dièses contre les préconçus

Enfant mal placé


Hakan Marty a publié en janvier « Enfant mal placé », un livre touchant qui dresse le portrait de son enfance en foyer et famille d'accueil. Nous en publions ici un extrait.
par #Hakan Marty — temps de lecture : 9 min —

Hakan Marty est l’auteur d’un livre émouvant, Enfant mal placé (Éditions Max Milo, 2021), qui fait le récit de son enfance, entre famille et foyer d’accueil.

Il y raconte le sentiment de honte, les difficultés et les sévices qu’il a connues, et l’enquête qu’il a dû mener pour connaître son histoire de famille.

Nous publions ici un extrait de ce livre, dans lequel l’auteur évoque ses premiers pas en tant qu’éducateur spécialisé.

« J’ai rejoint l’institut1Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, NDLR avec enthousiasme, pensant y trouver des personnes dotées du même esprit de cohésion que mes anciens éducateurs. J’avais hâte de faire partie d’une telle équipe. D’apprendre d’eux.

J’ai très vite été refroidi.

À l’heure du repas, j’ai découvert des jeunes silencieux, têtes baissées. Les éducateurs qui étaient en bout de table, veillaient à mater ces adolescents qui n’avaient pas le droit à la parole et qui se faisaient longuement rabrouer par les adultes à la moindre occasion.

Ce n’est pas agréable, je me disais, pour ces jeunes de vivre ici. Je n’ai cependant pas tout de suite saisi l’ampleur du problème.

Dans chaque groupe il y avait un binôme éducatif qui était le référent des lieux. Ils avaient un logement attenant à la structure dans le but de rassurer les enfants. Sauf que les éducateurs outrepassaient leurs droits : sans même demander leur accord ou celui des familles, ils les bourraient de calmants et autres psychotropes en guise de camisole.

J’étais aussi choqué par la façon dont les appels au secours de ces jeunes étaient traités. Le soir, à la moindre incartade, le jeune en difficulté était convoqué dans le bureau des éducateurs qui fermaient la porte et se mettaient à lui hurler dessus pendant une heure. Le lendemain soir, les collègues qui prenaient le relais convoquaient de nouveau ce même jeune et, par souci de suivi éducatif, porte fermée toujours, continuaient à lui crier dessus pendant une heure.

J’avais le sentiment que c’étaient eux qui avaient des troubles du comportement. Ils confondaient autorité et hystérie. Je me sentais très mal face à cette situation. Ces traitements m’étaient insupportables. J’ai couru à l’école demander à mes profs quelle position je devais adopter face à de tels abus.

– Ne te les mets pas à dos, m’ont conseillé mes profs. Pose-leur des questions. Fais l’idiot, demande-leur pourquoi ils agissent de cette façon. Peut-être que tu les mettras face à leurs actes.

J’ai bien essayé mais cette méthode ne fonctionnait pas du tout. À chacune de mes interrogations, ils rétorquaient sur un ton tantôt paternaliste, tantôt didactique, en tout cas toujours avec autant d’aplomb, qu’ils étaient les meilleurs éducateurs du monde.

Un psychologue venu sur le terrain pour une mission d’analyse des pratiques, leur avait fait remarquer avec une désinvolture stupéfiante que leurs méthodes étaient obsolètes depuis des décennies. Il disait cela tout en se faisant en sandwich qu’il emportait aux toilettes pour continuer de le manger. Il ressortait en sifflotant et reprenait la discussion là où il l’avait laissée :

– Vous êtes des tebés, les gars, vous êtes complètement à la ramasse, y a tout à refaire, disait-il en rigolant. Si je liste toutes vos conneries on est encore là demain. Vous n’avez même pas de projet éducatif. Vous êtes hors la loi.

Les éducateurs riaient. Ils ne pensaient pas une seule seconde que ce drôle de monsieur qui venait de rentrer avec un sandwich dans les toilettes et qui en ressortait sans même se laver les mains parlait sérieusement. Pourtant je savais, moi, qu’il avait entièrement raison. Je n’en dormais plus. Je me consumais de l’intérieur.

