Se passe-t-il un seul jour sans qu’un journaliste ne qualifie notre sentiment d’être tiraillé entre deux choses de « schizophrène » ? Un pays, une société, une profession, voire un club de football sont ainsi qualifiés sans que personne n’y trouve à redire. Sur un autre plan tout aussi médiatique, combien de séries télévisées américaines et désormais européennes mettent en scène des individus un peu originaux dont on apprend assez rapidement qu’ils sont « schizophrènes » ? Depuis l’hystérie du XIXe siècle, jamais un diagnostic de nature psychiatrique n’avait pénétré la culture et les consciences jusqu’à s’introduire dans le langage commun. Certes le vocabulaire psychiatrique a souvent permis d’enrichir le lot des étiquettes stigmatisantes et nombreux sont les diagnostics historiques passés dans le langage courant sous forme d’insultes. On entend souvent parler, y compris dans les cours de récréation, de « débile », « d’idiot », de « taré », de « dégénéré », de « psychopathe », de « crétin », de « triso » et de « schizo ». Mais tous les diagnostics psychiatriques ne sont pas aussi infamants. Le terme de schizophrène, lui, est passé dans le langage avec une connotation négative qui distord totalement la réalité et qui pèse sur l’image des sujets dont l’identité est marquée durablement par ce diagnostic. Ce constat a été fait par de nombreux acteurs du champ de la psychiatrie – dont certains aujourd’hui militent activement pour une révision de cette manière de nommer l’état dont souffre les sujets ainsi diagnostiqués – afin de contribuer à leur déstigmatisation1Voir par exemple les actions du collectif schizophrénies et du Centre Collaborateur de l’OMS en France (CCOMS) (lien dans le texte)..
Un trouble qui est souvent mal compris
Changer le nom d’une maladie mentale serait cependant un pis-aller sans modifier les conditions de prise en charge des sujets ainsi étiquetés. De plus, ne pas réfléchir aux conditions historiques qui présidèrent à l’émergence d’une nouvelle condition pathologique et sociale – chargée dès l’origine de représentations négatives – serait également nuisible aux patients. On le sait, les diagnostics psychiatriques sont nombreux à se charger de préjugés dans des contextes particuliers2Voir par exemple les cas de la Drapetomanie construite pour désigner l’esclave fuyard afro-américain, la sinistrose construite pour désigner le travailleur simulant les séquelles d’un accident de travail ou encore la coprolalie désignant pathologiquement celui qui ne parle pas dans la norme.. L’hystérie a été reliée à une origine féminine utérine dont il a été difficile de se débarrasser, même lorsqu’il s‘avérait que des hommes pouvaient présenter des symptômes identiques et qu’il a été démontré que l’essentiel se jouait dans le cerveau et non dans l’utérus. Le terme de schizophrénie, inventé peu avant la Grande Guerre, désigne quant à lui « l’esprit fractionné », ce qui a pu être interprété de manière erronée comme une division du moi : comme dans les cas de dédoublements de la personnalité (à la manière du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde) et dans les cas de troubles de la personnalités multiples (à la manière de l’antihéros du film de Night Shyamalan Split). La dissociation dont sont victimes les sujets dits schizophrènes et que décrivent les psychiatres au XXe siècle ne correspond en rien à cette division du moi dont l’image est pourtant reprise systématiquement dans les médias qui contribuent à détériorer la condition des sujets3P. Moliner, A. Caria ; V. Bellamy, « Images de la folie », Santé mentale, 93, 2004, p. 23-57.. Pire encore, la schizophrénie a été baptisée au début du XXe siècle au sein de la psychiatrie de langue allemande pour venir remplacer une autre étiquette désignant les mêmes symptômes, la « démence précoce ». Avec ce terme, hérité lui aussi de la psychiatrie de langue allemande de la fin du XIXe siècle, on atteint le summum de l’enfermement d’une condition tragique dans un mot. Le sujet « dément précoce » est un jeune sujet perdu pour la science médicale et pour la société, un « perdant de la modernité » comme un psychiatre le nomme vers 1900. Nulle étiquette psychiatrique n’avait jamais été aussi terrible.
