dièses contre les préconçus

« J’ai mon mot à dire. » Autodétermination et déficience intellectuelle


Comment accompagner les adultes avec déficience intellectuelle vers l'épanouissement personnel ? Éléments de réponse, par Hélène Geurts et Romina Rinaldi.
par #Hélène Geurts et Romina Rinaldi — temps de lecture : 9 min —

Parler d’autodétermination dans le secteur du handicap n’est pas nouveau. Dans les années 70, déjà, Bendt Nirje, médecin suédois, publiait un texte intitulé Le doit à l’autodétermination1Nirje, B. (1972). The right to self-determination. In W. Wolfensberger (Ed.). Normalization: The principle of normalization (pp. 176-200). National Institute on Mental Retardation.. Dès son introduction, il affirme que « les choix, les souhaits, les désirs et les aspirations d’une personne handicapée doivent être pris en considération autant que possible dans les actions qui la concernent ». Quelques lignes plus tard, il mentionne que « le chemin vers l’autodétermination est à la fois difficile et très important pour une personne handicapée ». Cinquante années plus tard, l’affirmation n’a pas pris une ride et la revendication est portée tant par les mouvements politiques liés au handicap et les groupes d’autoreprésentants, qu’intégrée à part entière dans le développement de politiques d’accueil et d’accompagnement au service de la qualité de vie.

D’où vient cet intérêt pour l’autodétermination ?

Pendant longtemps, le handicap a été exclusivement perçu sous un angle dit biomédical, envisagé comme la liste des troubles, déficiences et symptômes d’un individu. Dans ce contexte biomédical, la prévention du handicap et la remédiation était à l’avant-plan ; et les personnes porteuses d’un handicap étaient objets de pitié ou de protection. Dès lors, pour faire partie la société, ils devaient faire l’effort de s’adapter et de répondre aux normes fixées2Fontana-Lana, B., Brüger, P.A. & Hauensetein, I.P. (2017). Former la personne avec une déficience intellectuelle à l’autodétermination et à la participation citoyenne. Institut de pédagogie curative Université de Fribourg.. Sois comme ci… Sois comme ça… et on t’aidera.

Dans la continuité des mouvements politiques ayant émergé dès les années 1970 dans les pays anglo-saxons et du développement des disability studies, des travaux sont entrepris pour favoriser une conception sociale systémique et situationnelle du handicap3Fougeyrollas, P. (2021). Classification internationale « Modèle de développement humain – Processus de production du handicap » (MDH-PPH, 2018). Kinésithérapie la Revue, 21(235), 15-19. https://doi.org/10.1016/j.kine.2021.04.003Get.. On parle désormais de « situation de handicap ». Cette conception est notamment présente dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées4Organisation des Nations Unies (2006). Convention relative aux droits des personnes handicapées.. En effet, en son sein, le handicap est décrit comme résultant de l’interaction entre, d’une part, des personnes présentant des incapacités et, d’autre part, les barrières qui font obstacle à leur pleine participation et inclusion dans la société. La volonté de soigner, de réparer, de protéger laisse donc place à la volonté de soutenir, d’améliorer les compétences personnelles et d’adapter l’environnement aux différences5Shogren, K.A., Wehmeyer, M.L. & Burke, K.M. (2017). Self-determination. In K.A. Shogren, M.L. Wehmeyer & N.N. Singh (Eds.). Handbook of positive psychology in intellectual and developmental disabilities (pp.49-65). Springer..

Dans ce contexte, une attention croissante est portée à la reconnaissance des droits des personnes en situation de handicap ainsi qu’à la relation unissant les usagers et les professionnels, et même plus largement la société6Fontana-Lana, B., Brüger, P.A. & Hauensetein, I.P. (2017). Former la personne avec une déficience intellectuelle à l’autodétermination et à la participation citoyenne. Institut de pédagogie curative Université de Fribourg.. Les professionnels et aidants qui, anciennement, occupaient une position d’experts sont désormais encouragés à adopter une posture de facilitateur, de médiateur7Geurts, H., Rinaldi, R., Franquet, A. & Haelewyck, M. (2020). Autodétermination et déficience intellectuelle : quels enjeux et quels défis pour les pratiques de soutien ? Contraste, 51, 119-138. https://doi.org/10.3917/cont.051.0119.. Sois toi-même ! On sera là avec toi. La personne devient actrice de ses projets et, pour reprendre les propos de Wehmeyer8Wehmeyer M. L. (2020). The Importance of Self-Determination to the Quality of Life of People with Intellectual Disability: A Perspective. International journal of environmental research and public health17(19), 7121. https://doi.org/10.3390/ijerph17197121., l’autodétermination et la qualité de vie deviennent des concepts essentiels à la mise en œuvre de ce soutien.

