dièses contre les préconçus

Représentations des femmes et des hommes musulmans dans les manuels scolaires d’histoire


« Les auteurs de manuels scolaires semblent considérer de manière plus ou moins subtile l’islam comme une menace pour l’Occident (et pour les musulmans eux-mêmes). »
par #Sonia Mejri — temps de lecture : 18 min —

Depuis le XIXe siècle, l’enseignement de l’histoire en France a constitué un outil de socialisation, très largement politique, des futurs citoyens. L’enseignement de l’histoire venait renforcer l’idéal républicain en diffusant les bases d’une culture commune et générale. Françoise Lantheaume ajoute que « l’enseignement de l’histoire élabore et transmet un récit historique public en faisant des choix parmi les savoirs, les évènements, les interprétations et les documents disponibles. Son projet, en France, depuis le XIXe siècle, est de rendre les élèves membres de la communauté nationale par le partage d’une culture, de valeurs et d’une mémoire historique communes1Lantheaume F. (2009), Enseignement du fait colonial (p. 111-126), in La Fabrique scolaire de l’histoire, dir. De Cock L.. t Picard E., Marseille, Agone.« . L’enseignement, d’une manière générale, est donc affaire de choix. Par ailleurs, la généralisation progressive de l’enseignement secondaire, et l’accès à des élèves issus de couches sociales qui, jusqu’au début des années 1960 et sauf notables exceptions, restaient enfermés dans l’enseignement primaire, ou au mieux au primaire supérieur (système d’éducation parallèle), a conduit à proposer une pédagogie qui permettrait à l’école de suppléer l’apport de la famille. Depuis les années 1970, le paysage de l’école s’est diversifié en accueillant les enfants issus de l’immigration. Aujourd’hui, plus de douze millions d’élèves fréquentent le premier et le second degré en France2L’éducation nationale en chiffres (juillet 2012), Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance..

Dans ce contexte, l’enseignement de l’histoire vient présenter les étapes marquantes de grandes civilisations depuis le troisième millénaire av. J.-C. L’histoire de la naissance de l’Islam3Islam (avec la majuscule) désigne la culture islamique dans son ensemble, islam se rapporte à la religion. et de ses premiers siècles ainsi que des rencontres régulières avec ses pratiquants (arabes ou non) à travers le temps et l’espace font partie du programme d’histoire du collège et du lycée, en France, depuis moins d’un siècle. Un outil, peu à peu largement démocratisé et diffusé, est venu contribuer à ce vaste projet : le manuel scolaire. Ces ouvrages présentent les domaines exigés par les programmes scolaires. Peu à peu, les chercheurs se sont rendus compte de l’importance de cet outil pour l’élève et le maître ainsi que pour la transmission des valeurs tant prônées. Les réflexions conduites autour des manuels scolaires sont depuis plusieurs années au cœur de nombreuses recherches. L’UNESCO (Organisation des Nations pour l’Éducation, la Science et la Culture) a mené dans ce sens une vaste consultation depuis 2005 avec ses commissions marocaine et française en coopération avec le secteur de l’Éducation et des Langues. Lors de ces rencontres, des constats ont émergé, parmi lesquels :

  • La durée de vie des stéréotypes, et parfois du racisme, souvent sous des formes plus subtiles,
  • L’importance du manuel scolaire comme lien entre l’individu et la collectivité,
  • Le rôle des manuels comme outils d’orientations politiques ou idéologiques ou moyens de valoriser les respectifs (origine des mots, célébration des anniversaires de personnalités de portée universelle de toutes les régions du monde…).

Une des références sur ces questions est l’étude de Marlène Nasr intitulée : Les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires français, et qui fut publiée en 2001. Ce travail m’est très utile tant pour ses résultats que pour la comparaison future des différentes conclusions avec celles obtenues après ce travail. Ainsi, deux niveaux d’analyse ont été déterminés par l’autrice et ont fait l’objet d’une étude parallèle et comparative :

  • L’encadrement écrit (tel que défini par Marlène Nasr) comprenant les titres, les sous-titres, les extraits de textes originaux (etc) ainsi que les textes écrits par les auteurs du manuel scolaire (la « leçon »),
  • L’encadrement non écrit correspondant aux cartes, illustrations, photographies.

À la lumière de ces distinctions, j’ai examiné les différentes façons utilisées par les auteurs de manuels scolaires pour diffuser et transmettre les conceptions et les images de l’Islam et sur l’Islam et les Arabes entre 1948 et 2008. Cet article portera lui en particulier sur les représentations des femmes et des hommes arabo-musulmans et/ou musulmans.

