dièses contre les préconçus

Quel rôle peut jouer l’ABA pour l’inclusion des personnes autistes ?


Cette discipline scientifique, qui découle du comportementalisme, est l'objet de beaucoup de critiques – et d'incompréhensions. Elle peut néanmoins, sous conditions, être bénéfique à l'inclusion des enfants autistes.
par #Morgane Burnel — temps de lecture : 21 min —

L’éducation des enfants autistes est le terrain de vifs débats, certains centrés sur l’ABA, une technique de prise en charge de l’autisme. Après une brève présentation de ce qu’est l’ABA et un focus sur la situation française, l’objectif de cet article sera de répondre à deux grandes questions : L’ABA est-elle compatible avec le respect des personnes autistes ? Peut-elle être utile pour l’inclusion en classe des élèves autistes ? Les limites de l’ABA pour l’éducation seront évoquées en conclusion.

L’ABA en bref

L’ABA, c’est-à-dire l’analyse du comportement appliquée (ou Applied Behavior Analysis) vise la modification des comportements, par le biais du renforcement ou de la punition. Dans le cadre de l’autisme, l’ABA est utilisée par les parents et éducateur·rice·s afin de susciter des progrès dans des domaines tels que la communication et l’autonomie. Elle a marqué un tournant dans la prise en charge de l’autisme, car ces enfants, auparavant considéré·e·s comme inéducables, se sont vu·e·s proposer des interventions destinées à favoriser leur insertion dans la société. Cependant, les principes et les objectifs de l’ABA restent débattus à plusieurs échelles.

Ces débats sont faussés par deux inexactitudes qui sont sources de nombreux malentendus. D’une part on peut déplorer l’utilisation d’une terminologie imprécise qui regroupe sous le même terme « ABA » deux concepts distincts : une discipline scientifique, que j’appellerai ici l’ABA-science, et certaines de ses applications, les ICIP (Interventions Comportementales Intensives Précoces). D’autre part, un amalgame est souvent fait entre la situation française et celle des pays d’Amérique du Nord. Afin de se prémunir de ces deux travers, il est nécessaire de s’y arrêter quelques lignes avant de rentrer dans le vif du sujet.

L’ABA ne se réduit pas aux ICIP

L’ABA est avant tout une discipline scientifique qui découle du comportementalisme, ou behaviorism. C’est un courant de la psychologie qui s’intéresse à la façon dont on peut modifier un comportement, c’est-à-dire faire apprendre, en agissant sur ses conséquences. Le modèle de base est celui de l’antécédent-comportement-conséquence. Ainsi, l’annonce d’un examen (antécédent) pourra, si elle est suivie de révisions du cours par l’élève (comportement), donner lieu à une bonne note et à des félicitations (conséquence). La répétition de cette séquence conduira l’élève à réviser plus souvent lorsque des examens sont annoncés.

L’ABA-science trouve des applications dans des domaines nombreux et variés. Les ICIP sont une de ces applications. Ce sont des programmes destinés spécifiquement à l’éducation des enfants autistes. Il en existe plusieurs, les plus célèbres étant probablement TEACCH, Denver et PECS. Les ICIP ont pour point commun leur mise en œuvre intensive (20 à 40 heures par semaine), chez des enfants d’âge préscolaire (moins de 6 ans), essentiellement en centre de soins et à domicile.

Une situation différente en France et en Amérique du Nord

Dans les pays d’Amérique du Nord, l’ABA est mise en œuvre massivement et de longue date, tandis qu’elle reste très peu répandue sur notre territoire. Par exemple, on ne recense qu’un unique master, à Lille, préparant à la certification en analyse du comportement. Aux États-Unis et au Canada, les ICIP sont assorties d’enjeux financiers importants parce qu’elles ont l’exclusivité d’un remboursement par l’État. Pour prétendre y être éligibles, les analystes du comportement doivent aussi être formé·e·s à une ICIP de référence auprès d’un organisme privé hégémonique. Une telle situation paraît inenvisageable en France à l’heure actuelle. D’une part parce qu’aucune ICIP ne bénéficie d’un remboursement exclusif par l’État. Et d’autre part, car, quand bien même une telle exclusivité serait décrétée, elle serait impossible à mettre en place compte tenu de l’absence de professionnel·le·s formé·e·s. Un autre obstacle à franchir serait aussi celui de l’âge au moment du diagnostic. Il est de 5 ans en France en moyenne, ce qui compromet fortement la mise en œuvre d’intervention dites précoces. Ces différences ne signifient pas que les critiques américaines ne doivent pas être prises en compte. On peut au contraire s’en inspirer pour éviter de reproduire de tels écueils, mais ce n’est pas un argument suffisant pour rejeter l’ABA-science ou les ICIP dans leur ensemble.

