dièses contre les préconçus

Espoir et épuisement


« La focalisation sur les abjections intimes, abjections dont il faudrait s'acquitter et se purifier toute sa vie, se retrouve autant l'antiracisme de Robin DiAngelo... que dans l'écologie du maintenant défunt Pierre Rabhi. »
par #V. — temps de lecture : 5 min —

Mon témoignage est celui d’un militant de gauche qui est fatigué par un débat public polarisé, mais qui ne désespère pas.

Comme beaucoup de monde, je perds patience devant les débats autour du woke. Contrairement à d’autres, il me semble que cette expression ne désigne pas la même cible que la vieille antienne « politiquement correct ». J’ai l’impression que politiquement correct ciblait davantage une élite culturelle urbaine, qui se percevrait elle-même comme raisonnable et humaniste, et qui traduirait son rejet des réactionnaires par la seule adoption d’un langage policé. Il s’agissait évidemment d’une caricature à visée politique, mais qui avait sa part de vérité, et qui avait une cible légèrement différente. En comparaison, et pour simplifier, le mot woke cible un peu plus les jeunes, et cible plutôt des personnes qui sont davantage à gauche.

Personnellement, je ne trouve pas insensé de revendiquer pour soi le mot « woke ». Le terme est vague, mais il y a bien un corpus de luttes sociales et écologiques qui s’exprime et s’organise autrement que par le passé. Derrière, il y a des caricatures qui se créent, et qui sont parfois si ridicules qu’elles expliquent pourquoi tant de personnes refusent d’utiliser ce mot. Oui, il est ridicule de disqualifier ces multiples luttes à partir de propos isolés et mal interprétés, et de croire ou faire croire que le « woke » est ce qui menace le plus la France pour 2022. Cependant, comme pour le politiquement correct, cette caricature puise parfois son inspiration dans le monde réel, et il me semblerait utile qu’on y réfléchisse avant la campagne à venir.

Un élitisme militant

Le vocabulaire militant est un vieux problème. Des mots nouveaux sont inventés pour désigner des problèmes anciens, pour les lire autrement, pour les rendre visibles, pour les transformer en objets politiques. Mais l’utilisation de ce vocabulaire justifie souvent une forme de fierté intime et collective, qui vient justifier à son tour l’exclusion de ceux qui ne le maîtrisent pas. Il se fabrique par conséquent un élitisme militant, qui méprise la parole populaire qui n’a pas eu accès à la vérité révélée, qui n’aurait rien à nous dire, dont on n’aurait pas besoin de tenir compte, avec laquelle on n’aurait pas à dialoguer.

On utilise donc des grands mots dont on croit qu’ils disent tout mais qui ne disent rien. La parole des « personnes concernées » est sacralisée, mais on ne va considérer concernées que les personnes qui sont d’accord avec nous. On va vanter les représentations plus diverses des séries US, et en parler comme si les États-Unis faisaient tout mieux que la France. On part de concepts enrichissants comme la racisation ou la parole située, et on les arrache méthodiquement à toute lecture politique. De grilles de lecture, ces concepts entretiennent chez certains l’illusion de tout dire du monde et des gens qui y habitent.

Plutôt que de réfléchir à ce qui structure notre société, ces concepts sont employés pour dénigrer des individus dans leur essence même. Cette focalisation sur les abjections intimes, abjections dont il faudrait s’acquitter et se purifier toute sa vie, se retrouve autant l’antiracisme de Robin DiAngelo… que dans l’écologie du maintenant défunt Pierre Rabhi.

Une « radicalité » qui enfante des angles morts

Dans certains cercles militants, l’obsession est de respecter à tout prix « ce qui se dit » en ce moment, quitte à remplacer toute pensée par un catalogue de ce qui doit être dit et sur quel sujet.

Il faut bien se dire que certaines thématiques ne sont presque jamais prises en compte. Qui, à l’exception de quelques collectifs salutaires, politise le droit à la santé mentale ? Qui prend au sérieux la stigmatisation de prénoms populaires comme Kevin, à part pour plaisanter sur la proposition d’Éric Zemmour sur les prénoms ?

Toutes les discriminations ne sont pas logées à la même enseigne. Je constate par exemple que le racisme est très disqualifiant dans les milieux antisexistes alors que l’inverse est beaucoup moins vrai, que le sexisme de militants antiracistes est beaucoup moins un sujet. Je me demande si ce n’est pas lié bizarrement à une forme de racisme, qui jugerait que le sexisme de noirs ou d’arabes serait un peu plus excusable, qu’il faudrait « faire avec ».

Des paroles plus composites ont des difficultés à être écoutées, ou à s’exprimer. La dénonciation de l’homophobie, du sexisme, du rigorisme dans ce qui est très stupidement appelé les « quartiers » est d’abord vue comme risquant d’alimenter le racisme bien réel contre les hommes qui y habitent. Pareillement, tout discours qui rappelle que les policiers sont des travailleurs, et qu’on doit aussi partir de leur vécu pour penser une autre police, est inaudible. Les slogans et les concepts incantatoires suffisent, on n’a même pas besoin de délibérer sur ces sujets, ou de se demander à quoi ces prises de position riment.

Cela ne veut pas dire que les accusations contre le « wokisme » qui pourrirait de l’intérieur des assos comme l’UNEF, la LDH, ACT UP ou Génépi sont forcément justes. Pour connaître du dedans une de ces assos « corrompues par le woke », si certains choix peuvent être critiqués, ils répondent avant tout à des travers qui existent de « l’autre côté ». Or les journalistes de droite s’en donnent à cœur joie, et ne donnent la parole qu’à d’anciens membres de ces associations, qui ne sont plus très au courant de ce qui s’y passe ou qui rêvent de se venger. Par ailleurs, ces tendances existent à gauche depuis toujours, et elles existent également du côté de la droite, qui ne se démanche pas vraiment pour les critiquer.

D’après moi, nous nous fatiguons beaucoup trop à suivre ces débats sur Twitter et autres, ou à lire des réactions à ce qu’on y dit. J’ai pourtant de l’espoir car, lorsque je replonge dans les textes à l’origine de ces luttes, et que je m’investis en défense/opposition à des projets précis, je me rappelle que les choses ont du sens.

Vous aussi, vous avez envie de témoigner sur dièses ? N’hésitez pas à nous écrire !


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