dièses contre les préconçus

Oppression et libération de la grosseur


Contrairement à certaines idées reçues, la lutte contre la grossophobie n'est pas apparue soudainement au cours des dernières années. Elle a même une riche histoire derrière elle.
par #Éditions Turbulentes — temps de lecture : 23 min —

Parce que les luttes contre l’oppression de la grosseur ont une histoire qui est souvent méconnue, dièses vous propose de (re)découvrir une brochure militante publiée en 2001 par les Éditions Turbulentes. Ces éditions, disparues en 2005, avaient alors réuni plusieurs textes publiés sur le sujet au cours des décennies précédentes. Nous republions ici, pour illustration, quelques extraits d’un de ces articles radicaux, publié pour la première fois en 1992 : À propos d’une mythologie scientifique : la maladie de l’obésité, de Johanne Coulombe, Pascale Noizet et Louise Turcotte.

L’idée d’associer oppression et grosseur ne semble pas encore acquise dans l’opinion populaire. Cela laisse sous-entendre qu’une partie de la population, les personnes grosses, est opprimée. L’idée même fait sourire et/ou exaspère comme s’il s’agissait là de la dernière trouvaille du courant politically correct. Les personnes grosses opprimées ? Et quoi encore ? Les trop petits, les trop grands, les trop laids, les trop beaux tant qu’à y être ! C’est la réaction spontanée la plus répandue lorsqu’on essaie d’expliquer la grosseur en ces termes.

Car la grosseur a bien été créée comme l’a été la race et le sexe pour faire subir à une population une situation sociale spécifique. En fait on a transformé une marque physique en une anomalie biologique. On a donc créé le problème pour justifier la solution. Il y a là-dessus toute une littérature de la plus scientifique (il existe, comme on va le voir, une « science » de l’obésité) à la plus populaire qui vient perpétuer ce fait incontesté : la grosseur est une anomalie, est une maladie. C’est donc la présence de ces différents discours qui fait croire à toute une partie de la population qu’elle est anormale. Car il n’y a pas un sujet qui soit plus discuté avec autant d’unanimité que la question de ce qu’on nomme obésité, et ce malgré les divergences du comment et du pourquoi. Les théories changent, elles se compliquent, elles trouvent de nouveaux créneaux à explorer, mais l’anomalie reste.

La première constatation qui vient à l’esprit lorsqu’on essaie de comprendre ce système d’oppression, c’est qu’on ne peut l’aborder de la même façon que tous les autres systèmes. Et c’est ce qui rend la réflexion si complexe. En effet, contrairement aux autres oppressions, celle de la grosseur n’est pas basée sur « un rapport social ». Nous sommes pourtant devant une oppression qui, bien que relevant directement d’un marquage1Cf. Colette Guillaumin, « Race et nature : système des marques. Idée de groupe naturel et rapports sociaux », Pluriel, n° 11, 1977, pp. 39-55., ne s’appuie pas sur une organisation sociale proprement dite pour maintenir et justifier ses objectifs répressifs. On ne peut donc voir ce système en terme d’antagonismes de classes par exemples. Et pourtant, si on ne peut voir la cause en ces termes, les effets restent quand même les mêmes. Nous sommes en fait, comme pour la race et le sexe, devant un discours dominant et des pratiques de pouvoir avec des effets très concrets et très matériels sur la vie des personnes grosses. Et c’est par ces effets que le système d’oppression de la grosseur se distingue de tous les autres systèmes. Car, contrairement à tous les autres systèmes d’oppression qui créent et maintiennent leur objet d’oppression (la race ou les femmes par exemple), celui de la grosseur cherche à éliminer ce qu’il crée. En effet, tu es gros mais il est impossible que tu le sois. Créer une différence en cherchant à l’éliminer. Étrange paradoxe !

Ainsi, personne ne trouve étrange qu’on enlève des bouts d’estomac, d’intestins ou toutes autres mutilations que l’on fait subir aux personnes grosses. Même si on trouve ces méthodes horribles, on comprend qu’un individu doive en arriver là. En fait, rien ne peut être aussi horrible que la grosseur elle-même. Et c’est bien là ce que véhicule tout ce système d’oppression : son projet d’élimination de la grosseur.