Toutefois, un certain nombre de critiques adressées à l’ABA se transfèrent plus aisément d’un pays à l’autre. Voyons lesquelles, et essayons de déterminer si une ABA qui s’en affranchit est possible. Je me focaliserai dans un premier temps sur les critiques des méthodes, puis sur celles des objectifs et de l’efficacité de l’ABA.

Les critiques majeures faites à l’ABA

Critique no1 : L’ABA utilise, avec des enfants autistes, des méthodes issues de la recherche sur les animaux. Les premiers travaux en analyse du comportement ont été effectués par Skinner sur des animaux tels que des rats et des pigeons. Pour certain·e·s, appliquer ces méthodes à des enfants autistes serait avilissant car cela reviendrait à les considérer comme des animaux. Il s’agit d’un argument spéciste, reposant sur le postulat que les animaux (non-humains) sont inférieurs aux (animaux) humains. D’un point de vue biologique, l’humain est un animal, si bien qu’il n’est pas étonnant que nous soyons soumis aux mêmes lois de l’apprentissage. De plus, au-delà des mécanismes d’apprentissage communs, les chercheur·euse·s se sont aussi attaché·e·s à prendre en compte la singularité de chaque espèce. Ainsi, le comportementalisme se subdivise en différentes branches en fonction de l’espèce concernée. Par ailleurs, l’usage des principes de l’ABA-science n’est pas limité aux seul·e·s enfants autistes. Pour l’être humain, dont le comportement est particulièrement complexe, les subdivisions se font également en fonction des domaines tels que le comportement verbal, l’entraînement sportif, l’éducation scolaire, la lutte contre les addictions, etc. Quant aux ICIP, qui se centrent sur l’éducation des enfants autistes, elles découlent des travaux de recherche spécifiques à l’être humain.

Critique no2 : L’ABA utilise la punition et les châtiments corporels. En ABA, le renforcement et la punition permettent d’augmenter ou de diminuer la fréquence de réapparition d’un comportement. Renforcements et punitions peuvent être positif·ve·s ou négatif·ve·s, selon si on ajoute ou retire un stimulus de l’environnement. Un exemple de renforcement négatif est le « bip » de la voiture qui cesse une fois que le·la conducteur·rice a attaché sa ceinture. Le caractère renforçant ou punitif d’un stimulus varie d’une personne à l’autre et peut évoluer dans le temps.

La punition n’implique pas obligatoirement des châtiments corporels. Cependant, certaines ICIP, dont la première ICIP proposée par Lovaas, incluaient des châtiments corporels tels que des décharges électriques de faible voltage ou des « petites tapes ». Depuis, ces pratiques ont été vivement condamnées. Certain·e·s considèrent que c’est seulement l’évolution de la société qui nous fait percevoir comme inadmissibles des comportements à l’époque acceptés. Pourtant il s’agit bien d’une discrimination, puisque ces traitements répréhensibles étaient prévus à l’intention des enfants justement parce qu’il·elle·s étaient autistes. Aujourd’hui on ne peut que s’indigner de l’usage des violences pour l’éducation, et le Board, qui réglemente les certifications en analyse du comportement à l’échelle internationale, a un positionnement éthique clair vis-à-vis des châtiments corporels. On peut déplorer que tou·te·s les analystes ABA ne soient pas exempt·e·s de mauvaises pratiques, tout comme les parents ou les enseignant·e·s. Toutefois, lutter contre le manque d’éthique de certaines pratiques n’implique pas la remise en cause de l’ABA comme domaine de recherche. Tout comme condamner l’usage de la bombe atomique n’implique pas de rejeter la physique dans son ensemble. D’autant plus que ce sont justement les recherches en ABA-science qui ont permis de dégager des stratégies autres que la punition pour apprendre.

