Pourquoi est-ce que des femmes ont été tondues à travers notre histoire, et pourquoi certaines le sont-elles toujours aujourd’hui ?
Nous avons posé ces questions à la sociologue Claudine Sagaert, avant de l’interroger sur la manière dont la laideur a été attribuée à des femmes pour les déshonorer… procédé qui a aussi été employé (entre autres) contre les populations juives ou noires.
On pense souvent que la tonte des femmes est une pratique apparue aux lendemains de la Libération. Qu’en est-il réellement ?
La tonte des femmes a toute une histoire. On la retrouve à toutes les époques. Au premier siècle, dans Origine et Territoire des Germains, Tacite rapporte que dans un couple, en cas d’adultère, le châtiment de l’épouse est infligé par son mari. Il lui coupe les cheveux devant les membres de sa famille, puis la fait sortir dans les rues du village en lui assénant des coups de fouets1Tacite, Origine et territoire des Germains, dit La Germanie, article mariage, § XIX- 1, Traduction nouvelle avec notes de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2003.. On peut également citer d’autres périodes historiques dans lesquelles la tonte des femmes est relatée. Par exemple au XIVe siècle, Jeanne de Bourgogne et Marguerite de Navarre, soupçonnées d’adultère, sont tondues et exclues de toute vie publique. De même au XVe et XVIe siècles en France, des femmes tondues pour ces mêmes raisons sont ensuite enfermées au couvent2Nicolas Versoris, Journal d’un bourgeois de Paris, Union générale d’éditions, 1962, p. 83.. Le juriste Jean Duret, affirme au XVIe siècle dans son Traité des peines et amendes que la femme adultère doit être tondue, puis conduite nue par les rues sous les moqueries du peuple et sous les coups de verge. La liberté sexuelle est un des motifs majeurs qui conduit les femmes à subir ce type de châtiment. On le retrouve d’ailleurs sous une autre forme lors de la chasse aux sorcières. On inflige aux dites « sorcières » le « rasage punitif »3Jean-Tierry Maertens, Ritanalyses, Paris, Jérôme Millon, 1987, p. 214.. Le procès de Marie Boré, le 15 mars 16214Cité par Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Le corps violenté in Corps de femmes : sexualité et contrôle social, Marie-Thérese Coenen (dir.), Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2002, p. 65. l’illustre. Cette procédure humiliante vise à dépouiller la sorcière de sa dignité.
On peut aussi ajouter que la femme infidèle et la sorcière n’ont pas été les seules à subir cette violation de leur humanité. La prostituée non plus n’a pas échappé à la tonte. La gravure intitulée La tonsure des filles de joie5Gravure publiée in Alain Corbin, Jean-François Courtine, Georges Vigarello, Histoire du corps, De la Renaissance aux Lumières, tome 1, Paris, Seuil, 2005, p. 192. représente la tonte de femmes arrêtées dans des lieux de « débauche ». Elle confirme le décret de 1778 selon lequel « il est fait interdiction à toute prostituée de s’exhiber dans les lieux publics sous peine d’être enfermée à l’hôpital et d’y être tondue »6Serge Pacaud, La Prostitution à Bordeaux, Atlantica, 2007, p. 20.. Le médecin hygiéniste, Parent-Duchâtel, note dans son ouvrage sur la prostitution que lorsqu’une femme se présentait à l’hôpital pour être soignée d’un « mal vénérien », une enquête était ouverte pour rechercher si elle avait contracté la maladie par sa faute. Si tel était le cas, elle était alors tondue7Parent-Duchâtel, De La prostitution et des syphilitiques, tome second, J.B. Baillière et fils, 1857, p. 452 (lien dans le texte)..
Quels sens recouvre la tonte ? À un premier niveau, la tonte réaffirme que la femme ne s’appartient pas ; mais la tonte symbolise aussi la purification du corps de la coupable, purification d’un corps rendu répugnant, malpropre et impur en raison d’une sexualité jugée licencieuse.