L’autodétermination, entre intention et pratique

L’autodétermination relève d’un droit. Mais à quoi renvoie véritablement ce concept ?

Si nous revenons aux origines du mot, la racine grecque autos signifie « soi-même » tandis que la racine latine determinatio fait référence à « fixer une limite ». Stricto sensu, l’autodétermination signifie donc « fixer soi-même ses propres limites », voire « fixer sa propre ligne de conduite ». Historiquement, en philosophie, le terme a été présenté comme opposé à la notion de déterminisme9Shogren, K.A., Wehmeyer, M.L. & Burke, K.M. (2017). Self-determination. In K.A. Shogren, M.L. Wehmeyer & N.N. Singh (Eds.). Handbook of positive psychology in intellectual and developmental disabilities (pp.49-65). Springer.. La fatalité n’est donc pas de mise et il est possible d’exercer un pouvoir personnel sur le cours de sa vie.

Plusieurs définitions et modèles de l’autodétermination coexistent. Dans le champ du handicap, les travaux de Michael Wehmeyer, professeur mondialement reconnu d’éducation spécialisée, font référence. En 1992, il propose une définition emblématique de la notion. Selon ses propos, l’autodétermination relève d’un ensemble d’habilités et d’attitudes qui permettent à l’individu d’agir en qualité d’agent causal de sa propre vie, sans influence extérieure indue. Pour être agent causal, il faut poser des actes de manière intentionnelle dans l’optique d’atteindre des conséquences espérées. Toutefois, cette première définition ne fait pas l’unanimité. Être agent causal et ne pas subir des influences injustifiées, d’accord. Mais la personne doit-elle être l’unique personne aux commandes ? En répondant par l’affirmative à cette question, on court le risque de présenter l’autodétermination comme une injonction à prendre impérativement des décisions de manière isolée. Dans ce cas, on pourrait laisser l’usager seul face à des alternatives, sans balise, sans explication, sans accompagnement. C’est lui qui a choisi de ne pas suivre son traitement médical. C’est son choix. Pire encore ! On pourrait croire que la personne doit se saisir des opportunités et, si ça n’est pas le cas, la tenir responsable de ces manquements à titre personnel. Tu avais les cartes en main. Tu n’as pas saisi ta chance ! Face à ces mésinterprétations, Wehmeyer10Wehmeyer, M.L. (1996). Self-determination as an educational outcome: why it is important to children, youth and and adults with disbabilities ? In D.J. Sands & M.L. Wehmeyer (Eds.) Self-determination across the life span: Independence and choice ofr people with disabilities (pp. 15-34). Paul H. Brookes. clarifie sa pensée et considère désormais qu’une personne est autodéterminée lorsqu’elle agit comme le premier agent causal de sa propre vie. En d’autres termes, elle peut bénéficier de soutien, de conseils, mais ces derniers ne doivent pas aller à l’encontre de l’intention exprimée, verbalement ou non par l’usager. Il ne s’agit donc pas de faire « à la place de », mais d’envisager les projets « aux côtés de ».

La même année, Wehmeyer et ses collègues valident le modèle fonctionnel de l’autodétermination. Celui-ci repose sur le constat empirique qu’il n’est pas possible d’identifier une liste exhaustive de comportements à adopter pour être autodéterminé11Shogren, K.A., Wehmeyer, M.L. & Palmer, S.B. (2017). Causal Agency Theory. In M.L. Wehmeyer, K.A. Shogren, T.D. Little & S.J. Lopez (Eds.). Development of Self-Determination Through the Life-Course (pp. 55-67). New York: Springer.. En effet, une personne ne peut être considérée comme autodéterminée en fonction de ce qu’elle fait dans un cadre normatif, mais plutôt selon la fonction poursuivie par le comportement. Je ne veux pas avoir un travail parce que c’est une norme. Je veux un travail parce que c’est important pour moi et pour mon épanouissement. Dans la poursuite de ce raisonnement, il est apparu qu’il n’existe pas de solution « clé sur porte », applicable à chacun pour promouvoir l’autodétermination.

Revenons cependant sur le modèle de Wehmeyer pour envisager des pistes d’accompagnement plus favorables à l’émancipation personnelle. Un comportement est autodéterminé lorsqu’il témoigne de quatre dimensions étroitement liées :