Les avancées dans la compréhension des mécanismes d’apprentissage ont mis en évidence le caractère délétère et facultatif de la punition. Différentes études en ABA-science ont montré que les comportements peuvent être appris de manière aussi efficace, et plus durable, en utilisant uniquement le renforcement. Les comportements gênants peuvent quant à eux disparaître s’ils sont systématiquement ignorés. L’extinction surviendra plus vite avec l’enseignement d’un comportement alternatif remplissant la même fonction. Par exemple, si Kévin mord les autres enfants et qu’une analyse fonctionnelle détermine que ce comportement a pour fonction de bénéficier d’un temps d’isolement, on pourra enseigner à Kévin une manière plus adaptée de demander ce moment au calme. Les ICIP modernes reposent sur ces principes d’éducation positive, basés sur le renforcement et l’extinction, lesquels sont issus de l’ABA-science.

Critique no3 : L’ABA, c’est du dressage (ou de la manipulation). Le renforcement peut apparaître contraire au libre arbitre ou à l’auto-déterminisme de l’individu. En effet, il semble plus épanouissant de faire des actions qui répondent à notre propre motivation plutôt qu’à celle des autres. Cependant, il est difficile d’imaginer un monde dépourvu de motivation extrinsèque. Par exemple, si vous ne receviez plus de salaire, est-ce que vous continueriez à aller travailler ? Beaucoup d’enfants ne sont pas motivé·e·s pour apprendre à s’habiller seul·e·s ou devenir propre, mais on n’attend généralement pas l’émergence d’une motivation intrinsèque pour les y inciter. La récompense qui intervient de façon extrinsèque permet de favoriser l’apprentissage des comportements pour lesquels nous ne sommes pas motivé·e·s. De plus, nous sommes souvent peu motivé·e·s à réaliser des actions que nous ne maîtrisons pas. Élargir le répertoire de compétences par le biais d’une motivation extrinsèque peut donc être une première étape pour l’émergence d’une motivation intrinsèque. Par exemple, motiver un·e enfant à lire des livres en lui promettant d’aller jouer au parc ensuite peut être un début pour lui permettre de découvrir les lectures qui le·la motivent intrinsèquement.

De façon intéressante, si chez l’humain·e l’ABA est assimilée à du dressage, paradoxalement, dans le domaine animalier le dressage est opposé au comportementalisme, c’est-à-dire à l’ABA. Les comportementalistes animaliers ont bonne presse car leur intervention est la promesse de méthodes d’éducation plus douces. Ce sont des expert·e·s qui améliorent la communication entre l’humain·e et l’animal. Il·elle·s permettent d’être plus à l’écoute des animaux, de mieux respecter leurs envies et pourtant reposent sur l’usage de renforçateurs. De façon contradictoire, les renforçateurs seraient donc compatibles avec le respect et l’écoute des besoins des êtres vivants s’il s’agit d’animaux (non-humains) mais pas s’il s’agit d'(animaux) humains.

Critique no4 : L’ABA n’est pas efficace. On peut interroger l’efficacité de l’ABA à plusieurs niveaux : celui de l’ABA-science, de chaque ICIP, ou du programme individualisé d’un·e enfant. Les recherches en ABA-science permettent de déterminer quelles sont les stratégies les plus efficaces pour enseigner un comportement. Ces résultats constituent un état des connaissances à un moment donné. Aucune recherche n’est parfaite et certaines de ces connaissances seront amenées à évoluer. Cependant, il existe un socle qui fait consensus et constitue les bases de l’ABA. Par exemple, l’efficacité des renforçateurs sera tout aussi difficile à remettre en question que le fait que la terre est ronde. L’ABA-science, par des comparaisons successives, affine progressivement notre connaissance des stratégies qui permettent d’optimiser les apprentissages.