Pour quelles raisons a-t-on pratiqué la tonte au cours de l’histoire de France ?
La tonte des cheveux est un des procédés de l’immense panoplie utilisée pour dégrader l’individu et spécifiquement la femme. Parler de « tonte » le révèle d’ailleurs très bien. Ordinairement employé pour traduire l’acte de couper la pelouse ou la laine des moutons, ce mot est totalement inapproprié pour le rasage des cheveux. Associé à l’être humain, ce terme est porteur d’une détérioration de l’apparence. Il provoque l’enlaidissement et symbolise l’immoralité de l’individu. Autrement dit, la tonte est utilisée pour rendre visible une laideur morale invisible.
La tonte fabrique ainsi la laideur de la personne qu’on veut dégrader. Le terme de fabrication est important : il s’agit en effet, à travers ce geste, de matérialiser ce que l’on veut donner à penser. La sorcière en est un exemple des plus explicites. Même si l’on sait pertinemment que de très belles femmes ont été accusées d’être des « sorcières », le fait d’enlaidir les accusées, de les dépeindre hideuses dans les images et les récits, a contribué à construire un imaginaire à partir duquel la sorcière ne pouvait être qu’une femme laide et malveillante. Dans l’histoire des représentations, nombreux sont ceux dont on a fabriqué la laideur pour mieux leur refuser une égalité de traitement. Les dessins insultants, les propos outranciers, les affiches infamantes visant les Bas bleus, les suffragettes, les femmes socialistes et féministes8Cf. Claudine Sagaert, La Fabrication de la laideur féminine in de la guerre des sexes à la guerre du « genre » dans la caricature, Revue Ridiculosa n° 21, Brest, Université de Bretagne Occidentale, 2014., tout comme ceux relatifs aux Juifs9Cf. Claudine Sagaert, L’Utilisation des préjuges esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du juif. La question de l’apparence dans les écrits antisémites du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle, Revue d’anthropologie des connaissances, 2013/4 Vol. 7, n° 4, p. 971-992 (lien dans le texte). ou aux peuples colonisés10Cf. Claudine Sagaert, « La Laideur, un redoutable outil de stigmatisation », Revue du MAUSS, 2012/2 n° 40, p. 239-256. l’illustrent. Et ce type de procédé ne s’est pas limité à la simple description hideuse : il a également porté atteinte au corps.
En ce qui concerne plus spécifiquement la tonte, cet outil a toujours été un moyen de réaffirmer la mise sous contrôle du corps des femmes et notamment de celles qui s’autorisaient à penser ou à agir autrement ou à vivre librement leur féminité et leur sexualité11Cf. Catherine Durand, Préface in Dominique François, Les Femmes tondues, la diabolisation de la femme en 1944, Le Coudray-Macouard, Éditions Cheminements, p. 9.. Il était une manière de signifier aux femmes qu’elles ne s’appartiennent pas, qu’elles se doivent de subir ce qu’on leur impose.
La pratique de la tonte repose aussi sur la conception selon laquelle la femme est une séductrice dotée d’un appétit sexuel insatiable et qu’elle est de ce fait portée à l’infidélité. En cas d’adultère, il faut donc la châtier. La tonte est alors choisie comme pénitence car elle engendre l’humiliation de la coupable en portant atteinte à son apparence. Elle la dégrade de son rang social, jette l’opprobre sur elle, l’avilie en la réduisant à une simple femelle. Privée de toute pudeur, dénudée, sa poitrine et parfois son sexe12Cf. Laure Verdon, « La Course des amants adultères », Rives nord-méditerranéennes, 31 | 2008, mis en ligne le 07 décembre 2012, consulté le 27 novembre 2016 (lien dans le texte). sont révélés à la vue de tous.
Vous ajoutez tout de même que le nombre de femmes tondues au XXe est plus important. Comment l’expliquer ?