Cruel dilemme que de choisir entre le fait de continuer mon stage en fermant les yeux ou avoir une mauvaise appréciation en exprimant mon profond désaccord. Après avoir essayé de parler aux éducateurs, je me suis tourné vers le directeur adjoint. À mon grand regret ce dernier approuvait et cautionnait cette façon de faire.

Le chef de service, lui, était lucide quant aux dysfonctionnements néanmoins, me disait-il, il n’avait aucun pouvoir.

Les psychologues, eux aussi, m’ont répliqué qu’ils faisaient ce qu’ils pouvaient pour colmater les brèches et réduire les dommages mais que cet exercice d’équilibriste n’était pas toujours payant.

Lors d’une réunion qui rassemblait la direction, les chefs de service, les éducateurs et les psychologues, j’ai décidé, bien qu’intimidé, de dire tout ce que j’avais sur le cœur. J’ai énuméré les unes après les autres des pratiques qui me révoltaient, pointant du doigt la mauvaise foi et les egos surdimensionnés des éducateurs, ainsi que le manque de communication entre les équipes et les différents acteurs.

Tout cela, selon moi, avait des répercussions dramatiques sur les jeunes. En les infantilisant et en leur faisant subir de telles injustices on ne pouvait s’attendre qu’à des réactions violentes de leur part. Je terminais en leur expliquant que cette façon de faire était à mes yeux de la maltraitance. On m’a ri au nez.

« Je suppose que vous ne souhaitez pas travailler avec nous ? » a conclu le directeur.

Je n’ai pas quitté le stage. J’ai continué jusqu’au bout. Je voulais essayer d’apporter quelque chose à ces jeunes, en jouant les intermédiaires.

J’avais le sentiment que la MDPH (Maison des personnes handicapées), qui ne manquait pourtant pas de moyens, ne voulait rien voir. Je sais aujourd’hui que l’Agence régionale de santé a fermé cet Itep. Plusieurs cas de maltraitance y avaient été depuis dénoncés.

Ce stage m’a ouvert les yeux. Je vivais jusqu’ici dans un monde utopique où les professionnels étaient formés pour veiller au bien-être des enfants et les protéger du mieux qu’ils pouvaient. Je découvrais un système qui pouvait parfois être vérolé.

(…)

Je travaille actuellement dans une structure qui intervient lors d’une AMEO (action éducative en milieu ouvert) judiciaire. L’AMEO est une mesure d’assistance éducative prononcée par le juge des enfants lorsqu’il y a une possibilité de danger. Après avoir fait un premier bilan de la situation, j’ai pour mission d’accompagner à la parentalité, d’apporter aide et conseils aux parents, de suivre l’évolution de l’enfant et de le protéger des conflits entre adultes. Je dois en rendre compte au juge en rédigeant un rapport. Nous sommes pour ainsi dire la dernière étape avant l’éventuel placement des enfants.

Lorsque j’ai le sentiment qu’un des parents empêche un ou des enfants de s’exprimer librement, je demande un entretien individuel avec l’enfant. Je l’emmène alors faire un tour en voiture ou boire une grenadine dans un café pour favoriser la confidence, libérer la parole.

Comme j’ai conscience que l’avenir de ces enfants est en jeu, je prends le temps de réfléchir, d’approfondir, j’essaie de faire preuve d’un maximum de discernement et de percevoir l’imperceptible, dans le but de rédiger un rapport le plus objectif possible. Je suis particulièrement attentif à cette partie-là. Je ne manque pas de penser aux dossiers de ma mère, aux miens, à ceux de mes frères et sœur…

Il faut bien le dire, la pratique et le terrain n’ont rien à voir avec la théorie. J’ai beau être éducateur spécialisé, j’ai le cruel sentiment de n’être spécialisé en rien. Chaque jour je me rends compte à quel point ma formation était sommaire. Je lis énormément pour pallier toutes ces lacunes et je m’appuie sur l’expérience de mes collègues les plus anciens. Heureusement j’ai la chance d’être entouré de gens dont les nombreuses années de pratiques n’ont érodé ni la conscience professionnelle ni l’empathie. Ils portent toujours un grand intérêt aux familles qu’ils accompagnent. « Est-ce que madame Untel a été mise au courant ? Est-ce que cela lui convient ? Cela a-t-il été énoncé avec l’enfant ? Qu’en pense-t-il ? »

Les psychologues, les chefs de service, les éducateurs réfléchissent ensemble, font des formations, se documentent. La bibliothèque est un vrai lieu d’échange et d’information. La documentation circule. Je suis soulagé de voir que ces structures fonctionnent sainement.