Les ICIP sont variées sur plusieurs dimensions et il ne convient pas toujours d’évaluer leur efficacité en un bloc. Néanmoins, une revue de la littérature de Virginie Cruveiller en 2012 indiquait que « le niveau de preuve général (…) est grevé par un certain nombre de biais méthodologiques potentiels ». La chercheuse pointe la difficulté de déterminer si les ICIP sont plus efficaces que le « traitement standard de l’autisme » alors même que celui-ci est hétérogène. Une question sous-jacente à celle de l’efficacité des ICIP est celle du ratio coût / bénéfice pour les pays où elles sont recommandées massivement pour tou·te·s les enfants autistes. C’est une question particulièrement pertinente pour les pays d’Amérique du Nord, mais moins centrale en France où les ICIP sont presque inexistantes.

L’efficacité de l’ABA peut aussi être évaluée au cas par cas pour chaque enfant. À l’échelle individuelle, on peut donc évaluer avec des mesures objectives si un·e enfant progresse ou non. En revanche, il n’est alors pas possible de déterminer si ces progrès sont directement liés à l’utilisation des outils de l’ABA-science, au développement de l’enfant, ou encore à d’autres prises en charge menées en parallèle. C’est également le cas dans le milieu éducatif scolaire : hors d’un protocole scientifique, on ne peut pas savoir si ce qui a permis à un·e élève de progresser est son développement spontané, la pédagogie de l’enseignant·e ou les explications additionnelles proposées par ses parents, entre autres. Il semble néanmoins opportun d’enseigner en utilisant des stratégies qui, d’après l’état actuel des connaissances, maximisent les apprentissages. Puisque l’optimisation des apprentissages est justement l’objet d’étude de l’ABA-science, il semble plutôt pertinent de s’y référer.

Critique no5 : L’ABA a des objectifs cruels. L’efficacité « de l’ABA » doit aussi être évaluée au regard des objectifs qu’elle poursuit. L’ABA en tant que domaine de recherche n’a pas d’objectif, si ce n’est celui de mieux comprendre comment optimiser les apprentissages. L’ABA-science définit un ensemble d’outils qui vont permettre de favoriser les apprentissages, mais elle ne dit rien sur les comportements qui doivent être enseignés. On peut critiquer l’éthique des objectifs d’ICIP, d’analystes du comportement, ou de parents, mais pas ceux de l’ABA-science.

L’objectif le plus critiqué de « l’ABA » est celui de la normalisation. En effet, la première intervention proposée par Lovaas était jugée efficace si à son issue les enfants autistes devenaient impossibles à distinguer des autres. En lien avec cette idée, on trouve encore beaucoup de mentions de l’ABA comme étant un « traitement de l’autisme ». Cependant, ne plus avoir l’air autiste est très différent de ne plus être autiste. Il y a un consensus scientifique concernant le fait que l’autisme est une caractéristique individuelle durable, qui ne peut être supprimée ou guérie chez un individu. Toute intervention ABA qui aurait pour objectif de normaliser une personne autiste est donc vouée à l’échec.

Le mouvement de la neurodiversité invite à considérer l’autisme comme une variation alternative et acceptable du fonctionnement humain. Par exemple, le flapping, une stéréotypie motrice qui consiste en des battements des bras ou des mains, fait partie des comportements qui étaient réprimés dans le premier programme de Lovaas. Le flapping peut attirer le regard, mais ne fait de mal à personne et est utile aux personnes autistes pour gérer leurs émotions. Ce n’est pas en soi un comportement gênant, et vouloir le faire disparaître correspond à un objectif de normalisation. Il est possible de développer d’autres manières d’exprimer et de gérer ses émotions sans pour autant réprimer les stratégies qu’un·e enfant utilise instinctivement, et ce d’autant plus lorsque celles-ci n’empiètent pas sur la liberté des autres.

Neurodiversité et ABA sont-ils incompatibles ?