Notre manière de penser collectivement la schizophrénie est donc redevable d’une histoire qui débute à la fin du XIXe siècle ainsi que d’une manière de classer les maladies mentales. Ce classement peut avoir un intérêt en terme de formation clinique mais peut également avoir des effets secondaires néfastes sur les sujets qui en deviennent les objets. Le baptême de cette nouvelle maladie découle d’un nouvel intérêt médical pour les problèmes posés par la jeunesse. Les réflexions sur cette « démence juvénile », qu’elle porte le nom de démence précoce ou de schizophrénie, illustrent aussi l’effort de la psychiatrie européenne pour réorganiser les pathologies mentales par classe d’âge : de la démence précocissime des enfants aux démences séniles (la démence d’Alzheimer est décrite au même moment en 1906). Ce travail de reclassement tourné vers une culture du pronostic – on passe du guérir au prévenir puis au prédire ̶ s’opère au détriment de la tradition clinique française plus descriptive, plus attentive au délire des fous et dont les catégories – hystérie, mélancolie, lypémanie, dégénérescence – paraissent trop littéraires au temps de la médicalisation des humeurs4Hervé Guillemain (dir.), Extension du domaine psy, PUF/La vie des idées, 2014.. Dès son origine, la démence précoce est jugée de manière négative puisqu’elle est corrélée à un pronostic sombre et à un processus de détérioration intellectuelle. Les acteurs de l’époque, pour confirmer la fatalité du diagnostic, soulignent que si un dément précoce guérit c’est qu’il ne l’était pas vraiment.
Une évolution au cours du XXe siècle
Les nouveaux manuels de psychiatrie reconfigurent ensuite le savoir autour de ces nouvelles entités morbides qu’ils illustrent par des images stéréotypées, de manière à donner une représentation incarnée du corps des malades, afin d’identifier le mal sans même écouter le délire de sujets, considérés comme simulateurs. Pour cette psychiatrie de l’Entre-deux-guerres, déjà tendue vers la recherche des marqueurs biologiques des psychoses, un juste ordonnancement des maladies mentales passe par une réduction de la complexité de celui-ci et de la singularité (c’est-à-dire du caractère unique des patients et des diagnostics) pour faire advenir une typologie claire et indiscutable, scientifique, des formes de folie.
De cette reconfiguration de la science, se renforce le souci de prendre en charge différemment les maladies mentales au XXe siècle. Comme l’a montré l’expérience de la Grande Guerre5Stéphane Tison et Hervé Guillemain, Du front à l’asile. 1914-1918, Alma, 2013., il semble alors opportun de traiter distinctement les malades aigus, susceptibles d’être renvoyés au front ou au travail rapidement, et les malades chroniques pour lesquels toute activité thérapeutique ne serait que palliative et coûteuse. C’est pourquoi dans l’Entre-deux-guerres se mettent en place des dispositifs nouveaux destinés à accélérer la cure des « petits mentaux » et à reléguer dans de nouveaux espaces les psychotiques chroniques. Les patients déments précoces ou schizophrènes sont certes l’objet d’une intense expérimentation thérapeutique (choc, chirurgie, chimiothérapie) mais ils sont rapidement considérés comme « résistants ». Comme le montrent les dossiers de patients archivés dans les hôpitaux, la maladie a été très tôt attachée à une image négative puisque les patients étaient jugés résistants au travail, à l’armée, aux familles et bien sûr à l’autorité médicale et au cadre hospitalier. Le groupe des malades schizophrènes a donc été redéfini par sa résistance aux traitements et s’est sédimenté dans les asiles sous le nom de « vieux fond schizophrénique » des institutions. Certains d’entre eux vont être placés dans des institutions de relégation spéciales, isolées et peu coûteuses. Les folles parisiennes des années 1930 sont, par exemple, envoyées par convois réguliers à Saint-Remy (Haute-Saône) dans une institution bricolée à la hâte, commandée par les autorités parisiennes pour se délester de sa population de malades chroniques devenue bien trop nombreuse6Hervé Guillemain, Schizophrènes au 20e siècle. Des effets secondaires de l’histoire, Alma, 2018.. Les femmes qui font partie des premiers convois en 1937 sont jeunes, la plupart originaires d’Europe centrale et orientales, et sont diagnostiquées comme des démentes précoces et des schizophrènes. Elles mourront en majeure partie juste avant la guerre ou pendant la guerre. Par le biais de ce classement entre aigus et chroniques, entre bon et mauvais malade, entre curable et incurable, ces malades ont été à proprement parler discriminées et conduites à un sort tragique, dans un contexte devenu critique.