Manuels scolaires et programmes

S’inscrivant dans l’histoire culturelle, l’histoire des manuels scolaires est au centre de cette étude. Les manuels scolaires transmettent des schémas d’interprétation et de perception des compétences et des modèles d’identité en partie légitimés par l’État et/ou socialement consensuels. Alain Choppin précisait dans ses travaux4CHOPPIN A. (1992), Manuels scolaires : histoire et actualités, Paris, Hachette-Éducation. que le manuel scolaire est à la fois un produit de consommation, un support de connaissances scolaires, un vecteur idéologique et culturel et, enfin, un instrument pédagogique. Les manuels scolaires reflètent aussi les valeurs sur lesquelles les sociétés veulent fonder leur cohésion sociale et culturelle et établir leur légitimation politique. Ils jouent par conséquent un rôle important dans l’éducation à la citoyenneté démocratique des élèves. Bien qu’il soit complexe de savoir comment les enseignants utilisent ces manuels dans leur classe, ceux-ci présentent à la lecture une vision de l’autre (qui n’est pas toujours étranger) empreinte de relations belliqueuses ou fructueuses. Cette thématique est importante, et d’autres s’y sont déjà penchés : Marlène Nasr, Jacqueline Costa-Lascoux et Alain Choppin, pour ne citer qu’eux. Leurs réflexions mettent en avant l’importance du rôle des manuels scolaires dans la reproduction des clichés et la persistance des stéréotypes (et parfois du racisme) sous des formes plus subtiles. Par ailleurs, tous soulignent la responsabilité des manuels scolaires dans la présence et la constance des stéréotypes au sein d’un monde de plus en plus engagé à croire dans un conflit entre Occident et Orient.

En France, les programmes officiels dictent la conduite à tenir aux éditeurs de manuels scolaires (et aux enseignants) qui sont obligés de s’y référer pour pouvoir être vendus. Dans les manuels scolaires français de 1948 à 2008, les élèves font connaissance avec les peuples arabes à travers quatre thématiques majeures :

  • La naissance et la diffusion de l’Islam : les Arabes sont les acteurs principaux, ils sont le moteur et le vecteur de la religion musulmane, étudiée sous l’angle du fait religieux,
  • La Méditerranée au XIIe siècle : son étude permet de présenter les trois cultures majeures (byzantine, occidentale et musulmane), ainsi que les peuples et religions inhérents, délimitées dans un ensemble géographique, donné aux élèves comme repère,
  • Les pays sous domination française : ce thème traite de la colonisation et des nombreux faits liés ; en général, les peuples, leurs religions, leurs cultures, leurs us et coutumes ne sont pas évoqués. Quelques rares personnages, originaires de ces pays, sont brièvement présentés car entrés en contact avec les colons européens,
  • Les Arabo-musulmans et les musulmans, au XXe siècle, à travers notamment le mouvement des pays non-alignés, l’immigration, le terrorisme…

Une petite place a aussi été accordée, durant une courte période (dans les manuels scolaires de la classe de seconde qui suivaient les programmes de 1981 et 1987), à l’histoire de l’Islam et des peuples arabes à la fin du XIXe siècle.

Cadre scientifique de l’étude et méthodes d’analyse du corpus

J’ai, dans un premier temps, recherché les classes dont le programme d’histoire aborde l’un enseignement sur l’Islam et ou les peuples arabes. Au collège, la classe de cinquième est concernée, au lycée, il s’agit de la classe de seconde et de terminale (quelque soit l’option). Plusieurs périodes de l’histoire de l’Islam et des Arabo-musulmans sont étudiées. En premier lieu, l’histoire de la naissance de l’Islam est au programme en classe de cinquième et de manière quasi uniforme et constante de 1948 à 2008. Elle est aussi étudiée en classe de seconde (aux programmes de 1981 et 1987) et en classe de terminale (aux programmes de 1957, 1977, 1981 et 1987). L’étude de l’histoire des Arabes et du monde arabo-musulman est plus diffuse et ne fait pas l’objet d’un enseignement particulier. L’étude des peuples et civilisations au XIIe siècle, élargie par la suite à la Méditerranée au XIIe siècle, est également au programme et régulièrement retrouvée dans les manuels scolaires de seconde. Enfin, plusieurs thèmes de l’histoire de l’Islam et du monde arabo-musulman ont été retenus pour le XXe siècle : colonisation, décolonisation, conflits (en particulier israélo-arabe) et terrorisme. Ils seront étudiés de manière constante en classe de terminale et durant une période en classe de seconde.