Laurent Mottron, chercheur et psychiatre au Québec, est un fervent détracteur des ICIP et de l’ABA-science en général. Il défend l’idée que l’autisme est une autre intelligence qui doit être respectée comme telle. Les comportements répétitifs, doivent par exemple être respectés, voire encouragés, car ils permettent l’acquisition d’une expertise même si celle-ci se fait aux dépens de l’apprentissage d’autres compétences. La prise de position de Mottron contre les ICIP est souvent simplifiée comme étant « une critique de l’ABA ». Cependant, il distingue lui aussi très bien l’ABA-science des ICIP. Mottron dirige la majorité de ses critiques vers les ICIP, et quelques-unes vers l’ABA en général. Par ailleurs, il prend soin de différencier un autisme prototypique, qui ne s’accompagne pas d’un handicap intellectuel et se caractérise par une absence de langage verbal jusqu’à l’âge de 4-5 ans, d’un autisme syndromique qui se caractérise par une déficience intellectuelle et un langage le plus souvent non verbal. Son livre, L’intervention précoce pour enfants autistes, concerne explicitement l’autisme prototypique et dit très peu, sinon rien, sur l’autisme syndromique. Les propos de Mottron sont souvent repris contre l’ABA sans considération de l’hétérogénéité de l’autisme, ni de la différence entre ICIP et ABA-science. Ce manque de précision terminologique se cristallise dans une opposition des militant·e·s autistes et des parents d’autistes. Des militant·e·s, sous couvert de prôner le respect de leur différence, reprochent aux parents qui se tournent vers l’ABA de vouloir normaliser leur enfant. Or, pouvoir accéder à une vie normale est très différent de devenir normal, c’est là que réside la différence entre éducation et normalisation. Pour nombre de ces parents il s’agit juste d’apprendre à leur enfant à exprimer ses besoins ou à développer son autonomie. La déficience intellectuelle, les difficultés de communication sévères et les troubles du comportement qui les accompagnent produisent un quotidien très différent de celui vécu par bien des militant·e·s autistes les plus véhément·e·s, lesquel·le·s ont accès au langage et n’ont pas de déficience intellectuelle.

Le débat autour des objectifs supposés de l’ABA est stérile si on ne fait pas de distinction ni entre l’ABA-science et ses applications, ni entre les différents autismes, et si on s’évertue à plaquer sur la France une situation propre à l’Amérique du Nord. L’opposition même des parents d’enfants autistes et des autistes est un non-sens puisque de nombreux parents d’enfants autistes sont eux-mêmes autistes. Beaucoup de temps et d’énergie sont perdus dans ces débats insolubles, où les deux camps s’écharpent sur des pratiques différentes (les ICIP en Amérique du Nord vs. l’ABA-science en France) qu’ils désignent par le même sigle d’ABA. C’est d’autant plus dommage lorsqu’au fond tout le monde a le même objectif : permettre aux enfants autistes d’accéder au respect et à l’éducation qu’ils méritent au même titre que tout être humain.

Viser la réhabilitation et changer le regard de la société

La participation et la qualité de vie sont deux indicateurs de l’accès à une vie épanouie, tous deux en lien avec l’inclusion. Au-delà d’évaluer les compétences d’une personne, il s’agit de s’intéresser à son bien-être général et de déterminer si elle est en mesure d’atteindre les objectifs qu’elle se fixe, quels qu’ils soient. La société peut agir à différents niveaux pour favoriser l’inclusion : modifier les représentations des citoyen·ne·s, l’accessibilité, mais aussi proposer une éducation qui facilite l’épanouissement. Plus que la normalisation, les interventions doivent alors viser la réhabilitation, c’est-à-dire l’atteinte de compétences similaires en s’appuyant sur les forces des individus. Libre à chacun·e ensuite de décider de ses objectifs, et des compétences qu’il·elle emploiera pour les atteindre. La mise en œuvre de l’ABA-science est tout à fait compatible avec cet état d’esprit.