Bien entendu, ce projet est entretenu en prenant bien soin de le dissimuler derrière une soi-disant compassion pour ces pauvres anormales puisque tout ce système existe pour leur venir en aide. La vérité incontestée et incontestable est là pour leur rappeler : c’est mauvais pour la santé. Mais d’où nous vient cette grande vérité ? D’abord de l’information provenant des différents discours scientifiques dont personne ne conteste l’impartialité des recherches empiriques. Or, voici ce que Danielle Bourque relate au sujet de la transmission des informations lors d’un congrès du National Institute of Health (NIH) qui se tenait en 1985 :

Lors du congrès de 1985, un grand nombre de chercheurs vinrent présenter les résultats de leurs études qui remettaient en question les données habituelles sur les dangers de l’obésité. Or, parmi toutes les recherches présentées, le comité du NIH retint seulement celles qui prouvaient que l’obésité avait des conséquences létales, sans tenir compte des faiblesses méthodologiques de plusieurs documents ; les études qui contredisaient cette affirmation furent systématiquement rejetées, indépendamment de leur rigueur scientifique.2Danielle Bourque, À dix kilos du bonheur, Montréal, Ed.de L’homme, 1991, p. 152.

Cette position des scientifiques face aux discours qui contestent la construction de l’objet obésité révèle non seulement la force dogmatique d’un diagnostic mais également le pouvoir politique de l’establishment scientifique qui refuse de voir poindre à l’horizon le moindre éclair de conscience. Tout est mis en place ici pour que demeure en l’état la maladie de l’obésité et tous les discours s’accordent pour quadriller stratégiquement le trait physique de la grosseur. Nous allons le voir, rien n’est laissé au hasard de l’interprétation et les arguments, du social au médical, du médical au psychologique, s’enchaînent les uns aux autres jusqu’à atteindre leur but : faire croire et convaincre que l’obésité est une maladie à soigner et non pas l’effet d’une oppression à combattre.

(…)

La théorie sociologique

Il n’y a pas à proprement parler d’approche sociologique de l’oppression de la grosseur. Bien qu’il existe à l’heure actuelle une sociologie du « corps », la discipline consacrée à cette problématique demeure sans voix sur la signification sociologique du corps gros3Cf. le numéro de Sociologie et Sociétés, « Entre le corps et le soi », vol. XXIV, n° 1, printemps 1992.. À notre connaissance, seule l’analyse de Claude Fischler, qui se situe dans le domaine de la recherche scientifique, amorce une réflexion sur la « lipophobie » des sociétés modernes4Claude Fischler, « La symbolique du gros », Communications, n° 46, 1987, pp. 255-279., sans tenir compte toutefois de la situation des femmes dans ces sociétés. Il faut souligner ainsi l’un des points intéressants dans cette étude de Fischler, à savoir que la grosseur n’a jamais été à travers l’histoire en manque de signification. Le sociologue montre bien que, quelles que soient les connotations péjoratives ou mélioratives accolées historiquement à ce trait physique, la grosseur a toujours été contextuellement signifiante. Même si Fischler analyse les iconographies comme cas précis de cette pratique signifiante qu’il inscrit surtout au début du XXe siècle, il semble opportun, dans le cadre de cet article, de rapporter d’autres cas de la fin du XXe siècle et la façon dont les discours peuvent interpréter dans une conjoncture donnée le trait physique de la grosseur.

(…)

En dehors de cette étude de Fischler, l’une des analyses la plus pertinente (mais hélas marginale) est, du côté francophone, celle que Danielle Bourque présente dans son livre intitulé : À dix kilos du bonheur. En effet, bien que cet ouvrage s’adresse principalement aux femmes minces qui ont des problèmes de comportements alimentaires (la boulimie ou l’anorexie par exemple) ou d’obsession de la minceur (selon une échelle qui varie plus ou moins autour de dix kilos « en trop »), ce livre de Danielle Bourque est l’un des premiers qui questionne aussi bien les préjugés, les énoncés scientifiques que les images corporelles véhiculées par les sociétés. Il y a donc là un véritable trésor d’informations et un travail de recherche impressionnant. Malgré l’absence d’une analyse sociologique de l’oppression de la grosseur, Danielle Bourque consacre quand même quelques pages aux discours social et psychologique qui catégorisent les personnes grosses. Elle parle par exemple de la « haine du gros » et de la « psychologie de l’opprimé » pour appréhender la vision négative que ces personne sont d’elles-mêmes. Elle dénonce clairement toutes les industries de l’amaigrissement, les chartes du poids idéal, les thérapies et l’imposition des critères esthétiques normatifs. Elle critique même certaines approches féministes, entre autres celle de Susie Orbach dans son livre intitulé : Fat is a Feminist Issue dont la traduction française résume bien l’approche « maigrir sans obsession » qui « associe obésité à alimentation compulsive »5Danielle Bourque, À dix kilos du bonheur, Montréal, Ed.de L’homme, 1991, p. 183.. Danielle Bourque admet en fait que cette approche de « culpabilisation de la victime » est en grande partie responsable de l’idée que « je grossis parce que je mange mes émotions »6Danielle Bourque, À dix kilos du bonheur, Montréal, Ed.de L’homme, 1991, p. 183..

