dièses contre les préconçus

L’invention du wokisme (ou la République du jambon-beurre)


« La République du jambon-beurre accuse de wokisme toutes celles et tous ceux qui souhaitent faire évoluer la République vers une forme plus aboutie, plus représentative de la diversité de nos sociétés, plus en phase avec la réalité des vécus quotidiens. »
par #Albin Wagener — temps de lecture : 10 min —

Digne successeur de l’islamo-gauchisme, dont la popularité semble désormais sur le déclin, le wokisme a pris une place incontournable dans l’espace médiatique et politique, en tant que terme injurieux ou méprisant dont les contours sont difficiles à définir.

Revenir sur une définition du wokisme, c’est d’abord en comprendre les implications sociales et linguistiques. Le terme « woke » est apparu dans des mouvements activistes de la seconde moitié du vingtième siècle, aux États-Unis, et plus particulièrement dans les luttes afro-américaines. Par la suite, progressivement, le terme « woke » (traduire par « éveillé ») a fait le tour d’autres luttes sociales et politiques, et a été utilisé par des activistes et des militants pour signifier leur éveil aux injustices et aux discriminations, en donnant ainsi un récit et une légitimité à leurs actions. En revanche, le substantif « wokisme » (ou « wokism », pour sa version anglo-américaine) a été utilisé par les milieux conservateurs et réactionnaires, toujours aux États-Unis, pour moquer ces mouvements militants et les tourner en dérision.

Ainsi, des mouvements militants de lutte pour la justice sociale, on est passé à un terme que les opposants à la lutte contre ces inégalités (les milieux conservateurs, donc) ont fini par utiliser comme un anathème, pour le retourner contre ces mouvements. Dans certains cas, les accusations de « wokisme » ont par ailleurs été jumelés avec les phénomènes, fantasmés ou supposés, de « cancel culture » (ou de « culture de l’annulation », en bon français) : dans certaines universités américaines par exemple, des cas isolés mais montés en épingle du point de vue médiatique, ont été grossis et caricaturés par les milieux conservateurs – alors que ces mêmes milieux sont, et depuis longtemps, tout autant ancrés sur les campus nord-américains.

Les milieux conservateurs français s’inspirent des États-Unis

Inexorablement, ce qui se passe aux États-Unis finit, d’une manière ou d’une autre, par trouver une incarnation sur le sol hexagonal. De mon point de vue, c’est notamment dû au fait que la France et les États-Unis partagent un ADN politique commun : une certaine vision des Lumières et de l’universalisme a nourri les deux démocraties, avec des incarnations certes différentes, mais qui peuvent revendiquer une certaine gémellité – notamment dans la fétichisation du roman national qui se retrouve fondu dans le choix de la forme politique. Mais si les conservateurs français accusent souvent les milieux universitaires et militants d’importer des problématiques états-uniennes en terre voltairienne, il faut dire que la réalité est un peu plus nuancée ; en effet, le fonctionnement des milieux conservateurs français s’inspire fortement des milieux conservateurs nord-américains – et notamment de l’idée que les milieux scientifiques et intellectuels, notamment universitaires, doivent être ciblés prioritairement pour gagner la guerre culturelle imaginée par les conservateurs. On retrouve par exemple de tels discours outre-Atlantique chez Rush Limbaugh.

En France, les accusations de wokisme en disent finalement plus sur les accusateurs que les accusé·e·s. Tout simplement parce que, plus encore que dans le cas de l’islamo-gauchisme, il est difficile de définir ce qui est woke. Dans un cas, on dira que c’est le fait de pointer les phénomènes de racisme systémique. Dans un autre, ce sera plutôt lié au féminisme et à ses demandes parfaitement légitimes de justice sociale. Dans d’autres situations encore, la lutte pour l’urgence écologique se trouvera affublée du même substantif. Mais si ces déclinaisons peuvent paraître très éloignées, elles ont pourtant un point commun : tous ces mouvements demandent de modifier l’ordre établi, en pointant notamment les manquements et les imperfections du système socio-politique contemporain. Et lorsqu’un système se retrouve ainsi attaqué, il est logique que des mécanismes de défense s’organisent.

Et pour ce qui est de ces mécanismes de défense, c’est tout le spectre politique qui se retrouve mobilisé : à droite comme à gauche, les accusations de wokisme pleuvent sur celles et ceux qui souhaitent remettre en question les inégalités. Récemment, Rokhaya Diallo, Sandrine Rousseau ou Alice Coffin en ont particulièrement fait les frais : et le fait qu’il s’agisse ici d’une femme racisée, d’une écoféministe et d’une femme lesbienne ne doit strictement rien au hasard. Peu importe que Michel Wievorka, dans les colonnes de L’Express, s’émeuve en août 2021 de l’exagération de la menace wokiste par le camp conservateur français. L’important ici, pour les milieux conservateurs, n’est pas que le récit soit vrai, mais qu’il touche sa cible. Et il la touche, indubitablement.