Néanmoins, la réhabilitation n’est pas sans poser question. Dans une étude menée en 2019 par Lucy Livingston et ses collègues, des adultes autistes ont cité des aspects positifs de la compensation (relations sociales, indépendance, emploi), mais ont aussi exposé des aspects négatifs tels que des troubles de la santé mentale (anxiété, dépression, etc.) et un diagnostic plus tardif. Il existe peu d’études à ce sujet, et pour l’instant on ne sait pas si la réhabilitation proposée par des psychologues produit les mêmes effets que la compensation ou le masquage mis en place spontanément par un individu. On ne sait pas non plus si les troubles de la santé mentale associés à la compensation en sont la conséquence, ou s’ils sont le fruit d’un diagnostic plus tardif. Il sera donc utile d’évaluer si la réhabilitation, au-delà d’améliorer les compétences, est globalement source d’une meilleure qualité de vie pour les personnes autistes.

S’il est utile pour un individu de pouvoir déployer des compétences réhabilitées, le surcoût cognitif nécessaire implique que de tels efforts ne peuvent pas être demandés de façon constante. Par analogie, on peut apprendre à un·e enfant à faire des divisions à cinq chiffres sans pour autant imposer que ces calculs soient toujours faits à la main, et sans que cela empêche de mettre une calculatrice à disposition. Ainsi, la réhabilitation n’est pas suffisante et ne doit pas être la seule piste pour l’inclusion. La société doit elle aussi faire des efforts pour devenir non seulement accessible, mais aussi plus ouverte et tolérante à la différence. Ce sont deux leviers distincts sur lesquels on peut agir en parallèle, afin de maximiser l’inclusion et l’épanouissement des personnes autistes.

École inclusive et sensibilisation à la neurodiversité

Il existe bien une volonté en France d’aller vers l’inclusion des élèves en situation de handicap. Cependant, les modèles prédominants restent ceux de la ségrégation et de l’intégration. La ségrégation est la séparation institutionnelle des élèves selon qu’il·elle·s soient porteur·euse·s de handicap ou non (e.g., les IME). L’intégration se traduit par des classes spéciales, au sein de l’école classique, dans lesquelles sont regroupé·e·s les élèves handicapé·e·s. Il s’agit des CLIS ou des ULIS, qui bien qu’ayant pour objectif l’inclusion scolaire n’en sont pas moins des dispositifs intégratifs. L’inclusion reviendrait à scolariser les élèves handicapé·e·s avec les autres élèves au sein d’une même classe et avec les mêmes enseignant·e·s, ce dont est encore bien loin notre école. L’éducation à la citoyenneté, dont la lutte contre les discriminations, constitue un des objectifs du programme scolaire. Cependant, comment une institution qui n’est pas déjà elle-même ouverte à la différence pourrait-elle sensibiliser au respect de la neurodiversité ?

L’élève handicapé·e fait peur aux enseignant·e·s

En France, l’élève porteur·euse de handicap est considéré·e comme un·e élève spécial·e ayant besoin d’un·e enseignant·e spécialisé·e. Ces élèves différent·e·s des autres ne peuvent apprendre que mis·e·s entre les mains d’expert·e·s, utilisant des techniques hautement spécialisées auxquelles il·elle·s auront été formé·e·s dans le cadre d’une formation différente de celle des autres enseignant·e·s. La ségrégation des élèves handicapé·e·s commence donc dès la formation des enseignant·e·s. Ces dernier·ère·s se sentent souvent démuni·e·s, comme dans l’incapacité d’enseigner à des enfants qui seraient d’une nature intrinsèquement différente. Mais le rôle de l’enseignant·e est-il vraiment de n’enseigner qu’à certain·e·s ? Le meilleur repérage des troubles des apprentissages implique une augmentation du nombre d’élèves devant être soumis·e·s à un enseignement spécialisé. Dans le même temps, l’élève supposé·e normal·e se fait de plus en plus rare.