  • L’autonomie comportementale fait référence aux actions que la personne met en œuvre en accord avec ses intérêts et ses capacités, sans influence indue. Il est primordial de considérer que l’autonomie comportementale n’exclut pas la relation d’aide, mais bien la contrainte d’autrui.
  • L’autorégulation réfère à la capacité à se fixer des objectifs et à identifier les moyens à utiliser pour parvenir à ses fins. Une personne autorégulée examine donc la tâche, les ressources internes et externes disponibles. Ensuite, elle envisage les différentes options susceptibles de l’amener vers la réussite de sorte à sélectionner la meilleure. Elle visualise le chemin à parcourir, les étapes à franchir et suit la procédure envisagée. Si elle s’écarte de la trajectoire fixée, elle trouve des alternatives pour revenir sur la bonne voie ou, le cas échéant, adapte ses objectifs. Évidemment, il est possible de se tromper, de choisir une mauvaise option. Qui ne l’a jamais fait ? Rappelons qu’en éducation, l’erreur est même considérée comme favorable, car elle permet d’apprendre.
  • L’empowerment psychologique renvoie au sentiment de contrôle perçu sur son environnement et sa vie. Fréquemment, les personnes qui présentent une déficience intellectuelle ont une faible estime d’elle-même et se projettent plus aisément dans l’échec.
  • L’autoréalisation se définit comme la connaissance fine de soi-même, de ses forces, mais aussi des limites qui peuvent être soutenues. La personne est donc capable de brosser son portrait. Comment savoir ce que je veux faire si je ne sais pas ce qui me plaît ? Dans cette conscience de soi, il importe évidemment de parler du handicap, mais aussi des ressources de la personne et de son environnement, de ses intérêts, de ce qui la motive, des activités absorbantes qu’elle déploie d’ores et déjà, des personnes sur qui elle peut compter, de ses atouts (réels ou projetés).

Wehmeyer considère que ces compétences peuvent être développées chez tout un chacun, indépendamment de sa situation. Chez une personne qui n’est pas en situation de handicap, elles se déploient « naturellement » à travers le développement cognitif et les expériences d’apprentissage « typique » qui sont par essence multiples (comme fréquenter l’école ordinaire, avoir des loisirs, rencontrer des amis, prendre les transports en commun, choisir une option d’étude ou une carrière, avoir accès aux ressources de sa communauté…). Chez la personne vivant avec déficience intellectuelle, c’est avant tout l’environnement (physique et social) et la philosophie d’accompagnement qui vont permettre d’organiser ces apprentissages ; idéalement dès le plus jeune âge, en permettant à l’enfant/l’adolescent/l’adulte avec une déficience intellectuelle de faire des expériences, de côtoyer une variété de personnes dans une variété d’environnements, d’expérimenter différentes activités pour mieux se connaître, de prendre des risques utiles et mesurés pour l’apprentissage, de donner son avis et d’exprimer ses préférences (sur des choses aussi simples que ce qu’il veut manger ou aussi complexes que là où il veut vivre), de s’engager dans des activités qui ont du sens, etc. C’est en ce sens qu’il existe un lien étroit entre l’autodétermination et la pratique de politiques d’inclusion sociale pour les personnes en situation de handicap. En effet, un contexte inclusif est un contexte ordinaire au sein duquel les personnes peuvent vivre des échanges et expériences authentiques, variés, symétriques et réciproques avec une diversité de personnes en situation de handicap ou non. Ce contexte doit leur permettre de pratiquer les apprentissages et les registres comportementaux qui leur donneront, progressivement, les ressources pour l’autodétermination.

Bien sûr, cet accompagnement est hautement tributaire des perceptions et croyances des personnes en situation de handicap elles-mêmes, mais aussi des représentations des membres de l’entourage proche, professionnel ou non, sur ce soutien. Si un éducateur estime que l’usager n’est pas capable de mener à bien une tâche, il y a de grandes chances qu’il ne mette pas en place les supports lui permettant de réaliser l’action. Toutefois, rappelons que l’autodétermination relève d’un droit et invite à interroger les pratiques. Si je ne lui offre pas l’occasion de s’essayer, puis-je vraiment affirmer une incapacité ? Au quotidien, que puis-je mettre en place pour promouvoir l’autodétermination ? Quelle place est laissée à la personne dans les décisions qui la concerne ?

Dans la pratique avec les personnes en situation de handicap, et plus particulièrement auprès des personnes vivant avec une déficience intellectuelle, l’autodétermination représente une valeur, un principe structurant pour penser l’accompagnement à tous les âges de la vie. Comme nous l’avons mentionné, l’autodétermination complète n’est ni possible ni souhaitable : aucun individu n’est libre de contraintes, mais nous agissons tous pour des domaines importants de nos vies, par des choix, petits ou grands, posés sur une base quotidienne. Ces choix sont conditionnés par les ressources que nous avons, les contraintes et les devoirs qui nous sont propres, les valeurs que nous nourrissons. Pour les personnes avec déficience intellectuelle, le raisonnement est identique. Cheminer vers l’autodétermination est possible pour tous et différent pour chacun.

Hélène Geurts et Romina Rinaldi (romina.rinaldi@umons.ac.be) sont membres du service d’orthopédagogie clinique de l’Université de Mons (Belgique).


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