Si le théâtre est le lieu de la représentation par excellence, le manque de représentativité de la réalité socioculturelle française, à savoir la faible présence de comédiens et comédiennes racisé·e·s sur les scènes contemporaines, se fait criant et apparaît aujourd’hui comme un enjeu politique, social et créatif. Ce manque de représentativité se traduit à la fois par le fait que les personnes racisées ne sont que très peu « représentées », et qu’elles ne sont pas perçues comme « représentatives » de la société française.
Le théâtre, qui est un art du vivant, des personnages, des costumes, des histoires et de la transformation, prouve encore aujourd’hui qu’il a du mal à s’ouvrir à d’autres corps, et laisse par conséquent aux spectateurs la vision d’une homogénéité blanche sur les plateaux. Si le théâtre est un art communautaire, historiquement constitué de troupes et favorisant le lien social et la création d’une identité nationale par la culture, pourquoi continue-t-il d’exclure ?
Le monde de la culture fait encore aujourd’hui preuve d’un certain nombre de discriminations par le biais des emplois qu’il présente aux comédiens et comédiennes racisé·e·s, mais aussi par le peu d’auteur·ice·s et metteur·se·s en scène racisé·e·s programmé·e·s dans les théâtres, notamment subventionnés.
Propagation des stéréotypes raciaux et de la pensée coloniale
Pour comprendre pourquoi, dans le répertoire contemporain, ces rôles de fonction éminemment réducteurs et porteurs d’un certain nombre de stéréotypes raciaux persistent, il faut tout d’abord se rendre compte que le théâtre a participé à la fabrication du racisme systémique et à la propagation de la pensée coloniale. En effet, la construction de la représentation des personnes racisées sur les plateaux de théâtre s’est faite en France par les Maures de la Renaissance, personnages noirs associés à la trahison et à la sauvagerie, mais aussi par les « bamboulas » des vaudevilles du XVIIIe ou par les ménestrels.
L’universitaire Sylvie Chalaye, spécialiste du lien entre race et théâtre, explique très bien la filiation entre les arts du spectacle et la diffusion d’un imaginaire discriminant pour les racisé·e·s : « Si la littérature, l’anthropologie ont alimenté les imaginaires, ce sont les arts du spectacle qui ont forgé et surtout fixé ces images dans les consciences et façonné en profondeur les mentalités. D’autant plus facilement qu’elles flattaient des attentes et des désirs, nourrissaient des fantasmes et offraient du divertissement. » De l’imagerie du roi nègre canibale portant un os dans le nez au XVIIIe siècle aux comédien·ne·s noir·e·s des années 1940 exoticisé·e·s, animalisé·e·s et fétichisé·e·s, il est frappant de constater que l’apparition des premier·e·s comédien·ne·s racisé·e·s, comme Habib Benglia, Chocolat ou Joséphine Baker au début du XXe siècle a participé à la diffusion de la pensée coloniale. C’est à travers ces figures spectaculaires que le vecteur de l’esprit colonial s’est amplifié, posant la question de l’acculturation et des principes républicains liés à celle-ci, et en établissant les spectateur·ice·s blanc·he·s comme naturellement supérieur·e·s aux artistes présent·e·s devant eux, notamment par le prisme de l’exotisme.
C’est principalement en raison de ces représentations stéréotypées que les discriminations raciales persistent dans le milieu théâtral, soit par continuité d’un imaginaire excluant par omission, soit par prolongement d’un imaginaire péjoratif.
Assignation raciale : entre carnation et incarnation
Pour les comédien·ne·s racisé·e·s, la première discrimination consiste à leur refuser de jouer des rôles classiques, en partant d’un postulat simpliste : le corps de l’acteur serait le corps du personnage et dans un souci de « vraisemblance historique (sic) », ces artistes ne pourraient incarner Hamlet, Phèdre ou Tartuffe. Toutefois, « incarner un rôle au théâtre, c’est prêter sa peau au personnage et peu importe la nature de cette peau. L’incarnation n’est pas une affaire de carnation », rappelle Sylvie Chalaye. Cette idée forte permet de remettre au centre des interrogations la capacité de jeu ainsi que le caractère illusoire du théâtre, sortant de la réalité même des comédiens et de leur origine, fantasmée ou réelle. Car, par son ambition symbolique, le milieu théâtral utilise l’assignation raciale pour en faire des outils politiques ou un élément de mise en scène, obligeant les comédien·ne·s racisé·e·s à sur-jouer d’une caractéristique physiologique qui les réduit.