La fabrique d’un épouvantail

En remontant à l’été 2021, et plus particulièrement au mois de juillet, on constate ainsi que Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale particulièrement à la pointe lorsqu’il s’agit de défendre sa vision de la République (et un peu moins lorsqu’il s’agit de proposer des protocoles sanitaires), a annoncé la création d’un laboratoire républicain chargé de lutter contre le wokisme. Pendant ce temps, le Printemps républicain (cofondé par Gilles Clavreul et Laurent Bouvet) poursuit son influence sur le jeu politique français, en imaginant des attaques graves contre l’intégrité de la République et de ses valeurs. Dans d’autres cercles, Caroline Fourest ou Raphaël Enthoven, pour ne citer que ces personnalités médiatiques, utilisent leur positionnement intellectuel médiatique pour enfoncer le clou, sans autre justification que des idées reçues qui n’en finissent plus de circuler au sein des rédactions des chaînes d’information en continu – et dans quelques milieux parisiano-républicanistes particulièrement gaillards. Cela conduit par exemple Brice Couturier à commettre un ouvrage comme Ok Millenials.

Que reproche-t-on à ces supposé·e·s « wokistes », encore une fois ? Si l’islamo-gauchisme fait figure d’ancêtre récent du wokisme, cela n’a rien d’innocent : dans les deux cas, la menace supposée d’un islam spécifique, réputé incompatible avec les principes républicains (et particulièrement avec cette laïcité mal définie et souvent encore plus mal défendue), fait figure d’épouvantail. Et si j’utilise ici l’image de l’épouvantail, ce n’est pas un hasard : je fais référence, de façon explicite, à la stratégie d’argumentation fallacieuse de l’homme de paille, qui consiste à créer un avatar déformé d’un individu ou d’un groupe d’individus, puis de mettre en scène le combat contre cet avatar. C’est exactement ce que subit l’islam depuis plusieurs décennies déjà en France, accusé d’être comptable des crimes atroces de fous dangereux qui utilisaient leur confession comme prétexte pour perpétrer des actes innommables. D’un autre côté, bizarrement, on n’exige pas des catholiques qu’ils soient comptables de l’intégralité des crimes de pédophilie commis par leur clergé. En fonction des religions, dans des contextes criminels pourtant insoutenables, les exigences semblent donc être à géométrie variable – alors que dans le second cas, la dimension systémique est pourtant nettement plus avérée, vu l’étendue et la régularité statistique des crimes commis.

Il ne s’agit bien évidemment pas de dire ici qu’il faille mettre en concurrence les crimes odieux commis au nom des croyances – ou plutôt les personnes déséquilibrées qui utilisent leur religion comme prétexte pour commettre des actes inhumains. Ce que je veux souligner ici, c’est que les accusations de wokisme, lorsque l’on creuse, sont toujours dirigées contre les mêmes communautés. D’une certaine façon, et sans vouloir tomber dans la caricature facile, les femmes, les jeunes, les personnes non blanches, les personnes musulmanes, les personnes non hétérosexuelles et les personnes sensibles à la cause climatique ont plus de chances, du point de vue statistique, de se faire traiter de wokiste ou de woke. Tout simplement parce que ces personnes ont à cœur de remettre en question un ordre social et politique qui met en péril le climat, la justice sociale, la condition féminine et celle des minorités racisées, pour ne citer que ces causes (et sans volonté d’exhaustivité). En d’autres termes, la mise en lumière des injustices sociales, économiques et climatiques semble constituer un préalable fertile à la constitution d’accusation de wokisme.

Une devise républicaine vidée de toute substance

Ce qui est ici considérablement frappant, c’est aussi le hiatus particulièrement vif et remarquable entre ces injustices sociales, climatiques et économiques (pour ne citer qu’elles) et les valeurs et devises qui s’affichent au fronton des édifices publics, dans les discours politiques ou dans les grandes causes nationales. En défendant l’ordre établi, en souhaitant précisément le conserver, les milieux conservateurs s’accrochent en définitive à ces devises comme à des fétiches (d’aucuns diront des « doudous »), derniers remparts à défendre face à une société qui, décidément, n’en finit plus de vouloir faire bouger les lignes. En France, ce conservatisme s’accroche notamment à une fétichisation d’un modèle républicain fantasmé, hors sol, et dont les valeurs cardinales ne sont depuis bien longtemps plus en adéquation avec la vie quotidienne de bon nombre de citoyennes et de citoyens – si tant est qu’elles l’aient seulement été un jour.