Représentations des femmes arabo-musulmanes et/ou musulmanes

Il faut préciser que la femme, d’une manière générale, est largement sous-représentée dans les manuels scolaires. Ce n’est pas seulement lié aux thèmes évoqués. Les auteurs n’offrent à la lecture que des images représentant des hommes (toutes époques confondues) et des textes écrits par des hommes.

Lorsque les femmes sont évoquées dans notre thématique, elles apparaissent représentées dans trois types de situations : en arrière-fond d’une photographie illustrant une ville, un paysage (en général le souk) ; dans une situation de la vie quotidienne (par exemple un repas) ; au cœur d’une image (de type journalistique) prise dans un contexte de guerre ou de conflit ; .J’ai répertorié et classé toutes les photos où la présence des femmes étaient visibles et les ai réparties en cinq groupes : femmes illustratives, femmes inférieures, femmes opprimées, femmes actives et femmes fantasmées.

Représentations de la femme : les femmes illustratives

Hatier, cinquième, 2005, p. 41.

Lorsque les auteurs choisissent d’illustrer l’un des thèmes étudiés en cinquième, l’organisation et l’architecture d’une ville musulmane, ils choisissent, dans la majorité des cas, une photographie d’un souk actuel, où des femmes sont vêtues en habit « traditionnel ». Il est important de noter que cette photographie est récente alors que le thème reste la naissance de l’islam et la présentation de l’architecture d’une ville entre la IXe et le XIIe siècle. Les hommes ne sont en général pas présents sur ces images. Certaines de ces photographies semblent être extraites d’un guide touristique.

La photographie ci-dessus n’est pas originale. Les femmes sont présentes mais nos yeux se fixent plus particulièrement sur la femme entièrement voilée en blanc que sur le souk. De plus, le titre de la photo est « vue d’un souk aujourd’hui », confortant un peu plus l’idée que toutes les femmes dans l’islam sont entièrement voilées. On pourrait donc en conclure que la vision de la femme musulmane est liée à ce stéréotype du voile, dont elle ne peut se détacher même dans une image où elle ne figure qu’en arrière-plan et dans un sujet qui ne la concerne pas directement.

Représentations de la femme : femmes inférieures

Hachette-Éducation, cinquième, 2000, p. 29.

Cette photographie est intéressante car elle présente à des élèves de cinquième, en image, un des « piliers » de l’islam, à savoir « zakat », c’est-à-dire, l’aumône envers les plus pauvres. La femme est ici présentée dans une situation d’infériorité totale vis-à-vis de l’homme : la femme est pauvre, physiquement inférieure et visuellement invisible. L’homme tient une position plus que dominante, il est celui qui donne pour lui permettre de survivre. De plus, ce dernier est habillé en tenue traditionnelle renforçant l’aspect du stéréotype. L’intention des auteurs du manuel scolaire est, à la base, intéressante en illustrant en image les fameux piliers de l’Islam. Dans ce cas précis, il s’agissait de montrer que c’est dans le cadre de l’islam que cet homme donne. Cependant, le choix des auteurs offrent à la lecture une image renforçant un peu plus l’idée d’infériorité de la femme. Le traitement de cette image semble amalgamer islam et statut de la femme. À cet égard, une distinction plus claire aurait pu être faite entre ces différentes pratiques, réglant ainsi la question d’infériorité de la femme en islam.

Représentations de la femme : femmes opprimées

Bréal, terminale S., 2004, p. 111.

Lorsque les femmes sont représentées dans une situation de conflit ou de guerre, les photographies sont issues d’articles de journaux. Les femmes sont alors montrées en grande détresse. Il s’agit bien souvent de femmes algériennes, prises en photo suite à un massacre. Selon, les auteurs, ces massacres sont perpétrés soit par des terroristes, soit par des islamistes, selon une différenciation qui n’est jamais vraiment établie et qui dépend pour beaucoup de l’appréciation des auteurs. Face à une telle image, la lecture ne peut être qu’empathique pour ces femmes qui souffrent parce qu’elles ont perdu leurs enfants ou d’autres membres de leurs familles. De plus, les images d’hommes souvent associées sur la double page à ces images de femmes meurtries, sont des photos de terroristes. Les hommes musulmans ne sont pas montrés dans de telles situations de détresse. On pourrait alors facilement les stigmatiser et se demander : les hommes musulmans sont-ils tous des terroristes, prêts à tuer femmes et enfants ? Les élèves peuvent avoir une lecture confuse et peu étayée vis-à-vis des hommes musulmans.