Cet essai représente donc le premier – et le seul jusqu’à présent en français – contre-discours s’attaquant directement à l’ensemble des arguments fallacieux qui construisent l’objet obésité. Cependant, la principale critique à faire de cette analyse, c’est qu’elle tombe dans le piège de la supposée féminité. Ainsi la prémisse de base de son analyse s’appuie sur le fait que les sociétés refusent actuellement les « rondeurs naturelles des femmes » et, par conséquent, le corps idéal imposé aux femmes s’apparenterait plus à celui d’un homme qu’à celui d’une « vraie femme ». À ce niveau, l’analyse de Danielle Bourque finit par tomber dans le piège qu’elle dénonce, à savoir présenter un « nouveau modèle » de femme qui serait libérée de l’obsession de la minceur.

C’est en règle générale à cette solution du « problème » que prétendent la plupart des analyses qui abordent la grosseur par le biais thématique de l’obsession de la minceur7Voir également le guide d’intervention établi par le Centre des femmes de Verdun intitulé : L’obsession de la minceur, Verdun, 1991. 158 p.. Or, à notre avis, l’obsession de la minceur n’est en définitive que la partie « idéelle » de l’oppression de la grosseur. Cette obsession représente en quelque sorte l’effet psychologique d’une oppression concrète et matérielle ceinturée par un système : la cause est bien là. En fait, on ne pourrait jamais parler d’obsession de la minceur s’il n’y avait pas d’oppression de la grosseur : il s’agit que l’analyse la prenne de front et non pas pratiquer une déviation qui la détourne idéologiquement de sa réalité propre.

C’est pourquoi le seul ouvrage à nommer l’oppression de la grosseur reste encore Shadow on a Tightrope8Schoenfielder, Lisa and Wieser, Barbara (ed.), Shadow on a Tightrope. Writings by Women on Fat Oppression, Iowa City, Spinsters Aunt Lute Book Company, 1983, 260 p. publié en 1983 aux États-Unis. En laissant la parole à celles qui en subissent les conséquences, cette collection d’essais contient à la fois des témoignages et des textes d’analyses dont ceux des premières théoriciennes du Fat Liberation Movement. Il s’agit là d’une dénonciation de toutes les formes de violences que subissent les personnes grosses : en premier lieu de ce pouvoir médical qui entretient l’illusion que la grosseur qu’il nomme obésité peut être guérie ; ensuite de ces industries de l’amaigrissement qui commercialisent cette illusion, en étant par le fait même l’une des industries les plus lucratives qui existe actuellement dans les sociétés occidentales. Pour ce qui est des témoignages, ils décrivent concrètement les humiliations perpétuelles que les personnes grosses ont vécues et continuent à vivre dans le cadre de leur vie quotidienne. Parce qu’il ne tergiverse pas avec une déformation de la réalité, que ce soit par le biais de l’obsession de la minceur ou que ce soit par le biais des préjugés fondamentaux, Shadow on a Tightrope élabore sans faux-fuyants une analyse de l’oppression de la grosseur. Quant aux études qui s’occupent de trouver des causes sociales à l’obésité, elles ne font que glaner de-ci de-là quelques petits faits quotidiens de nature à camper un portrait-robot des individus obèses à partir de leur appartenance sociale et de leur style de vie. Autant dire qu’elles n’envisagent pas la grosseur comme un phénomène d’oppression. Tout au plus relèvent-elles des statistiques qui lui permettent d’affirmer que « le coefficient du risque d’obésité chez les femmes de niveau socio-économique défavorisé est six fois plus élevé que celui des femmes de niveau socio-économique favorisé »9C’est là la thèse de Goldblatt et al, « Social Factors in Obesity », Journal of the American Medical Association, n° 192, pp. 97-102.. Mais ce qui pourrait advenir clairement à l’analyse s’enlise derechef dans le préjugé fondamental. En effet, même si P. Wyden10P. Wyden, The Overweight Society, New York, William Morrow, 1965., la même année, souligne que les individus favorisés suivent généralement une diète amaigrissante, rien n’émerge qui puisse faire espérer une remise en question des prémisses scientifiques. Les explications à ce sujet s’ancrent résolument à la cause suralimentaire et au fait que les aliments bon marché sont le plus souvent hypercaloriques. Même en la présence d’un tableau comparatif, la boucle est pour ainsi dire bouclée ; elle n’a effectué qu’un tour sur elle-même en visant par le petit bout de sa lunette le paradigme conservateur : l’obésité est reliée à une suralimentation et s’ajoute ici le facteur « mauvaise alimentation ». Ce dernier facteur est d’ailleurs devenu au fil des années le cheval de bataille de bien des diététiciens et nutritionnistes comme étant l’ordre nouveau à suivre, celui qui s’acoquine avec le précis du « défi alimentaire ».