Pourtant, chaque jour nous devons faire face à de terribles histoires de viols, de violence… Il faut être solide pour affronter ce quotidien. Hélas on se sent de plus en plus démuni face à une situation, elle, de plus en plus alarmante, laissant un corps de métier affaibli, des professionnels parfois démobilisés, démissionnaires, voire dépressifs.

D’autant plus que le métier d’éducateur spécialisé est très peu valorisé. Financièrement, on commence à 1 300 euros pour finir à 2000 euros en fin de carrière. Malheureusement les travailleurs sociaux de ce secteur n’arrivent pas à se coordonner : comment envisager de faire grève alors que bien souvent nous faisons aussi de la présence de nuit ? Comment laisser seuls des enfants qui vivent avec ce constant sentiment d’abandon ?

Aujourd’hui, faute de moyens, j’ai la responsabilité de trente mesures, c’est-à-dire, de trente enfants. Il est évident que si nous pouvions en suivre moins, nous les accompagnerions mieux. Ils auraient, par conséquent, plus de chances de s’en sortir. Mais liberté, égalité, fraternité n’est pas vraiment la devise de la protection de l’enfance.

Lorsqu’un jeune de 14 ans, qui s’est donné les moyens d’avoir de bons résultats scolaires pour prétendre à une filière générale, est contraint par la Protection de l’enfance de choisir une filière professionnelle pour que, à sa majorité, il puisse quitter son foyer ou sa famille d’accueil en ayant la possibilité d’être inséré professionnellement et de subvenir à ses propres besoins, il n’y a pas d’égalité des chances. Inutile de dire ce que cela crée comme dégâts psychologiques, comme frustrations et sentiment d’insécurité…

Le comble de cette politique absurde c’est que les jeunes fraîchement sortis de l’ASE se retrouvent souvent à la rue, terrifiés, obligés de faire appel au 115 qui les oriente vers des centres d’hébergement d’urgence, au moins aussi coûteux que s’ils avaient eu l’opportunité d’être pris en charge quelques années de plus par le département. Cherchez l’erreur…

Dans mon entourage, la plupart des jeunes qui atteignent la majorité ne partent pas de chez leurs parents. Et si le cas se présente, ils ont, à tout moment, la possibilité d’y revenir. Bien souvent, ils font plusieurs allers-retours avant un départ définitif. Ces filets de sécurité n’existent pas pour les jeunes de l’ASE. Pour eux, pas de seconde chance.

À travers mon parcours, aussi bien personnel que professionnel, je mesure l’urgence d’agir, de nous battre pour changer ce système où le peu de moyens qui nous est alloué illustre le désintérêt des élus à ce sujet. Avec le plan anti-pauvreté, j’ai compris que l’engagement politique était nécessaire et que le budget dégagé était le nerf de la guerre.

Notre pays se dit pays des droits de l’homme. Il a par ailleurs signé la convention internationale des droits de l’enfant. Il se doit à ce titre d’être exemplaire.

Nous avons un système qui s’appelle la Protection de l’enfance et qui est malheureusement aussi défaillant que les parents à qui on a retiré la garde de leurs enfants.

Ma conviction à l’heure actuelle est que nous avons délaissé des milliers d’enfants, creusé des inégalités difficiles à résorber. Il est aujourd’hui impératif d’arrêter les dégâts.

Les enfants de l’ASE sont eux aussi les enfants de la France, c’est la France de demain. Si nous prenons soin de ces futurs citoyens en faisant preuve d’humanité, en les aidant à se construire et à construire leur avenir, c’est l’avenir même de la France que nous construisons. »

Hakan Marty est un éducateur, et un ancien enfant placé. Il a publié un livre, Enfant mal placé, aux Éditions Max Milo (2021).


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