Le nombre de femmes tondues en Europe au XXe siècle est en effet sans précédent. Selon l’étude réalisée par l’historien Fabrice Virgili, on compte en France à la Libération plus de 20 000 femmes tondues. On sait par ailleurs que des Allemandes ayant eu des relations sexuelles avec des Français furent tondues lors de la Première Guerre mondiale13Ernst Fraenkel, Military occupation and the rule of law. Occupation government in the Rhineland, 1918-1923, Oxford University Press, 1944, p. 143, cité in Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’occupation, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 138-164.. De même, dans l’Allemagne nazie, à partir de 1940, les sections du NSDAP s’en prirent aux Allemandes qui avaient eu des rapports avec des travailleurs étrangers14L’ordonnance du 31 janvier 1940 condamne à la tonte les Allemandes coupables de relations avec des non-aryens.. Il faut ajouter qu’à « l’échelle de l’Europe libérée, des tontes dans un contexte voisin ont eu lieu en Italie, au Danemark, en Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas, en Pologne, en Tchécoslovaquie et même dans les miettes britanniques que l’Allemagne avait occupées à Jersey. Ce fut le cas, avant la guerre, en Espagne et, après le second conflit mondial, en Grèce dans le contexte des guerres civiles ».
Comme l’a analysé l’historienne Yannick Ripa, l’ampleur des tontes au XXe siècle n’est pas étrangère au pouvoir que les femmes ont acquis. Elle touche notamment toutes celles qui ne correspondent plus « au modèle idéal féminin » de par leur liberté sexuelle, leur prise d’autonomie et, comme c’est le cas notamment pour les républicaines espagnoles15« Les républicaines, (…) sont tondues pour s’être laissées influencées par leurs maris – ce qui revient à nier l’autonomie de leur conscience politique – ou bien, plus souvent, pour avoir remplacé les hommes partis au combat, et donc quitté leur foyer pour la rue, lieu des filles publiques… » Yannick Ripa, « À propos des tondues durant la guerre civile espagnole », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1 | 1995, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 16 octobre 2020 (lien dans l’article)., leur engagement politique. Dans tous les cas, la tonte est un moyen de dévaluer l’égalité émergente entre les hommes et les femmes. Il s’agit donc, comme l’écrit Fabrice Virgili, « de dire aux Françaises au moment même où elles votent pour la première fois que tout en accédant à la citoyenneté politique, leur corps demeure sous contrôle masculin »16Fabrice Virgili, Virilités inquiètes, virilités violentes in Histoire de la virilité, Alain Corbin, Georges Vigarello, Jean-Jacques Courtine (dir.) tome 3, Seuil, 2011, p. 90.. Autrement dit, la dégradation corporelle symbolise le refus du partage politique et sexuel du pouvoir. La tonte figure emblématiquement la mise à mort de la liberté des femmes. Elle est la réaffirmation de l’ordre patriarcal et machiste.
Quels sont les effets de la tonte sur les femmes concernées ? Comment les victimes sont-elles traitées ensuite au sein de la société ?
En premier lieu on peut dire que la tonte des cheveux produit un saccage de la sensualité. Tondue, la femme est objet de dérision et de répulsion, un monstre de hideur. Ce « châtiment des apparences »17Julie Desmarais, Femmes tondues, France-Libération, coupables, amoureuses, victimes, Presses Universitaire de Laval, 2010, p. 17., selon l’expression de Julie Desmarais traduit de manière très explicite comment en quelques coups de ciseaux, la tonte dépersonnalise. Le visage devient monstrueux. Au sens strict il perd la face, il n’a plus rien d’humain, il devient d’une étrange étrangeté.
