est ainsi souvent pensé comme un « accident » de cette histoire républicaine, accident qui n’aurait aucun rapport avec la République en elle-même. Les choses sont sans doute plus complexes.

Éric Zemmour va lui plus loin : il prétend que Pétain a tout fait pour protéger les juifs français.

C’est vrai. Pour le coup, il me semble ici plus sensé d’en revenir à une analyse individuelle. Éric Zemmour a ses idées bien à lui, qui ne représentent en rien les idées de sa communauté ou d’autres personnes avec une histoire familiale proche de la sienne. S’agit-il d’une posture polémique, pour vendre du papier ? Je ne pense pas. Sa conception des choses est, en un sens, plutôt cohérente. Elle tient moins d’une idéalisation de la République que d’une obsession pour une soi-disant essence éternelle de la nation française. Il pousse jusqu’au bout l’idée d’une France qui aurait toujours été du côté des juifs, jusqu’à donner à Pétain le beau rôle. Cette thèse ne tient évidemment pas debout, et ne rencontre d’ailleurs que très peu d’échos au sein de la population juive.

Entretien mené par Paul Tommasi.


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