Dans une société où la valeur d’un individu se mesure encore amplement à l’aune du travail qu’il produit, rester en marge du monde professionnel relève souvent d’un choix fait par défaut, tant il demeure alors risqué d’assurer sa survie économique, voire sociale. La reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) part du postulat que l’inclusion, en premier lieu, passe par l’insertion professionnelle : « Ce que l’on fait pour les autres sans les autres, on le fait contre les autres », dit un proverbe touareg. Et selon mon expérience personnelle, le problème réside bien dans le fait que cette reconnaissance repose sur une vision des travailleur‧se‧s handicapé‧e‧s – et plus largement, sur celle de leur travail – établie par des structures et personnes qui, le plus souvent, s’avèrent inéluctablement étrangères à la condition du public auquel elles s’adressent.
La RQTH comme injonction à l’insertion ?
Personne ne décide d’être étiqueté‧e handicapé‧e, mais le besoin de reconnaissance par le monde du travail l’impose parfois. Cela passe souvent, conventionnellement, par une demande de RQTH (Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé).
Il y a quatre ans, je n’aurais jamais imaginé faire cette demande un jour. On m’a fait comprendre que c’était raisonnable et que cela pourrait m’aider. Au point où j’en étais, tout appui était bon à prendre. Et finalement, après des années de démarches, après avoir raconté maintes fois ma vie à de nombreux‧ses inconnu‧e‧s qui l’ont disséquée pour, dans un premier temps, savoir qui j’étais et, dans un second temps, décider de si je méritais ou non le statut de travailleur‧se handicapé‧e, je reçois un jour de janvier l’officialisation : j’ai obtenu cette RQTH.
En apparence, tout est bien qui finit bien : handicap reconnu.
Que vais-je faire de ce verdict ? Quelles leçons, quelles opportunités vais-je en tirer ? Voilà, à ce moment précis, les interrogations qui me sont venues à l’esprit ; car une reconnaissance ne peut suffire, à elle seule, à me trouver un emploi. Ce n’est donc que le début d’un éventuel nouveau parcours à entreprendre ; un parcours qui vient s’ajouter à celui déjà réalisé auparavant dans le monde professionnel et qui s’était avéré épuisant de par les efforts fournis. Pour certaines personnes, l’obtention dudit papier permet, fort heureusement, de bénéficier rapidement d’un allègement et/ou d’un aménagement des conditions de travail dans l’emploi qu’elles occupent déjà.
Au dos dudit papier, on me signifie que les orientations professionnelles ne sont pas gérées par l’organisme qui m’a reconnue : il faut s’adresser de soi-même à une autre structure. Cette tâche m’incombe alors qu’elle fait précisément partie de mes incapacités. Je pensais avoir fait le plus dur. En fin de compte, on me reconnaît certaines limites et pourtant, on me demande, à présent, de les dépasser pour pouvoir m’insérer. Je comprends alors que la suite ne dépend plus que de moi et d’un retour dans les démarches vers la recherche d’emploi.
En effet, je n’ai pas précisé qu’en arriver là est en soi une épreuve. Comment font les personnes qui ont besoin d’assistance, qui sont dans l’incapacité mentale ou physique de décrire leurs difficultés de la manière dont on leur demande de le signifier dans les dossiers ? C’est-à-dire en remplissant des cases – la violence du système s’illustre dès le début de la démarche, lors de la demande de reconnaissance du handicap ; et même en amont, lorsqu’il est question d’entamer des démarches de diagnostic, elles-mêmes souvent précédées par des années d’errance médicale. Le parcours qui précède l’obtention de la RQTH met, à lui seul, en lumière le degré de difficulté à accéder au monde du travail en tant que personne handicapée, vivant avec un handicap ou porteuse d’un handicap. Les délais sont longs, inhumains. Le récit répété de son histoire personnelle par écrit ou de vive voix, auprès de divers‧es interlocuteur‧rice‧s dont certain‧e‧s nous sont invisibles, rend l’expérience déstabilisante. Savoir que des personnes se réunissent en commission, sans moi, pour décider de la validité de ma demande à être reconnue en difficulté est synonyme pour moi de destitution d’une part de mon vécu. Mon intimité et mes fragilités sont exposées et comparées aux seuils d’attribution des aides : synonyme d’un jugement porté par les autres sur la validité de ma demande à être reconnue comme invalide…
Mon propos présenté ici est tenu en totale conscience de la position de privilégiée que j’occupe malgré tout : je suis intellectuellement performante ; et cela rend invisibles mes difficultés, tout en me permettant de décrypter certains rouages (pas tous, loin de là) de l’administration et du système de soins – et donc d’y avoir accès, dans une certaine mesure, par moi-même. Pour bien d’autres, être assisté‧e à tout moment, y compris pour décrire, par le menu détail des petites cases inadaptées, ce qui pose problème au quotidien, peut représenter une souffrance à part entière. Offrir la promesse d’une reconnaissance quand les documents à remplir ne peuvent rendre compte de ce quotidien de façon appropriée, c’est déjà un déni : on ne fait pas connaissance avec une personne au travers de questionnaires préétablis. L’ensemble du document reflète la vision stéréotypée du handicap et de l’insertion professionnelle en France.