Il faut aussi prendre en compte le fait que si certaines tontes ont été exécutées dans un espace privé, nombreuses sont celles qui ont aussi été réalisées à la vue de tous18Sur l’organisation des tontes dans l’espace public : Cf. Fabrice Virgili, La France Virile, Payot, 2000, p. 236-240., devant amis et famille. Alain Brossat considère que ce « carnaval » est un « spectacle de pure obscénité »19Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Éditions Manya, 1992, p. 26.. Il n’était pas rare en effet que les femmes soient malmenées lors de ces exactions, qu’on leur crache au visage, qu’on les frappe, qu’on leur jette divers projectiles. Sans oublier les insultes dont on les assénait du type « putain à boches », « peau de vaches »20Edith Thomas, La libération de Paris, Paris, Mélotée, 1945, p. 87., « salope »21Marcel Haedrich, Seul avec Tous, Paris, Laffont, 1973, p. 292., « poule »22Christian Bougeard, Résistance et épuration sauvage en Bretagne, in La Résistance et les Français, Enjeux stratégiques et environnement social, Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 273-283., « raclure »23Dominique François, Femmes tondues : la diabolisation de la femme en 1944 : Les buchers de la libération, Le Coudray-Macouard, Éditions Cheminements, 2006. p. 124.. Elles étaient livrées comme défouloir à la vindicte populaire.
Pour ces femmes cet avilissement marquait une perte de dignité humaine, une infamie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire une perte de renommée. Cette infamie ne se limitait pas au moment de la tonte, dans la mesure où bien souvent des photos étaient publiées dans les journaux ou affichées dans les vitrines24Christian Bougeard, Résistance et épuration sauvage en Bretagne, in La Résistance et les Français, Enjeux stratégiques et environnement social, Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 273-283.. Laide physiquement, socialement et moralement, ces femmes avaient honte d’elles-mêmes et cette honte les contraignait à rester confinées à leur domicile. Et puis, outre le traumatisme de la tonte, il fallait attendre la repousse des cheveux, ne serait-ce que pour retrouver une apparence non stigmatisante. Pour nombre d’entre elles, la tonte « a brisé leur vie ». Si certaines ne s’en sont jamais remises25Fabrice Virgili écrit dans La France Virile, Payot, 2000, p. 249. « Le suicide, la fuite, la réclusion et la résignation sont les quatre marques de l’après tonte ». Cf. également : Julie Desmarais, Femmes tondues, France-Libération, coupables, amoureuses, victimes, Presses Universitaires de Laval, 2010, p. 124. Par ailleurs Sartre relate plusieurs suicides de femme tondue. Cf. Jean-Paul Sartre, Combat, 2 septembre 1944. et ont dû faire face à une « vie mutilée »26Cf. Adorno, Minima Moralia, La pensée mutilée, Paris, Payot, (1951), 2003., d’autres ont mis fin à leur jour.
Vous montrez aussi que des femmes sont toujours tondues aujourd’hui, même en France. Quelles sont les raisons invoquées pour justifier ces violences ?
Il est vrai que lorsque j’ai travaillé sur cette question, je ne pensais pas que ce type d’humiliation avait encore cours aujourd’hui. Or durant mes recherches, j’ai découvert lors de la lecture de nombreux articles de presse que des hommes tondent toujours leurs femmes pour les enlaidir et les humilier. Par exemple, un article du journal La Montagne du 1er septembre 2014 a révélé qu’un policier qui soupçonnait sa femme d’infidélité lui a passé les menottes et rasé le crâne. De même le 5 juillet 2016, Gilbert Dupont a exposé dans un article qu’un homme infligeait de multiples violences à sa femme, parmi lesquelles la tonte de ses cheveux. D’autres articles font état de ce type de pratique. Parmi eux, l’un évoque le cas d’une jeune étudiante tondue pour, selon les propos de son tortionnaire, qu’elle ne « puisse plus faire la belle ».
Cet emploi de l’enlaidissement pour discréditer les femmes est-il selon vous récurrent ? À quel moment y a-t-on recours, et pourquoi ?
