dièses contre les préconçus

Ce que nous disent les survivants des camps de concentration


Plongée dans l'exceptionnelle mini-série documentaire que propose Sophie Nahum.
par #Léo Medvedev — temps de lecture : 5 min —

Comment conserver la mémoire des déportés juifs alors qu’ils seront bientôt tous éteints ? Sophie Nahum, réalisatrice, a choisi d’en faire une série documentaire, Les derniers, consultable gratuitement sur internet (et dont elle a tiré un livre en début d’année). Les épisodes, sous forme de portraits d’une dizaine de minutes chacun, donnent ainsi la parole aux dernières personnes déportées juives encore en vie aujourd’hui.

La série a ceci d’étonnant que son ton est très loin d’être dramatique. Son format, destiné au web, évoque même par moments les « tranches de vie » auxquelles la télévision nous a aujourd’hui habitués. Bien sûr, les entretiens mènent souvent à des séquences extrêmement perturbantes. On peut penser ici, par exemple, à un survivant qui montre que sa tenue de déporté était tissée avec des cheveux humains. L’atmosphère d’ensemble de la série n’en est pas moins extrêmement paisible et conviviale, et les épisodes commencent même toujours avec la découverte de l’appartement du témoin du jour.

« J’ai peur, j’ai peur, j’ai toujours peur »

C’est ce qui rend la vue des premiers épisodes très déroutante, et ce qui fait aussi tout l’intérêt de cette série : alors que le documentaire porte sur la déportation, les anciens déportés ne sont absolument pas réduits à celle-ci. On parle aussi des amitiés qu’ils ont pu former à cette époque. On les voit parmi leurs proches actuels. On parle des soucis des uns et des autres, qui nous sont d’ailleurs présentés sous leur seul prénom. On les voit sourire, hésiter, frémir. Tout, en fait, nous met dans une position complice avec ces personnes, et empêche d’évacuer leurs mots sous la figure de « l’autre ». On le sait : le visage a une force que l’écrit n’a que difficilement. C’est pourquoi résumer ici l’ensemble des propos de ces anciens détenus n’aurait pas beaucoup de sens.

On peut malgré tout observer des récurrences dans ce que nous disent ces anciens déportés. D’abord, ils sont inquiets. Inquiets pour aujourd’hui. « Elie » pense que nous sommes en plein déni, un peu comme l’était son père qui, à la lecture de Mein Kampf, assurait que « ce que Hitler dit n’a pas d’importance ». « Asia » avoue de son côté dans un témoignage particulièrement émouvant : « J’ai peur, j’ai peur, j’ai toujours peur ». « Ginette », elle, explique être désormais « persuadée que l’on n’apprend rien de l’Histoire ». Sophie Nahum voit dans ces mots une leçon universelle. Elle indique ainsi sur France 24 que « la mémoire de la Shoah, ce n’est pas quelque chose qui appartient aux juifs ou au passé. La mémoire de la Shoah, comme celle de l’esclavage par exemple, est un paradigme (…) C’est un exemple de ce dont l’humanité est capable de pire. Il ne suffit pas de répéter comme un mantra « plus jamais ça » et de se souvenir de ce qui s’est passé : il faut comprendre les mécanismes qui ont mené à ça. » Elle ajoute plus loin que le plus terrible pour ces « derniers », « c’est de se dire qu’on n’a pas pris conscience de ça. Vous vous rendez compte : on a jeté des bébés dans le feu. Il s’est passé ça, entre autres choses. Ce n’est pas que pour prendre des exemples horribles, ou pour faire pleurer dans les chaumières : c’est pour dire que l’homme est capable de jeter des bébés dans le feu ».

Des témoins qu’il faut écouter

Ces derniers survivants s’accordent en effet pour dire que parler a été aussi difficile pour eux que d’être écoutés.

Certains expliquent ainsi qu’ils ont été « empêchés de parler » au retour des camps, et qu’ils avaient le sentiment de déranger tout le monde, même au sein de leurs familles. D’autres soulignent qu’on a refusé de les croire au sortir de la guerre, ou qu’on leur a demandé d’oublier ce qu’ils ont vécu. Tous insistent bien sûr pour dire que c’était impossible. Ils sont même quelques uns à avouer avoir longtemps refusé d’avoir des enfants, de crainte de voir cette haine immonde revenir. Il a en fin de compte fallu des décennies pour que l’ensemble de la société prenne conscience de ce que ces personnes ont eu à vivre – même s’il est impossible de tout à fait comprendre ce qu’elles ont enduré.

Et évoquer ces souvenirs reste très éprouvant pour beaucoup de rescapés. « Asia » indique par exemple « ne pas être bien quand [elle] commence à parler (…) j’ai des douleurs dans l’âme. Plus je vieillis, et plus c’est dur pour moi ». Et l’impression évoquée précédemment de ne pas être entendus, et ce alors que nous ne pourrons sans doute plus les entendre très longtemps, leur cause beaucoup de peine.

Ne pas oublier que l’Holocauste nous concerne tous

Sophie Nahum prouve ici que nous ne devons jamais cesser d’écouter ce que les personnes touchées par une telle haine ont à nous dire, et ce quand bien même cette écoute peut nous affecter. Elle montre aussi que l’Holocauste ne concerne pas les seuls juifs, et que la position de Frantz Fanon, qui expliquait aux personnes noires que « quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous », mériterait sans doute d’être remise au goût du jour1Frantz Fanon affirmait aussi dans Peau noire, masques blancs que « certaines pages de Réflexions sur la question juive sont les plus belles que nous ayons jamais lues. Les plus belles, parce que le problème qu’elles expriment nous prend aux entrailles ». Et ce d’autant que l’inverse n’est pas moins vrai : le génocide des Herero et des Nama entre 1904 et 1908, ainsi que les expérimentations réalisées par les Allemands dans les camps de Namibie durant cette période (études sur des cadavres, fertilisations forcées…), annonçaient dans une certaine mesure l’horreur qu’allait être l’Holocauste2L’historienne du fascisme Marie-Anne Matard-Bonucci montre de son côté que les lois antisémites italiennes de 1938 ont bel et bien une logique en commun avec les politiques coloniales racistes instaurées deux ans plus tôt en Éthiopie, malgré de fortes différences de contexte. L’article qu’elle a publié sur cette question (« D’une persécution l’autre : racisme colonial et antisémitisme dans l’Italie fasciste ») est disponible en ligne.. L’histoire montre donc que les luttes contre le racisme et l’antisémite méritent, plus qu’aujourd’hui, d’être menées ensemble.

Ces anciens déportés nous révèlent surtout qu’il ne faut jamais croire que le pire est toujours derrière nous – et qu’il ne faut pas non plus croire qu’il se répétera de l’exacte même manière. Ils donnent aussi à voir l’évidence : absolument tout doit être tenté pour éviter le retour de telles atrocités. La réalisatrice se demande même auprès de Paris Match si « l’Holocauste ne devrait pas être enseigné en Histoire mais [plutôt] en sociologie, afin de comprendre le comportement humain dans ces situations extrêmes ». Sans forcément la rejoindre sur ce point (la sociologie n’est pas l’unique discipline qui puisse contribuer à la compréhension de ces comportements), on peut tout de même penser avec elle que tous les moyens sont bons pour faire comprendre que le sujet nous concerne tous.


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