Les présupposés de cette recherche sur les causes sociales de l’obésité empêchent d’élaborer une analyse du rapport oppressif. Au contraire, et ici le fait est plus grave, leurs résultats mettent l’entière responsabilité sur les personnes obèses, en l’occurrence (et sans en questionner ni le pourquoi ni le comment) sur les femmes. On est obèse parce qu’on mange trop, et mal quand on est pauvre. Or les résultats, si évidents à leurs yeux – et aux nôtres – sont erronés : il n’y a pas plus de facteurs obésiques dans les milieux défavorisés puisque les autres suivent une diète amaigrissante. La solution qui s’en suivra en sera une de type contractuel dans la mesure où chacun devra remplir les conditions d’un contrat éducatif : apprendre à doser, équilibrer, mesurer, peser quotidiennement des denrées désormais normatives : apprendre à penser, à se penser, à s’auto-évaluer sous le joug tyrannique du poids-santé.

Car c’est bien de la « santé » des personnes grosses que tous ces discours semblent vouloir se préoccuper. Or, comme nous allons le voir dans la partie suivante, jamais une « science de la santé » n’a rendu des gens aussi malades.

La théorie biologique/médicale

Dans cet univers médical, on parle d’excès pondéral, d’hypothalamus, de structures neurologiques, de facteurs métaboliques, du volume des adipocytes, de déséquilibre hormonal. Mais, si les théories se contredisent à l’intérieur de leur propre champ, elles s’accordent sur l’étiologie, comme le prouve cette citation tirée de l’Abrégé de pathologie endocrinienne et métabolique : « Il n’y a qu’un moyen d’être obèse, c’est de manger plus que ses besoins. »11Jean Lederer, Abrégé de pathologie endocrinienne et métabolique, Paris, Masson, 1967, p. 156. Ainsi, les facteurs exogènes seront la suralimentation et le manque d’exercice. Parmi les facteurs endogènes, on retrouve la prédisposition héréditaire et constitutionnelle. Mais, tout en s’affranchissant de ses critères scientifiques, l’argumentation devient fallacieuse au point d’altérer la méthodologie du dit savant. Par un miracle retors, les facteurs endogènes, à savoir l’hérédité, sont les mêmes que les facteurs exogènes : « les obésités familiales sont causées par des habitudes de suralimentation et de sédentarité »12Jean Lederer, Abrégé de pathologie endocrinienne et métabolique, Paris, Masson, 1967, p. 157..

Malheureusement la théorie médicale ne se contente pas d’être uniquement « explicative », elle se veut aussi « curative ». Elle devient alors carrément dangereuse lorsqu’elle fait intervenir la chirurgie à défaut de trouver d’autre solution.