La « fabrication » de la laideur a été utilisée dans toutes les périodes durant lesquelles les femmes ont revendiqué l’égalité de droit et la liberté de disposer d’elles-mêmes. Sorcière, vieille fille, homosexuelle, intellectuelle, révolutionnaire, toutes ont été présentées laides parce que susceptibles de remettre en question l’ordre familial et social. Pour ne donner qu’un exemple, il suffit de regarder les caricatures de Léandre Charles, Honoré Daumier, ou Bing et Sigl qui ont été faites des intellectuelles et des féministes. Elles y ont été dépeintes laides de telle sorte que comme l’a noté Éric Macé, il est rentré dans les consciences que « le féminisme conduit droit à la laideur et à la vulgarité de femmes ayant perdu toute séduction, toute grâce en se comportant comme des hommes, en singeant les hommes qu’elles ne seront jamais mais qu’au fond elles voudraient être »27Eric Macé Cosmopolitiques, n° 4, 2003 (lien dans le texte).. En renforçant un petit nombre de stéréotypes infamants facilement lisibles et mémorisables, les caricaturistes ont participé à vulgariser la « laideur » physique et morale de l’intellectuelle et de la femme engagée politiquement, en faisant d’elle une « pédante » et une « barbare incapable de féconder le monde »28Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes, Le XIXe siècle, Pion, 1991, p. 458-459..
Vous vous êtes aussi intéressée dans vos recherches aux moyens employés pour enlaidir d’autres minorités (comme par exemple dans L’utilisation des préjuges esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du Juif). Les pratiques en question sont-elles similaires ?
Oui tout à fait, il a été fabriqué une représentation infamante de certains peuples et de certaines communautés religieuses, et notamment des Juifs. En ce qui concerne ces derniers, on peut repérer deux périodes. L’une débute dans le Moyen Âge du XIIIe siècle et se déploie jusqu’à la Renaissance. L’autre, plus discriminante encore que la précédente, commence au XIXe siècle et s’étend jusqu’en 1945.
C’est au XIIIe siècle qu’on observe les premières représentations altérées des Juifs. En Angleterre, au tout début du siècle, apparaissent des dessins représentant un Juif enlaidi au nez crochu, affublé d’un chapeau pointu. Dans nombre de textes et de représentations, le Juif commence alors à être personnifié comme étant si ce n’est le diable, du moins son semblable. Il en partage la laideur. Du Moyen Âge à la Renaissance, va donc se mettre progressivement en place une représentation figée de l’individu juif : un stéréotype. Ce cliché associé à de nombreux préjugés va parcourir les siècles, et au XIXe siècle il sera renforcé par des thèses pseudo-scientifiques qui vont viser à établir l’infériorité raciale de la communauté juive. Dans cette approche la dévalorisation de l’apparence va jouer un rôle majeur. Une multiplicité de dessins antisémites va conduire à ériger un prototype d’individu juif symbole de laideur physique et morale. En s’adressant à un public beaucoup plus large que n’importe quel texte, l’image visible et lisible dans les kiosques, sur des affiches ou dans des journaux va avoir un fort impact. Terreau de l’idéologie raciste et antisémite, nombre d’écrits et illustrations vont spécifier la différence du Juif. Ceux-ci seront repris d’ailleurs dans une brochure de l’Institut d’Étude des Questions Juives intitulée la Morphologie du Juif ou l´art de le reconnaître à ses caractères naturels. Ils illustreront également l’exposition réalisée et organisée par l’Institut d’Étude des Questions Juives, sous le contrôle de l’Ambassade d’Allemagne, du 5 septembre 1941 au 15 janvier 1942 à Paris. Dans cette exposition seront ainsi étalées les caractéristiques physiques attribuées au Juif. Des moulages de nez, d’yeux, d’oreilles et de bouches y seront exhibés, de même que la sculpture d’un visage caricatural de Juif au nez saillant. Une des affiches de l’exposition signée Michel Jacquot figurera un visage au nez crochu, à la lèvre épaisse et au menton en avant. Une autre présentera un Juif au nez proéminent, tenant contre lui un globe en le griffant de ses doigts crochus. Et l’abjection ne s’en tiendra pas là. Un immense nu intitulé le Parfait Athlète sera ainsi posé au centre de la salle, et ce afin de souligner le contraste entre la nudité de cette virilité idéale et la soi-disant infériorité physique et morale des Juifs.
Comment ces caricatures ont-elles contribué à « déshumaniser » les Juifs ?