Considérer les besoins plutôt que le handicap

La séparation des élèves selon leur diagnostic confine à l’absurde lorsque cette seule étiquette devient gage absolu d’une incapacité. Des enfants se voient ainsi refuser un accès en crèche, à l’école, ou au périscolaire au prétexte de leur diagnostic, sans qu’on leur laisse une chance de montrer leur capacité à évoluer dans le même milieu que leurs pairs. À l’opposé, d’autres enfants présentant plus de difficultés n’ont pas accès à un soutien adapté faute d’avoir le sésame du diagnostic. Le diagnostic d’un handicap ou d’un trouble développemental ne peut être le seul garant des compétences d’un·e élève. Thomazet (2012) argumente sur l’importance de raisonner en termes de besoins éducatifs particuliers, c’est-à-dire de considérer les élèves selon leurs besoins et non plus d’après ce qui les cause (trouble neurodéveloppemental, situation socio-économique, etc.). L’approche en besoins éducatifs est particulièrement pertinente pour l’inclusion. S’éloigner du diagnostic médical d’un·e élève limite aussi la stigmatisation qui en découle. Cela reconnaît la possibilité pour des élèves porteur·euse·s de handicap de ne pas nécessiter un accompagnement permanent. Un·e élève aveugle peut par exemple être tout à fait autonome en classe ordinaire. Néanmoins, qu’elles relèvent d’une cause ou d’une autre, les difficultés d’apprentissage sont réelles. Il ne suffit pas de mettre tou·te·s les élèves dans une même classe et de demander aux enseignant·e·s de prendre en compte leurs besoins éducatifs particuliers pour que tou·te·s puissent progresser.

La pédagogie universelle, une alternative à l’enseignement spécialisé

L’adaptation, dans une société, vise à donner des moyens supplémentaires à celles et ceux qui en ont besoin. On pourra ainsi déployer une rampe d’accès pour les personnes en fauteuil roulant, mettre à disposition une loupe pour une personne malvoyante, fournir un·e AESH1Accompagnant·e des Elèves en Situation de Handicap. pour un·e élève autiste ou dyslexique, etc. Ce modèle place la personne handicapée comme demandeuse auprès d’une société pourvoyeuse. Les outils supplémentaires fournis visent à pallier le caractère inadapté de la société. C’est sur ce modèle que reposent les efforts vers l’inclusion scolaire menés actuellement en France.

À l’opposé, l’accessibilité vise à anticiper les besoins variés des citoyen·ne·s, c’est-à-dire à penser la société dans son universalité. Il n’y a pas des toilettes en plus, spéciales pour les handicapé·e·s, mais des toilettes auxquelles tout le monde peut accéder, y compris les personnes à mobilité réduite. Ce n’est pas une loupe qu’on fournit à un individu sur demande et justification, mais des textes écrits en gros caractères disponibles pour tou·te·s. Il n’y a pas un·e AESH, mais des enseignant·e·s renforts qui viennent aider n’importe quel·le élève en ayant besoin, et ce en nombre suffisant pour que tou·te·s puissent progresser. Au même titre que l’accessibilité, une pédagogie universelle anticipe le fait que tou·te·s les élèves n’ont pas les mêmes capacités d’apprentissage ou les mêmes besoins. L’enseignant·e enseigne alors en utilisant une pédagogie qui, plutôt que de profiter à la seule majorité, profite à tou·te·s. C’est une pédagogie qui prévoit la pluralité des profils des élèves, et donc l’individualisation à chacun.

Apports de l’ABA pour une pédagogie universelle

L’ABA propose un ensemble d’outils très généraux qui s’appliquent de façon personnalisée à chaque enfant. Elle apparaît donc particulièrement utile pour la mise en œuvre d’une pédagogie universelle. Ainsi, les renforçateurs se feront en fonction des préférences de chaque enfant. La décomposition d’une tâche en sous-tâches dépendra des compétences déjà maîtrisé·e·s. Un même comportement défi pourra remplir une fonction différente selon chaque enfant (échappement, recherche d’attention ou auto-stimulation) et appellera donc une réponse différente de la part des éducateur·rice·s (maintenir, éteindre, ou rediriger). En partant des motivations de l’enfant, l’enseignant·e peut l’amener à progresser dans l’acquisition de nouvelles compétences et dans le développement de comportements adaptés aux différentes situations sociales.