Une dénomination qui continue à interroger
Un des objectifs des psychiatres était d’identifier et de nommer plus précisément les maladies pour les traiter de manière plus adaptée. Ce projet n’a pas disparu dans la seconde moitié du XXe siècle mais il s’inscrit dans un nouveau cadre. À partir des années 1960, l’objectif est de gérer les patients chroniques sous chimiothérapie et à distance de l’hôpital. L’avènement des neuroleptiques dans les années 1950 et la diffusion de la critique des institutions asilaires vont se conjuguer pour transformer ce mode de prise en charge de la folie7A. Klein, H. Guillemain et M.C. Thifault, La fin de l’asile ? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle, PUR, 2018.. La transition a été difficile. Les patients neuroleptisés étaient soumis à des effets secondaires terribles qui les empêchaient souvent de revenir au travail alors que tel était le but de leur extériorisation. D’autres étaient de toutes façons inadaptés à la société des années 1970 après avoir passé des dizaines d’années à l’hôpital. Ceux-là exprimaient le rejet de la molécule neuroleptique autant que la nostalgie de l’asile. À ce moment, les premières associations de patients, portées par le contexte antipsychiatrique, commençaient à éplucher les ordonnances et à apprendre aux patients à décrypter la liste toujours plus longue des médicaments prescrits. Car les patients prenaient désormais la parole.
Il y a près d’un demi-siècle, l’émission Apostrophes a mis la schizophrénie en débat. Une auteure se trouvait confrontée au psychiatre Henri Baruk qui était un des premiers critiques de la notion de schizophrénie. Dès les années 1930, il considérait la catégorie inutile à la science et néfaste pour les patients. Lorsque Nicole Martin, présentant son livre Rescapée d’un mythe, évoque ses années d’hôpital psychiatrique en tant que schizophrène, le psychiatre l’interrompt et affirme « il n’y a pas de schizophrénie ». Ce à quoi Nicole Martin répond : « Oui je suis de votre avis, c’est un mythe, mais on m’a traitée en tant que telle ». Elle ramenait le psychiatre au réel : après des années d’hospitalisation, on n’échappait pas à la catégorie dans laquelle on était classée et la schizophrénie faisait partie désormais de son identité personnelle. On sait qu’aujourd’hui l’étiquette diagnostique ouvre aussi des droits et qu’elle est parfois revendiquée comme faisant partie intégrante d’une expérience de vie. En 1976, Nicole Martin était une des premières à dire publiquement quels effets un diagnostic pouvait produire sur sa propre vie.
La voix des personnes concernées
Comment nommer la souffrance psychique réelle d’un individu tout en évitant qu’une étiquette diagnostique assigne le pronostic et le traitement au détriment de la singularité des situations ? Si on veut bien regarder les expériences du passé, il faut rappeler qu’il fut une époque durant laquelle les étiquettes diagnostiques étaient peu nombreuses. Au début du XIXe siècle, une seule aliénation était reconnue par les premiers psychiatres. Celle-ci prenait des formes variées mais elles étaient en fait infinies parce qu’elles étaient modelées sur le délire des patients. En se faisant le secrétaire des fous et des folles, l’aliéniste était souvent moralisateur et bien peu crédible aux yeux de ses collègues médecins ; le patient était maltraité dans les premières institutions asilaires, pourtant le discours des aliénistes était plutôt optimiste et détaché du souci pronostic. Aujourd’hui la manière d’envisager certains troubles psychiques est soumise à une révision critique destinée à réévaluer les chances de rétablissement et les raisons d’espérer la guérison ou, tout au moins, une meilleure vie avec les symptômes8Marie Koenig, Le rétablissement dans la schizophrénie : Un parcours de reconnaissance, PUF, 2016.. L’équilibre des savoirs et des pouvoirs change lentement sous l’impulsion des collectifs de familles et de patients9Voir par exemple le travail du collectif Comme des fous.. La réflexion historique sur le nom des maladies mentales participe d’un effort conjoint de dénaturalisation des entités morbides et de réintégration des acteurs sociaux dans le récit et dans le dispositif de soin, préalable à la déstigmatisation des personnes pour lesquelles dispositif est à l’origine conçu.
Hervé Guillemain est professeur d’histoire contemporaine à l’université du Mans. Ses recherches sur l’histoire de la folie et de la psychiatrie l’ont mené à publier plusieurs livres, dont : Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l’histoire, publié chez Alma (2018).