Dans la fabrication de la laideur, il n’est pas fait référence à un individu particulier mais à tous les individus de manière indifférenciée. La laideur physique n’est dès lors plus comprise comme une distinction de personne mais comme une distinction relative à l’ensemble d’un groupe humain. On ne parle pas de tel ou tel individu laid, on dit : « le Juif ». Ce qui en principe est d’ordre accidentel et contingent devient donc essentiel. La dite laideur physique du Juif a par été conséquent utilisée comme un schème à partir duquel toutes les autres considérations dépréciatives ont pris sens et engendré l’irrespect, l’indignité, la violence, le meurtre.
Par la fabrication d’une laideur esthétique, le Juif a donc été brossé sous les traits d’un être hideux, infâme, ignoble. Décrit laid, disproportionné et abject, considéré comme le contretype même de la nouvelle race d’hommes, il n’a été pour le régime nazi qu’un sous-homme. Le dénigrement de l’apparence est l’arme première que le racisme et l’antisémitisme ont pointé sur la communauté juive pour mieux la déshumaniser, l’inférioriser, la malmener et finalement s’autoriser les traitements les plus dégradants.
Qu’en est-il pour d’autres minorités ?
On peut affirmer que la fabrication de la laideur a également été un redoutable outil de stigmatisation des personnes noires. Comme pour les Juifs, il a été défendu que les noirs sont des êtres laids. James Cook dira par exemple que leur tête est longue et leur visage plat. Leurs cheveux seront comparés à des poils d’animaux. La laideur physique, et physiologique, permettra de traduire une laideur ontologique, c’est-à-dire une laideur de l’être en tant qu’être. Il faut aussi ajouter que la couleur de la peau jouera un rôle non négligeable dans l’élaboration de la laideur du noir, et dans l’identification de cette laideur physique à une laideur morale. On retrouvera chez Maupertuis, Daubenton et Cuvier cette affirmation selon laquelle « la race blanche (…) paraît la plus belle de toutes »29Cuvier G., Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux, Paris, 1798, p. 71.. Si le « blanc » est interprété comme signe de beauté, l’homme blanc voudra en faire le signe de sa beauté, de son intelligence, et même de sa propreté30Bancel N., Le métissage in Blanchard P., Boëtsch G., Chevé D. Corps et couleurs, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 74-87.. Il voudra être l’incarnation des valeurs positives, toutes les autres couleurs de la peau ne seront que celles de toutes les contre-valeurs. Comme le précise David Le Breton « si l’apparence est un calque de l’intériorité, selon un système d’équivalence fondé sur le préjugé de celui qui juge, alors une peau foncée (…) [ne pourra être que] synonyme de laideur et d’indignité, tandis qu’une peau blanche (…) [sera] perçue comme belle et (…) [traduira] un noble caractère (…). Dans une telle logique le “plus noir” (…) [sera] le plus haïssable et le “plus blanc” le plus admirable »31Le Breton D., De la laideur de l’autre : imaginaire sensoriel des races, in Albert J-P., Andrieu B., Blanchard P., Boëtsch G., Chevé D., Coloris Corpus, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 49-50.. La couleur deviendra, comme Franz Fanon l’a analysé « le critère sous l’angle duquel on juge les hommes sans tenir compte de leurs acquis éducatifs et sociaux »32Fanon F., Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.. Ainsi, de l’homme noir à l’homme blanc, sera élaborée toute une hiérarchisation. Décrétée, la laideur justifiera l’irrespect, l’aliénation, la maltraitance.
Peut-on dire alors que l’enlaidissement a été utilisé pour stigmatiser (et/ou maintenir à l’écart) l’ensemble des minorités ?
Beaucoup plus qu’une mise à l’écart : une infériorisation, une soumission, un traitement infamant qui peut même conduire au meurtre.
Claudine Sagaert est chercheuse en sociologie. Elle est notamment l’autrice d’une Histoire de la laideur féminine (Éditions Imago, 2015).
Entretien mené par Paul Tommasi.