Charlotte Puiseux est psychologue clinicienne et docteure en philosophie, spécialisée sur les questions liées au handicap, au féminisme et au queer/crip.
En plus de militer contre le validisme1nom donné à la discrimination des personnes handicapées, elle a aussi et surtout publié un livre, Le dictionnaire CRIP, qui est aujourd’hui une référence sur le sujet.
Elle y présente les théories crip, qui s’inspirent du mouvement queer pour retourner le stigmate qui entoure le handicap – ainsi que pour dénoncer l’indifférence d’une partie du monde militant.
Nous en avons discuté avec l’autrice au cours d’un entretien.
Quelle est l’origine des luttes contre le validisme ?
On évoque souvent, pour commencer, le mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées qui est apparu dans les années 60-70 dans le monde anglo-saxon, et en particulier aux États-Unis dans la lignée directe de celui des personnes noires. Les luttes se focalisent alors sur ce qu’on a appelé le droit à la vie autonome. Des étudiantEs handicapéEs [ces majuscules sont ici utilisées par l’autrice à la place de points médians, ceux-ci étant souvent mal lus par les logiciels de lecture vocale, NDLR] qui avaient besoin d’une assistance régulière, ont ainsi voulu sortir des institutions et créer des possibilités pour vivre de façon autonome sur les campus.
De ces mouvements est né aussi le modèle social du handicap. Ce modèle est venu en opposition au modèle médical du handicap, qui était en place à l’époque. Pour celui-ci, l’objectif de la médecine doit être de redresser les corps handicapés, pour en faire les corps les plus valides possible. Et lorsque cet objectif ne peut être atteint, la seule solution est alors d’envoyer les personnes concernées dans des institutions, où elles se retrouvent cachées, isolées, mises à l’écart.
À l’inverse, le modèle social s’intéresse au rôle joué par l’environnement. Il s’agit de détacher les réflexions sur le handicap d’un destin individuel – ou, comme on le dit souvent, d’une « tragédie personnelle » –, et de montrer que c’est en fait la société, le manque d’aménagements et les choix politiques qui font qu’une personne se retrouve en situation de handicap.
Aujourd’hui, certaines personnes handicapées, ainsi que des militantEs et des universitaires, reviennent sur ce « tout social », avec un désir de replacer le corps dans les réflexions sur le handicap – tout en rejetant fermement le modèle médical.
On discute ainsi de plus en plus de ce à quoi devrait ressembler le soin et une prise en charge médicale non validiste. Le but de la médecine doit être le bien-être des gens, elle ne doit pas servir à maltraiter pour faire entrer à tout prix dans des normes. Comme tous les êtres humains, les personnes handicapées doivent pouvoir se soigner lorsqu’elles souffrent, lorsqu’elles connaissent des douleurs chroniques, lorsqu’elles ont besoin de traitement…
Qu’en est-il pour le mouvement crip ?
Le mouvement crip émerge lui dans les années 2000, et se nourrit bien sûr de l’apport essentiel du modèle social… mais il s’inspire aussi beaucoup du mouvement queer. Le mouvement crip est souvent porté par des personnes handicapées qui se sont au carrefour de diverses oppressions (sexualité différente de la sexualité normée, parcours trans…).
Au moment de ma thèse, je me suis intéressée à quelques notions queers qui ont été reprises pour penser le handicap.
Je pense par exemple à la question de la performativité, qui sert à désigner le jeu social qui peut exister autour des normes de genre. On attend en effet, dans notre société, certaines choses précises des personnes identifiées comme homme ou comme femme. Il en est de même pour le handicap. L’exemple le plus frappant est celui des handicaps invisibles, qui vont forcer les personnes concernées à un jeu social. C’est-à-dire que visuellement, elles ne correspondent pas à l’image que la société se fait d’une personne handicapée, et elles ne seront donc pas identifiées comme telles, alors qu’elles ont pourtant des difficultés ou des besoins spécifiques. Elles vont alors devoir « jouer » un handicap qui ne correspond pas tout à fait au leur, pour pouvoir bénéficier de ce dont elles ont besoin.