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Il existe depuis près d’une trentaine d’années des interventions chirurgicales concernant le traitement de l’obésité. Ces interventions appelées court-circuit jujéno-iléal, court-circuit bilio-pancréatique, court-circuit gastrique et gastroplastie sont pratiquées, principalement chez les femmes, depuis toutes ces années sans qu’aucune de ces interventions n’ait été préalablement vérifiée en laboratoire :

C’est donc l’accumulation des complications graves et des cas de mortalité qui amènent les chirurgiens à abandonner une technique au profit d’une autre qu’ils croient moins dangereuse. Ils recommencent alors le même processus, opérant directement sur les humains et modifiant la technique au fur et à mesure des erreurs qu’ils constatent. Ils l’abandonnent finalement au profit d’une autre quand, faisant le bilan de 10, 15 ou 20 années d’intervention, ils constatent qu’ils ont accumulé plus de morts que s’ils avaient laissé les obèses tranquilles.13Danielle Bourque, À dix kilos du bonheur, Montréal, Ed.de L’homme, 1991, p. 116.

Mais toute la question est bien là : on ne les laisse pas tranquilles.

Aussi est-ce ce même objectif que nous retrouvons dans la partie traitant de pathogénie qui amorce, quant à elle, le tracé d’une relation manipulatrice, absolument nécessaire à la construction de notre objet. En effet, il ne suffirait pas que l’obésité soit maladie physique. D’ailleurs, les résultats des recherches médicales sont par trop contradictoires pour ne pas laisser voir leur impertinence. Pour qu’elle soit opérationnelle, il faut organiser une relation de cause à effet entre le trait physique et les manifestations qui lui sont soi-disant inhérentes. Les individus obèses doivent absolument se sentir malades, c’est là une condition sine qua non du processus. À ce niveau, la construction psycho-somatique de l’obésité devient le lieu d’une culpabilisation en même temps qu’un outil répressif très efficace. Le trait physique, déjà interprété dans son rapport à la suralimentation, cristallise l’inhérence caractérielle suivante :

Les obèses étant généralement peu sincères dans leurs déclarations, il faut se méfier de leurs supercheries. Ils ont pour les aliments la même attirance que les morphinomanes pour leur toxique et pour manger acceptent de sombrer dans la déchéance.14Jean Lederer, Abrégé de pathologie endocrinienne et métabolique, Paris, Masson, 1967, p. 157.

Ce portrait moral de l’obèse est par ailleurs pris en charge par les études en psychologie qui tentent elles aussi depuis plusieurs années d’atteindre l’objectif final.

La théorie psychologique

Au-delà des écoles de pensée, psycho-dynamique, psychanalytique ou béhaviorale, l’obésité est considérée comme étant le symptôme d’un malaise émotionnel. La suralimentation interviendra selon une modalité différente : elle sera en quelque sorte un épiphénomène, la traduction de problèmes psychologiques non résolus. Mais ces problèmes, une fois que la psychanalyse s’en mêle, sont légion. Pour les femmes, l’obésité serait, au choix, une réaction au : désir d’être un homme ; désir de grossesse ; peur d’enfanter ; insatisfaction affective ; compensation de rapports sexuels inadéquats ; dépendance infantile ; agressivité refoulée ; refus de la sexualité, etc.

Du côté psychologique, on dresse un portrait-robot hypersaturé de configurations négatives : tendance profonde au narcissisme ; peu d’initiative ; insatisfaction ; anxiété sociale ; désir de plaire ; manque d’autonomie ; sentiments d’infériorité ; peu de volonté ; sans imagination ; sans esprit créatif, etc. On peut s’en douter, le cadre familial, quant à lui, draine une mère dominatrice/autoritaire et un père faible/soumis. L’enfant, alors désorienté par ce désordre familial (on le comprend cet enfant désorienté qui tente vainement de trouver un père soumis et le fantôme d’un société matriarcale), confond ses besoins émotionnels avec celui biologique de s’alimenter !15C’est d’ailleurs l’explication qui est au cœur de la dramatique de Jacqueline Barette intitulée Les larmes volées présentée en 1986 à Radio-Québec. On y voit la protagoniste principale chez son analyste. Elle décide de cesser son analyse au moment où elle commence à découvrir l’influence de sa mère sur sa vie et celle de son père. Elle quittera la séance avec ce lapsus révélateur comme elle le constate elle-même : J’vais manger ma mère… au lieu de dire chez ma mère.