De manière claire, je ne parle ici à aucun moment d’extrême droite. L’extrême droite française a, depuis bien longtemps, imposé d’autres thèmes dans le débat public ; le wokisme ne fait qu’entretenir son inflation politique et sert particulièrement ses intérêts. D’une certaine façon, le conservatisme républicaniste laboure le terrain de l’extrême droite, tout en jurant ses grands dieux qu’il n’en est rien, probablement saisi par une cécité sincère. De facto, le terme « wokisme » est ce que j’appelle un dextro-idéologème, soit un terme idéologique particulièrement chargé, et utilisé prioritairement par les milieux de droite – puisqu’il vise d’abord les mouvements militants issus de la gauche. Probablement en toute bonne foi, le conservatisme républicaniste (qui ne se considère par comme particulièrement conservateur, faut-il ici le souligner) pense mener un combat juste et bon pour le régime politique ; mais il le fait en s’accrochant à des antiennes qui s’insèrent, qu’on le veuille ou non, dans un répertoire typique de l’extrême droite – dont en particulier la désignation d’ennemis intérieurs qui auraient pour projet ultime de démanteler la République, et donc la Nation tout entière, puisque la République n’est jamais pensée sans son incarnation spécifiquement française.

Cette République française pourrait, pourtant, parfaitement changer. En travaillant sur le débat autour de l’identité nationale en 2010, j’avais déjà pointé du doigt cette véritable théologie républicaniste, qui avait finalement remplacé le concept de religion d’État par un autre concept, celui de religion politique structurante, avec ses rites, ses textes sacrés, son clergé et ses exégèses incontestables. Liberté, égalité, fraternité et laïcité (sorte de quatrième mousquetaire du régime républicain) constituent les points cardinaux d’une véritable boussole idéologique – une boussole idéologique qui doit être maintenue et imposée, même si la réalité des faits et le vécu des personnes la contredisent. Peu importe que certain·e·s pointent le racisme systémique : il ne peut pas exister, puisque la fraternité est une valeur républicaine. Peu importe que certain·e·s pointent le traitement déplorable réservé aux plaintes de violences sexistes : ces reproches doivent être exagérés, puisque l’égalité est une valeur républicaine. Peu importe que certain·e·s revendiquent simplement le droit à vivre leur foi : cette foi ne peut avoir droit de cité, puisque la laïcité est une valeur républicaine ; et que, de surcroît, le fantasme délirant d’une civilisation purement judéo-chrétienne implique une hiérarchie de tolérance entre les religions de la République.

La République du jambon-beurre

Ce républicanisme idéologique, qui a progressivement pénétré une partie de la gauche française, notamment grâce au tournant opéré par Manuel Valls en tant que premier ministre (qui ne représentait pourtant à l’époque qu’un courant minoritaire au PS), constitue un conservatisme politique – et il doit être compris, analysé et traité comme tel. Il s’agit d’un conservatisme qui ne se pense pas une seule seconde comme tel, dans la mesure où il estime, en toute bonne foi, que la défense des valeurs républicaines suffira à garantir l’éveil (« woke » ?) de la société et le bonheur de toutes et de tous. Le problème, c’est que les mots, fussent-ils fétichisés, ne suffisent que rarement lorsqu’il s’agit de répondre à des vécus de personnes qui souffrent de discriminations, et qui exigent de ces discriminations qu’elles cessent – demande qui ne peut être que perçue comme légitime, a priori.

Les milieux conservateurs républicanistes qui utilisent l’accusation de « wokisme » pour défendre leur idéologie, et qui font souvent partie d’une certaine bourgeoisie qui a fini par confire la République dans la douceur tiède et chaude de son confort, constituent les défenseurs de ce que j’ose appeler la République du jambon-beurre. Une sorte de forme patrimonialisée et low cost d’une République imaginée comme populaire (ou désirée par « le peuple »), alors que la majorité des citoyennes et des citoyens n’en ont plus cure ; une sorte de déclinaison de la République présente partout, à la vue de toutes et de tous, mais qui en présente une version fade, usée, et incarnée dans des versions qui n’ont plus rien d’appétissant. Une République du jambon-beurre, enfin, parce qu’elle s’attache à des proto-symboles qui n’ont rien à voir avec la République (comme la supposée civilisation judéo-chrétienne dans laquelle la République française serait définitivement enracinée), et parce que sa forme même suppose une sorte d’indéboulonnable atemporalité.

La République du jambon-beurre accuse de wokisme toutes celles et tous ceux qui demandent quelque chose de différent, et qui souhaitent faire évoluer la République vers une forme plus aboutie, plus représentative de la diversité de nos sociétés, plus en phase avec la réalité des vécus quotidiens, et plus en adéquation avec ce que les nouvelles générations veulent en faire : une incarnation renouvelée, reconquise et engagée, afin que les valeurs et les mots-clés aient enfin un sens concret et pragmatique pour l’intégralité des individus qui vivent sous le régime républicain. Quitte à faire évoluer ce régime : après tout, il est tout à fait possible de vivre la démocratie autrement que par un attachement irrationnel à une vision patrimonialisée de la République – attachement irrationnel dont souffrent les milieux conservateurs, qui sont pourtant les premiers à fustiger les excès émotionnels de celles et ceux qu’ils considèrent comme wokistes. Le régime politique français mérite justement plus de liberté, d’égalité et de fraternité – et moins de paniques morales, de polémiques excessives et de vexations idéologiques.

Albin Wagener est chercheur en sciences du langage, rattaché à l’Université Rennes 2 et à l’INALCO.


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