Cette phase qui précède l’obtention de la RQTH varie, bien sûr, d’une personne à l’autre tant au niveau du ressenti, de la situation professionnelle et personnelle de départ (c’est-à-dire plusieurs mois avant l’obtention d’une réponse de la MDPH), que dans le déroulement de la procédure. Je tiens cependant à insister sur l’influence que cette période a sur la condition même de la personne qui en bénéficie. C’est une course de fond à l’issue de laquelle il faut, de nouveau, entrer dans un autre processus : celui de l’insertion en tant que telle. À tout le moins, il faudra l’audace de communiquer ou cacher à sa hiérarchie la notification de handicap, ou sinon affronter le marché du travail sans savoir s’il sera bon de faire mention de son statut de travailleur‧se handicapé‧e.
L’incapacité : une notion validiste ?
Mon taux d’incapacité est, paraît-il, « inférieur à 50 % ». Cela me fait doucement rire et je serais bien curieuse de savoir comment il a été estimé. Non, personne ne peut décidément savoir dans quelle incapacité nous nous sentons tour à tour, les uns et les autres et ce dans toutes les situations possibles, avec toutes les données disponibles du passé porté, du présent soutenu et du futur redouté, investi, projeté, fantasmé.
Le vécu de l’incapacité est difficile à décrire. C’est se sentir dépossédé‧e de tout ou partie de ses moyens. Par ailleurs, nos incapacités peuvent parfois induire des comportements de défense, d’agression ou d’indifférence. Cela est déroutant pour les autres et les éprouve bien malgré nous.
Il reste nos capabilités1Martha Nussbaum, à la suite d’Amyarta Sen, définit la capabilité comme la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre.. Pour restaurer quelque chose ; je suppose ce qu’on appelle l’estime, ce sentiment de valeur personnelle.
Il me semble souvent impossible pour quelqu’un n’ayant pas connu ma condition de se rendre compte des difficultés à se réaliser pleinement dans un système conçu par et pour des personnes dites valides. J’espère fortement que celui ou celle qui me lit a éventuellement pu se reconnaître sans savoir quel handicap j’évoque au juste. Car si jusqu’ici j’ai soigneusement évité de préciser de quoi je parle, c’est pour mettre en évidence des sentiments humains, et donc forcément partagés par d’autres, quelle que soit leur condition. En tant que femme autiste – deux qualificatifs auxquels je suis assignée –, un caméléon ayant réussi la plupart des épreuves socialement imposées au cours d’une vie de survie, on a estimé que je m’en sortais bien (le prix payé n’a en revanche jamais été évalué, et je crois que je suis à découvert depuis longtemps). Une partie de mes difficultés consiste à faire comprendre à autrui à quel point je peux être décalée de ce qu’on attend en termes de comportements et de choix dans une société normée par une majorité fonctionnant autrement. Par conséquent, faire comprendre en quoi ces difficultés peuvent constituer un handicap est souvent une gageure.
« Ils ne sont pas à ma place ». Voilà la phrase que nous nous répétons tous et toutes, sans exception, quand nous nous sentons incompris‧es, indépendamment du contexte historique, social ou de notre condition physique ou mentale.
Or, il s’agit bien de mettre en œuvre la théorie de l’esprit pour appréhender ce que vit autrui. Cette théorie est celle que paradoxalement, d’après le DSM-V, je n’ai pas acquise. Elle désigne la capacité à se mettre à la place de l’autre. Elle fait à mon sens immanquablement défaut à tout le monde parce que nous ne vivons pas dans la peau de l’autre, ni dans son habitat ou son pays, ni dans sa famille et son histoire, ni dans sa religion, ni dans sa culture et l’on ne peut le nier. Que peut alors signifier le terme de « handicap », tant il est relatif au regard que l’on porte sur la différence et se jauge donc par rapport à une norme arbitraire ?
Un autre regard sur le corps
Qui peut savoir à ma place ce que je traverse ?