C’est cependant sans ironie aucune que les expériences thérapeutiques se sont acharnées sur la problématique. Certains traitement d’origine béhaviorale consistaient en de véritables tortures physiques. Durant les années 1920 à 1960, on utilisait la stimulation électrique et les produits chimiques pour soigner l’obésité comme d’ailleurs l’homosexualité26. Le but de ces thérapies visait à défaire des comportements conditionnés en associant des chocs électriques et des odeurs nocives de produits chimiques à l’odeur des aliments. Or, les effets secondaires physiquement décelables questionnèrent l’éthique de la profession. Aujourd’hui abandonnées, les pratiques béhaviorales n’en continuent pas moins leur ascension. Transposées au niveau imaginaire, on est passé de la torture physique à la torture mentale. En 1966, Cautela introduit la sensibilisation imaginée qui de non personnalisée passe au stade d’une méthode personnalisée. Le patient imagine, à l’aide du thérapeute, une scène aversive (qui lui répugne le plus) associée à l’aliment-cible qu’il préfère. Durant la séance, après avoir introduit une description savoureuse de l’aliment, le thérapeute campe une situation qui correspond à la plus grande aversion qu’éprouve le sujet (établie selon un questionnaire) :

Mais dès l’instant où vous approchez cette tranche de pain français à vos lèvres, d’autres vers en sortent, et plus la tranche de pain français touche à vos lèvres, plus nombreux et plus gros sont les vers, ces vers gluants, laids et affreux […]. Ces vers se promènent sur vous, sur votre coup, dans votre blouse, dans vos mains, sur votre visage et sur votre bouche. Vous êtes couverte de vers et vous ne pouvez supporter que ces vers affreux se promènent sur vous. […] Dès l’instant où vous jetez la tranche de pain français, les vers s’en vont. Arrêtez d’imaginer la scène et relaxez-vous.16Claire Jodoin, Traitement de l’obésité par la sensibilisation imaginée non personnalisée par rapport à la sensibilisation imaginée personnalisée, Mémoire de maîtrise, Montréal, UQAM, 1981, pp. 107-108.

Si cette technique punitive n’obtient pas les résultats escomptés, à savoir la perte de poids, il semble difficile d’envisager qu’elle n’en obtient aucun au niveau psychologique puisque les mises en situation s’élaborent à partir de cas de névroses obsessionnelles : ce sont là des pratiques curatives qui continuent à s’exercer en toute cohérence scientifique et sur le principe bien-pensant d’un logique humanitaire…

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Ainsi, quels que soient les nombreux terrains disciplinaires où se pratique cette « recherche », très peu, mis à part quelques cas marginaux à peine entendus, sont à même de réfléchir profondément sur le caractère oppressif de cette construction sociale que représente l’obésité. En effet, aucune recherche n’a théoriquement développé une analyse qui questionnerait les fondements et le développement de la pensée scientifique reliée à l’obésité. Toute nouvelle approche, indépendamment de son terrain d’investigation, considère l’obésité comme une maladie dont le facteur étiologique est la suralimentation et (vers les années 60) la mauvaise alimentation. Et ici, les méthodes appliquées se ressemblent. L’obésité est isolée de ses bases socio-politiques pour être définie comme une anomalie physique et psychologique imputable au sujet obèse. Seul le lien entre le trait physique et des caractéristiques mentales inhérentes permet l’apparente cohérence du discours scientifique. Il cache en tout cas la contradiction fondamentale sur laquelle il s’appuie : si l’obésité était réellement une maladie, pourquoi aurait-elle besoin d’une argumentation socio-psychologisante pour la justifier ? Ce type d’argument est l’intermédiaire idéologique d’un discours où les connaissances scientifiques et leurs résultats font matériellement défaut alors qu’ils sont généralement un facteur de cohérence pour circonscrire et soigner une maladie. En la présence des arguments erronés et des échecs thérapeutiques de tout acabit, les sciences de l’obésité renforcent, mais ne rectifient pas, leurs postulats de base. Aussi continuent-elles à spécifier d’avantage l’obésité par l’intervention musclée du raisonnement socio-génétique. Tout opprimé est spécifié, on a pu le constater dans les critères sélectifs des différents discours comme on peut également le constater dans Le Petit Robert :

Antonyme d’obèse : maigre
Antonyme de maigre : corpulent, dodu, gras, gros, obèse ; abondant, copieux. Épais, large ; luxuriant, riche. Important.