« Le regard de celui qui ne parvient pas à dépasser la couleur est un regard qui tue l’acteur symboliquement, car il ne voit que l’homme ou la femme noirs et non le jeu. Buter sur la couleur noire du comédien ou de la comédienne, s’arrêter à la seule présence du corps réel, c’est justement faire disparaître toute idée de jeu et ne regarder que l’exhibition », continue Sylvie Chalaye. En effet, qu’est-ce qui caractérise l’acteur ou le comédien si ce n’est son jeu, son habileté à créer des émotions, ou encore sa capacité à se fondre dans un personnage ? C’est en raison de ce regard porté sur la couleur des comédien·ne·s que ces dernier·e·s font face à des emplois réducteurs : rôles de servant·e·s ou domestiques dans les pièces du répertoire, assignation à des personnages étrangers, de banlieue ou péjoratifs dans les pièces contemporaines.
Cette assignation raciale omniprésente dans le milieu théâtral ne s’arrête pas aux interprètes. Elle est également visible pour les metteur·euse·s en scène et auteur·ice·s racisé·e·s qui sont exclu·e·s des lieux prestigieux et existent, dans une forme de ghettoïsation, dans des espaces cloisonnés, comme le Festival de Limoges, les lectures pour RFI ou le Théâtre de la Chapelle du Verbe Incarné à Avignon.
Décoloniser les scènes de théâtre
Afin de contrer ces représentations stéréotypées, des auteur·ice·s et metteur·se·s en scène racisé·e·s écrivent des pièces qui s’inscrivent dans le courant décolonial, pour sortir des récits dits dominants ainsi que des plateaux monochromes.
Cette démarche de réappropriation des récits est récurrente dans l’histoire du théâtre. On peut par exemple l’observer au début du XXe siècle, où se côtoient la montée des fascismes et les revendications identitaires des colonisé·e·s qui commencent à exiger l’indépendance, ce qui aura des répercussions sur les pièces écrites par certain·e·s auteurs et autrices racisé·e·s. Le chercheur Gérard Noiriel dresse dans Histoire, théâtre et politique une comparaison entre le début et la fin du XXe siècle pour expliquer le retour d’un théâtre « identitaire » au cours des années 80, à travers la crise économique et la montée des forces conservatrices, qui percevaient l’immigration comme une « menace sur l’identité nationale ».
Le retour sur la scène contemporaine de pièces traitant de l’identité et de la question raciale peut de nouveau s’expliquer par les mêmes mécanismes économiques et sociaux, dans une période historique et politique où les enjeux sécuritaires et nationalistes sont mis sur le devant de la scène et où les accusations de communautarisme se créent. En effet, le théâtre fait la démonstration des crispations de la société sur les questions liées au racisme ou à l’immigration. Ainsi, les discours politiques nationalistes et les représentations médiatiques des personnes racisées agissent sur la représentation théâtrale de ces dernières, mais aussi sur les politiques de création.
Cette volonté d’élargir le prisme des récits dominants participe à la décolonisation des récits, dont l’objectif est, non pas de réécrire l’histoire, mais bien de faire entrer dans le roman national les récits et les représentations de la colonisation et de l’esclavage, ainsi que d’offrir des récits de personnes non-blanches et non-privilégiées. Le théâtre, par son espace de visibilisation et sa force fictionnelle, permet alors de participer au projet politique de déconstruction, qu’il s’agisse de la décolonisation des imaginaires à travers des récits non stéréotypés sur les personnes racisées ou de la visibilisation de systèmes oppressifs banalisés. Le théâtre tend alors à rendre visible la société post-coloniale et tous les héritages du colonialisme. Cette réappropriation des récits dramaturgiques se partage en deux grandes catégories : la mémoire considérée comme témoignage ainsi que la dénonciation. La première entend donner à voir des réalités oubliées, des pans de l’histoire parfois mis sous silence ou considérés comme subalternes à l’Histoire française. La seconde voit dans la tribune théâtrale une opportunité d’émancipation, par la rupture avec des discours convenus.
Les différentes attaques contre les auteur·ice·s et metteur·se·s racisé·e·s ou allié·e·s à la cause antiraciste, comme récemment Marine Bachelot Nguyen pour sa pièce Akila, le tissu d’Antigone, qui se retrouvent accusé·e·s de « communautarisme », « d’islamo-gauchisme » ou de « wokisme », prouvent quant à elles qu’il nous faut redoubler de vigilance quant à la droitisation du regard sur le milieu du spectacle vivant.
Marie Coquille-Chambel est critique de théâtre sur YouTube, doctorante, et activiste à l’origine du #MeTooThéâtre.