Personne. Et c’est justement pour cela que je ne peux accuser personne de ne pas se rendre compte de ce qu’est ma vie. C’est pour cela que je ne peux prétendre, en aucune manière, me rendre compte de ce qu’est la vie de l’autre ; que son handicap soit reconnu ou non, qu’il‧elle soit considéré‧e comme handicapé‧e ou non par cette société qui trie les personnes selon leur apport au capital. Ma responsabilité est de ne pas me faire passer pour une victime du système.
Ma responsabilité est également de garder en moi cette capacité, heureusement intacte, de vouloir faire du lien avec tou‧te‧s les autres même si je ne sais peut-être pas bien m’y prendre. Ma forme d’empathie me sert à ne pas discriminer les combats en évitant d’alimenter un système normatif divisant.
Ni victime ni dupe : je sais le jeu qu’il faut jouer pour être considéré‧e comme normal‧e, valide. Il n’en vaut pas la chandelle pour moi, et pour les autres non plus. Il est extrêmement difficile, moralement parlant, de continuer à vivre dans ce système en essayant de bénéficier des maigres aides de la société. Car cela équivaut à adopter la pensée que nous lui sommes redevables, et cela me semble donc soutenir le discours validiste. Il est très gênant de se sentir en péril socialement et d’en être réduit‧e à demander une aide qui a pour finalité une assimilation dans un système dont on (je) réprouve les fondements : le corps capital, dont on doit extraire des ressources pour qu’il alimente la bonne marche du système. La seule reconnaissance qu’on nous accorde est celle d’une personne capable de travailler dans une certaine mesure, avec un certain degré d’adaptabilité… donc une certaine rentabilité au regard des normes fixées par un monde du travail construit en dehors de bien des réalités individuelles. Cette conception de la valeur de l’humain n’est donc, hélas, pas circonscrite au domaine du handicap.
Je parle là de ma condition personnelle telle qu’elle est étiquetée et vue par le système économique et social. Mon propos ici n’est pas de rejeter la valeur de l’aide en tant que telle : qui pourrait la refuser au cœur de sa détresse ? Il est facile de se représenter et de constater au quotidien la nécessité vitale de ressources matérielles, logistiques, d’accompagnement humain, médicalisé ou non, dans le cadre professionnel, privé, scolaire. Mais l’argument du « c’est mieux que rien » ne me convainc pas, car il soutient l’idée d’un déséquilibre des capacités face au travail et alimente un rapport unilatéral à l’aide. Le problème réside, à mon sens, dans l’idée du handicap que nourrit l’aide institutionnelle : c’est-à-dire le rapport instauré entre l’aidé et l’aidant‧e, le « valid gaze » ainsi véhiculé.
Aider n’a pas de sens si cela revient à maintenir un rapport sous-jacent de domination. Qui est aidé‧e doit pouvoir aider à son tour, encore faut-il que l’autre accepte d’être aidé‧e, de retrouver cette position de recevoir, de reconnaître l’apport précieux de l’altérité. Cet apport est malheureusement impossible à identifier dans la grande majorité des structures professionnelles telles qu’elles sont régies actuellement, car les corps qui y sont employés ne sont pas pris en compte en tant que tels : des êtres sensibles, fluctuants, aux besoins complexes et variés, qu’ils soient considérés avec ou sans handicap. Les quotas, les actions d’intégration positivistes, les aménagements pour le bien-être : des actions de surface pour garder la face.
Ma responsabilité est celle de faire entendre ma voix sans chercher à taire celle des autres, à m’émanciper malgré le système, peut-être en dehors, plutôt que de m’effacer en redevenant l’ombre de moi-même, plutôt que de participer à la conception d’un monde divisant les gens comme des fragments d’eux-mêmes, les réduisant ainsi à des sommes chiffrées de petites capacités insuffisantes, pour correspondre au modèle normé.
Ma responsabilité réside enfin et surtout, me semble-t-il, dans la recherche et le partage d’une vision différente, plus englobante, et en même temps plus différenciée : c’est l’enjeu de l’inclusion sans discrimination positive illusoire ni création permanente de positions identitaires aux marges souffrantes. Cela me demande de sortir de mes problématiques personnelles pour m’interroger à nouveau : « Qu’est-ce que je perçois de la différence ? Qu’est-ce que j’appelle différence ? En quoi serait-ce un handicap ? Qu’est-ce qu’un corps qui travaille ? Quel est l’apport du corps au travail ? »
Reconsidérer l’altérité, plutôt que le handicap
Exigeante recherche pour se sentir reconnu‧e de façon singulière, tout en étant totalement accepté‧e sans distinction dans un ensemble. Passionnante quête pour éviter un double écueil : l’illusion de l’universalisme parfait et le risque de sclérose des entre-soi. Nous serons toujours aux marges de certains collectifs, toujours au centre d’autres groupes, alternant ainsi entre les positions de dominant‧e et dominé‧e. De fait, ce qui réunit certains et certaines d’entre nous en exclut automatiquement d’autres ; et ce, quels que soient les critères de rassemblement choisis. En avoir conscience est déjà un acte de cheminement vers l’autre. Rester dans une fluidité de mouvement évite de figer les identités et les assignations. Le handicap en est une.