Une fois marqués, il importe peu que les individus obèses ne soient pas malades ou qu’ils présentent des cas médicaux communément repérés chez les humains. L’objet est créé et bien ficelé et la personne obèse devient un malade ambulant convaincu (même sans malaise aucun, en parfaite santé) qu’il est porteur potentiel de la maladie. L’univers scientifique, qui contribue largement au projet social, a tout intérêt, économiquement et symboliquement parlant, à ne pas perdre de vue cet objectif lucratif. La compétition médicale et paramédicale en témoigne, qui met en place un arsenal multidirectionnel pour prendre en charge, par souci supposé humanitaire, les personnes obèses. Il n’y a qu’à regarder cette liste d’intervenants pour en être convaincu :

Acupuncteur ; chirurgien ; diététiste ; éducateur physique ; hypnologue ; infirmière ; masseur ; médecin ; naturopathe ; nutritionniste ; gourou ; animateur de groupe ; chercheur en pharmacologie ; publiciste ; plasticien ; psychologue ; relaxologue ; travailleur social ; psychiatre ; sociologue ; endocrinologue ; cardiologue ; couturier ; technicien en loisir ; ancien obèse ; cuisinier.17Cf. Thérapeutique de l’obèse adulte, Cahiers de l’ACFAS, n° 3, 1979, p. 81.

Même si parfois la réflexion inaugure une mirifique prise de conscience, il n’est pas étonnant que la pensée scientifique continue inlassablement à courtiser sa trajectoire transcendantale :

Il est donc permis de se demander si l’étude des problèmes psychologiques de l’obésité n’a pas souffert de tendances aux généralisations abusives à partir d’échantillons biaisés et en se basant surtout sur des individus qui sans doute se situaient au pôle extrême d’un continuum allant de la stabilité émotive aux troubles graves de la personnalité, nonobstant la présence de l’obésité.

[…] [Mais à y bien penser…]18Ajout des autrices de l’article.

À vrai dire, on n’a jamais possédé d’autres statistiques précises faisant ressortir le pourcentage des obèses qui seraient des cas « névrotiques », qui se révéleraient totalement réfractaires à toute mise au régime et chez qui le retour à un poids plus ou moins normal dépendrait de la disparition de problèmes sous-jacents […].19André Busson, « L’obèse et son traitement : considérations psychologiques », Thérapeutique de l’obèse adulte, Cahiers de l’ACFAS, n° 3, 1979, p. 29.

Il faut donc préserver et entretenir le cercle de ses vices. De nouvelles thérapies corrigeront à grands coups d’artifices scientifico-thématiques les défectuosités de l’appareil analytique. Car les chiffres sont les témoins partiaux de la praxis thérapeutique : à un taux situé entre 95 et 97 %, ils alignent sans concession l’échec (inévitable) de tous les traitements.

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Mais évidemment jamais les scientifiques ne pourront admettre l’évidence : si tous les traitements échouent, c’est tout simplement qu’il n’y a rien à traiter. Cela mettrait en péril le pouvoir incontesté et la crédibilité infaillible dont ils jouissent dans nos sociétés modernes. En effet, le « c’est prouvé scientifiquement que… » exerce dans l’opinion publique l’argument final de l’objectivité d’une affirmation. Et s’il fallait mettre à jour que le discours scientifique repose finalement sur des prémisses ou des paradigmes préexistants à la recherche elle-même et que ces paradigmes reposent tout simplement sur des préjugés sociaux, cela montrerait que tout objet d’étude ne peut être considéré comme étant neutre au départ. Ainsi tous les discours scientifiques qui cherchent à « prouver » que la grosseur est une maladie nommée obésité n’ont d’unanime que le paradigme lui-même. Et puisqu’il n’y a aucun traitement qui n’a réussi à ce jour à guérir cette pauvre maladie, on ne pourra que lui accoler le qualitatif de maladie incurable.

Mais que se passerait-il si l’on partait du paradigme contraire ? Des chercheurs20Paul Ersnenberg et Paul Haskew, « Rethinking Obesity. An Alternative View On Its Health Implication », The Journal of Obesity and Weight Regulation, vol. 6, n° 2, été 1978. Cité par Danielle Bourque, op. cit., p. 145. ont tenté l’expérience et sont arrivés à des conclusions étonnantes qui ne doivent pas du tout faire l’affaire des scientifiques. Leurs conclusions avancent l’idée qu’il pourrait exister des rapports positifs entre l’obésité et certaines maladies. C’est dire que l’obésité ne serait pas nécessairement synonyme de problèmes de santé mais bien tout à fait le contraire, à savoir qu’elle aiderait à passer à travers certaines maladies. Ils en ont répertoriées près d’une quarantaine.