L’ABA s’insère dans le champ de l’éducation fondée sur les preuves, c’est-à-dire dans une approche scientifique de l’éducation. Des méthodes pédagogiques qui apparaissent comme étant à la pointe de la modernité, tel que l’enseignement explicite ou l’éducation positive, n’ont en fait rien de novateur et sont juste de l’ABA. Ce qui est nouveau n’est pas la stratégie d’enseignement, mais son application en classe ordinaire. En effet, si l’optimisation des apprentissages est apparue indispensable dans le cadre du handicap, ce n’est que plus récemment qu’elle commence à être reconnue comme étant utile pour tou·te·s les élèves, dont celles et ceux en difficulté mais ne présentant pas de handicap.

L’éducation fondée sur les preuves, qui permet l’optimisation des apprentissages, est d’un enjeu crucial pour une école inclusive. Utiliser les stratégies d’enseignement les plus efficaces permettra aux enseignant·e·s de faire apprendre à tou·te·s, plutôt qu’aux seul·e·s élèves « ordinaires ». Diaboliser l’ABA ne sert pas les besoins des élèves exclu·e·s du système scolaire, qu’il·elle·s aient un handicap ou qu’il·elle·s soient confronté·e·s à des problématiques socio-économiques complexes. Par exemple, la transgression répétée des règles, la détérioration du matériel, ou la violence, sont autant de comportements auxquels un·e enseignant·e sera confronté·e durant sa carrière. Le climat de classe est un facteur fréquent des difficultés à enseigner, et celui-ci pourrait être grandement amélioré en utilisant les outils de l’ABA-science. Bien sûr la formation des enseignant·e·s à l’ABA ne suffira pas à pallier le manque de moyens. Et l’ABA sera plus difficile à appliquer dans des classes surchargées, mais elle peut apporter une aide considérable. Après tout, ce que fait un·e éducateur·rice spécialisé·e dans une institution, ou un parent à la maison, peut tout à fait être appliqué au sein d’une école. Des enseignant·e·s mieux armé·e·s pour gérer les comportements défis se sentiraient plus à même d’accueillir des élèves susceptibles d’en présenter plus que les autres.

Limites de l’ABA et complémentarité des autres approches

Si le côté généraliste de l’ABA est un atout pour une pédagogie universelle, la contrepartie est son manque de spécificité. L’étude des interactions entre l’environnement et les comportements observables a relégué le cerveau au rang de boîte noire. Historiquement, le cognitivisme, qui se concentre sur la compréhension des processus à l’œuvre, est apparu en réponse aux limites du comportementalisme, et permet d’apporter une compréhension bien plus raffinée du fonctionnement humain. Par exemple, en ce qui concerne la dyslexie, les recherches issues de la psychologie cognitive renseignent sur les mécanismes déficitaires, et nous informent sur les compétences qu’il convient de travailler afin d’améliorer la lecture (empan visuo-attentionnel, conscience phonologique, etc.). Au sein de l’éducation fondée sur les preuves, d’autres disciplines, telles que la psychologie sociale, viennent aussi renseigner sur les dynamiques des interactions entre élèves et enseignant·e·s et leur rôle dans les apprentissages. Même si l’ABA n’est pas suffisante à elle seule pour assurer l’inclusion à l’école, elle apporte des méthodes transversales et puissantes dont il serait dommage de se passer.

Conclusion

Le rejet de l’ABA-science, sur des critères souvent fallacieux ou propres aux ICIP, est regrettable au regard de ses apports pour l’enseignement et l’éducation en général. En plus d’être compatible avec le respect de la neurodiversité, l’ABA-science peut favoriser l’inclusion à l’école en participant à un meilleur outillage des enseignant·e·s pour affronter la pluralité des profils cognitifs des élèves. L’ABA-science n’est pas, et ne doit pas être, une stratégie d’éducation dédiée aux seules personnes autistes. Dans la mouvance d’une éducation fondée sur les preuves, il y a un intérêt à son déploiement en France, et ce hors des murs des institutions dites « d’enseignement spécialisé ».

Morgane Burnel est docteure en psychologie cognitive (Université Grenoble-Alpes), et chercheuse associée au Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition.


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