Je suis handicapé‧e, quand je ne reconnais pas le handicap des autres. L’autre est handicapé‧e quand il ne reconnaît pas le mien.
Reconnaître, c’est rencontrer. À mes yeux, le handicap majeur déborde amplement de la définition institutionnelle du handicap : il réside dans le fait de ne pas aller à la rencontre de l’altérité. La définition institutionnelle reste essentielle pour bon nombre de personnes qui ont besoin de ce mot, afin de trouver et faire leur place. Nommer c’est déjà faire exister. Ici, je ne vais pas à l’encontre de cette position : je souhaiterais simplement qu’on reconsidère ses limites dans la façon d’envisager les corps au travail, les corps tout court.
Mesurer des taux d’incapacité : c’est comparer, hiérarchiser la douleur, l’obstacle, les innombrables stratagèmes patiemment élaborés pour contourner les difficultés. D’invisibles stratagèmes, même pour un œil exercé. La (ma) parole ne dit pas tout. Le (mon) corps a tellement bien enregistré les mécanismes à faire tourner, afin d’agir comme si tout était normal. L’(mon) inconscient a si bien déployé sa façade, pour faire bonne figure… que le jour où les (mes) failles apparaissent : c’est la ruée vers les points de refuge pour les autres, et pour moi, vers mes points de fuite. Tous aux abris, l’édifice n’est pas aussi solide qu’on le croyait. Je m’en sors à moins de 50 % d’incapacité parce que mon corps subit sans broncher les comorbidités, et que ces dommages – irréversibles pour certains – ne sont pas reconnus comme liés à mon handicap.
Parce que le reste de mon cerveau se débrouille bien. Sauf les jours où je suis fragile. La reconnaissance officielle de mon handicap n’est pas là pour signifier que j’ai beau faire ce que je peux, je n’y arrive pas. C’est à moi de le montrer, d’arrêter de le cacher, de trouver les personnes à qui pouvoir le dire, les personnes qui le croiront. Mais dans le monde du travail, cela n’est pas évident. Cela est parfois, voire souvent, nuisible car par exemple nous risquons d’être finalement considéré‧e‧s comme privilégié‧e‧s par des conditions de travail aménagées.
Ma seule certitude, c’est qu’apprendre à reconnaître cette fragilité chez les autres est la forme d’autorisation la plus juste de mes propres faiblesses. Chacun‧e de nous se trouve porteur‧se d’un handicap vis-à-vis d’autrui, d’une incapacité que l’autre peut nous apprendre à vivre différemment parce que lui sait comment s’y adapter ou la surmonter, la contourner. Sinon, à quoi cela sert-il de vivre ensemble ?
« Je souhaite m’approcher de ce que tu vis.
— Il me faut ajourner, suspendre, attendre, espérer avec patience. »2Charles Gardou, La société inclusive, parlons-en ! Erès, 2013.
Le mérite des faiblesses, c’est uniquement celui de nous ramener à nos propres fragilités, sur le seuil du cœur. Et là, il n’y a pas de mesure : juste un pas à faire… et celui-là est possible, je veux le croire, pour chacun et chacune d’entre nous. Cette conscience est indissociable d’une exigence de réflexion de fond décloisonnante.
Mon espoir est grand et ma foi vaillante : par les mots et par les voix, par les corps et leurs éprouvés, les croisements des luttes parviendront à faire basculer le monde dans le bon sens, pour que les têtes se relèvent d’elles-mêmes et soient reconnues entièrement. Il est temps de ne plus considérer les corps dits différents à l’aide d’une perception partielle et dualiste qui arrange l’économie. Il me semble tout autant nécessaire d’éviter la fragmentation des revendications identitaires pour revenir à ce qui fait le tissu humain : des fragilités et des forces qui ont besoin les unes des autres pour coexister dans une même trame. Réhabiliter le corps sensible est, à mon sens, la seule voie qui nous ramènera vers une considération véritable de ce que peut vivre l’autre.
Cet autre, j’en ai besoin tout autant qu’il a besoin de moi. Re-connaître : c’est connaître à nouveau. Il est temps de vivre ce temps de la re-connaissance.
RQTH. Rien Qui T’Humilie. Rien Que de Très Humain.
Marion Dorval est une artiste-auteure hybride. Elle transmet une pratique créatrice autour du corps et de la voix (memovoix.com).
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