On peut aussi mentionner le concept d’idéal régulateur, et qui a été développé dans les théories queers pour décrire la place de l’hétérosexualité dans notre société. Celle-ci est en effet complètement naturalisée, et les autres sexualités sont perçues comme déviantes – ce qui est évidemment faux. De la même manière, la validité – et l’infériorisation des personnes handicapées – sont des normes socialement construites. Ce sont des normes qui changent avec le temps, qui diffèrent selon les sociétés, et qui répondent aussi à des choix sociaux, politiques, etc.
Mais il existe aussi des désaccords entre les théories queers et crips. On peut en effet reprocher aux premières, comme au reste de la société, de ne pas bien prendre en compte les besoins des personnes handicapées. Certains concepts, comme celui de défaillance, sont par exemple très critiqués par les personnes ayant des handicaps psychiques. Le milieu militant féministe/queer peut avoir une approche très validocentrée, qui se perçoit par exemple dans l’utilisation du langage ou la perception du temps et de l’espace. Ainsi, le handicap est souvent associé dans le discours au patriarcat2Sami Schalk explique que des militantes comme Bell Hooks (figure du féminisme) utilise le champ lexical du handicap pour évoquer les effets néfastes du patriarcat sur les capacités émotionnelles des hommes (lien dans l’article), aux dominations à combattre et est donc considéré comme à éliminer. Les formats du militantisme-même (actions coup de poing, manifestation…) peuvent également être validistes en oubliant que certaines personnes ont des difficultés de déplacement ou à se mouvoir dans l’espace.
On suppose souvent que les personnes handicapées ont besoin de notre pitié – ou, à l’inverse, qu’elles sont pleines de « leçons de vie » à nous apporter. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ces stéréotypes posent problème ?
Ces représentations posent problème parce qu’elles sortent les personnes handicapées de l’humanité. On nous considère, ou comme trop inférieurEs pour avoir notre place dans la société, ou comme élevéEs au-dessus du commun des mortelLEs – et donc coupéEs du reste de l’humanité. Dans tous les cas, on se retrouve à la marge.
La figure du super-héros handicapé (ou de la super-héroïne handicapée) a d’ailleurs quelque chose de très pervers. Les personnes handicapées qui sont considérées de cette manière sont souvent des personnes qui, à travers des « prouesses », essaient de se rapprocher des normes valides. La majorité des personnes handicapées qui n’accomplissent pas de « grands exploits », qui « ne transcendent pas leur handicap », elles, restent justement renvoyées à leur invalidité, à leur infériorité supposée.
Quels modes d’action propose donc le mouvement crip ? Quels sont ceux qui vous inspirent le plus aujourd’hui ?
Il y a dans le crip (en inspiration du queer) le désir de revendication d’une fierté communautaire autour du handicap. On a vu par exemple aux États-Unis depuis quelques années se développer les Disability Pride. Mais il y a aussi toute la mise en avant d’une culture crip, avec des figures modèles bien loin de ce que nous proposent les valides avec, justement, cette image de la personne handicapée super-héroïne. Des activistes, mais aussi des artistes comme la troupe Sins Invalid, font vraiment réfléchir à ce que veut dire « être handicapéE » et au moyen de faire évoluer la société. Ces réflexions ne sont pas encore très développées en France mais elles commencent à émerger !
Pour finir, y a-t-il un sujet que vous regrettez de ne pas voir plus souvent abordé ?
Une question que j’espère bientôt creuser est celle de la maternité.
Beaucoup de réflexions existent dans le champ queer autour des normes de la parentalité hétérosexuelle, et je pense que ces théorisations peuvent aussi nous servir pour penser les normes de la parentalité valide. Les personnes handicapées (et encore plus celles identifiées comme femmes puisqu’elles subissent aussi la vision patriarcale de la société) sont en effet difficilement considérées comme étant potentiellement de bonNEs parentEs.
J’aimerais donc voir comment le queer et le crip peuvent aider à interroger la parentalité, et proposer des parentalités alternatives.
Charlotte Puiseux est psychologue clinicienne et docteure en philosophie, spécialisée sur les questions liées au handicap, au féminisme et au queer/crip. Elle a aussi publié un livre, Le dictionnaire CRIP, en auto-édition.
Entretien mené par Paul Tommasi.