Il faut donc garder en mémoire que le discours scientifique n’est pas indépendant du contexte socio-politique dans lequel il s’inscrit. Faut-il rappeler que pendant longtemps on a travaillé à prouver que le cerveau des noirs et des femmes était plus petit que celui des blancs et des hommes ? Faut-il rappeler que les théories génétiques reviennent même à la mode ? Que l’homosexualité n’est plus considérée comme une maladie mentale que depuis à peine une vingtaine d’années ? Combien de temps encore avant que la grosseur ne soit plus considérée comme une maladie ? Aussi longtemps qu’une remise en question politique de l’ensemble de ces discours qui constituent le point nodal de l’oppression des personnes grosses ne sera pas faite. Car, comme on vient de le montrer, il existe bien un consensus général qui fait des personnes grosses une catégorie à part d’êtres humains, lesquels partagent tous des caractéristiques bien définies c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des êtres humains tout à fait normaux. C’est là une catégorie qui partage le même « problème ». Or, ce problème, on l’a créé et on l’a imposé de force. Tous ces discours ne servent qu’à masquer un pouvoir institutionnalisé sur les personnes grosses. Et tant que ce pouvoir ne sera pas dénoncé on continuera à croire à la maladie de l’obésité parce qu’en réalité c’est dans leur tête qu’on est gros.

Cette dénonciation a pourtant été faite il y a plus de vingt ans par le Fat Liberation Movement aux États-Unis. Ce mouvement politique radical, qui se démarquait du National Association to Aid of Fat Americans (NAAFA) plus modéré et réformiste, fut l’un des premiers à dénoncer au début des années 70 la charte du Metropolitan Life Assurance. L’un des groupes de ce mouvement, le Fat Underground, rédigeait un Fat Liberation Manifesto autour de sept points principaux dont le troisième affirmait la volonté de lutter en solidarité avec tous les groupes minoritaires :

Nous concevons notre lutte en solidarité avec les luttes des autres groupes d’opprimés qui luttent contre le racisme, le sexisme, les classes sociales, l’âgisme, le capitalisme, l’impérialisme et tous leurs semblables.21Schoenfielder, Lisa and Wieser, Barbara (ed.), Shadow on a Tightrope. Writings by Women on Fat Oppression, Iowa City, Spinsters Aunt Lute Book Company, 1983, p. 52. Traduction libre.

Si ce manifeste a été écrit en novembre 1973, il demeure tout aussi nécessaire, vingt ans plus tard, de reprendre ces mêmes termes parce que l’oppression de la grosseur demeure invisible. Or, le fait que cette oppression demeure invisible a de lourdes conséquences non seulement parce que sa rhétorique continue de faire croire à l’anomalie physique mais aussi parce que sa pratique persévère en toute quiétude dans des opérations chirurgicales qui font des ravages. À ce niveau, il n’y a pas plus de rhétorique à justifier qu’il n’y a de pratique à accepter. Sans doute, la prégnance scientifique sur le trait physique de la grosseur et le cadre médical dans lequel il s’insère constituent autant de freins à une prise de conscience collective de cette oppression. C’est pourquoi cet article s’est concentré sur une critique des théories scientifiques sans cependant perdre de vue qu’il s’agit là d’une oppression qui n’a pas le domaine scientifique pour seul point d’ancrage. Il reste à parcourir d’autres chemins, mais pour l’instant il y a celui qui nous mène tout droit à remettre en question la maladie de l’obésité et à appréhender la grosseur dans l’ordre d’une oppression sociale.

Plus que jamais, nous devons comprendre le sens politique de cette oppression parce que les arguments de tout acabit masquent une réalité répressive. Plus que jamais, nous devons comprendre le sens politique de cette oppression parce qu’elle s’actualise dans un système qui étouffe et finit par tuer ce qu’il considère relever d’une anomalie physique. Plus que jamais, nous devons dénoncer la maladie de l’obésité pour ce qu’elle est : une mythologie scientifique.

Les personnes intéressées pourront découvrir le reste de cette brochure sur le site d’Infokiosques.


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