Représentations de la femme : femmes actives

D’autres représentations de la femme dans une situation de conflit ou de guerre sont présentes dans les manuels scolaires. Il s’agit de femmes « actives ». En effet, dans ce type de représentations, la femme est représentée en action, parfois violente. Les images de femmes iraniennes sont fréquentes lorsqu’il s’agit de cette thématique, dans les manuels scolaires de la classe de terminale. Elles sont représentées dans deux situations : en manifestation ou en plein entraînement militaire. Ces photos prises, bien souvent dans le cadre d’une propagande, montrent ces femmes dans leur allégeance à la politique menée en Iran. Bien qu’on puisse avoir l’impression de leur indépendance dans leur choix, l’homme n’est jamais bien loin puisqu’il encadre la femme.

Représentations de la femme : femmes fantasmées

(1) Hachette, T, 2004, p 123
(2) Hatier, 5e, 2005, p. 41.

« Heureusement », et grâce à « l’effort de guerre », quelques rares photographies de femmes sont représentées souriantes. Pour ces quelques photos, il s’agit souvent de montrer une situation à un instant précis et puis la même situation suite à un changement. Dans cet exemple (1), on peut voir que cette femme, enveloppée d’un turban couvrant ses cheveux et manifestement couverte jusqu’aux pieds, sourit au photographe. Autour d’elle, toutes les autres femmes sont voilées de la burka. Le commentaire est éloquent : « changement à Kaboul : une Afghane, le visage découvert, après la chute de la dictature islamiste des Talibans. » Cette photo propose deux lectures : tout d’abord, la seule image d’une femme est celle d’une femme, entourée de ses pairs en burka, souriant, voire posant, sur cette photo, dans un chapitre consacré aux changements en cours dans certaines régions du monde. La deuxième est la lecture faite par des auteurs « occidentaux » de l’engagement et du succès de cette guerre permettant la libération d’un peuple et offrant aux femmes à nouveau le droit, réduit, de sortir le visage découvert. Il s’agit ainsi de justifier une action militaire (d’autres images autour de celle-ci montrent de valeureux soldats occidentaux) pour faire triompher les valeurs universelles de la démocratie et dont les résultats sont visibles au travers de cette femme au visage découvert au milieu de toutes les autres.

L’extrait de texte (2) rapporte l’éducation d’une femme d’après un conte oriental très connu. Le titre est déjà évocateur : « une femme musulmane très instruite. » Les auteurs de manuels scolaires donnent les titres aux extraits choisis. On voit que ces derniers veulent souligner que des femmes musulmanes instruites existent mais ils choisissent pour l’illustrer un extrait d’un conte des Mille et une nuits. De plus, le titre implique implicitement que ces femmes, en Islam, seraient rares, au point que le conte serait la seule source possible. Remis dans son contexte (le programme de la classe de cinquième étudie la naissance de l’Islam et les premiers siècles de son histoire), cet extrait peut prendre sens. Mais les auteurs restent peu nuancés au moment d’aborder ce sujet.

Représentations des hommes arabo-musulmans et/ou musulmans

Les hommes sont plus représentés que les femmes dans l’encadrement non écrit des manuels scolaires. Les auteurs, pour leurs manuels de la classe de terminale, choisissent souvent des photographies de presse pour illustrer le monde contemporain et ses conflits. Les hommes qualifiés de musulmans ou d’arabo-musulmans sont représentés dans les parties traitant de la décolonisation, du conflit israélo-palestinien et des conflits à la fin du XXe siècle (où pêle-mêle se retrouvent la révolution iranienne et les conflits armés en Afrique). Depuis 2001, j’ai aussi pu remarquer une très nette augmentation des images liées aux terroristes, intégristes et islamistes. La plupart des images recueillies présentent le monde musulman comme un bloc monolithique, peu diversifié. Le traitement du monde musulman contemporain semble tourner autour des guerres, conflits et attentats. Par ailleurs, il faut souligner que les hommes musulmans sont en grande majorité représentés en groupe ou au sein d’une foule, le nombre pouvant être synonyme de danger… Les représentations de ces hommes sont de trois sortes : hommes en prière, hommes terroristes et hommes politiques (présidents, leaders politiques).

Représentations de l’homme : hommes en prière

Hachette-Éducation, 5e, 2002, p. 33.

Les hommes sont plus représentés que les femmes dans l’encadrement non écrit des manuels scolaires. On les voit par exemple, dans les manuels de la classe de cinquième, dans une situation de prière. Les photographies peuvent également illustrer de grandes mosquées, importantes dans l’Islam. On donne ainsi à voir l’un des fondements de la religion musulmane, à savoir la prière. Cependant, les auteurs laissent en suspens des explications sur ces thèmes. Alors que le programme aborde les premiers siècles de l’Islam, les photographies sont récentes et quasiment jamais remises dans leurs contextes.

Représentations de l’homme : hommes terroristes

Bréal, T, 2004, p. 104.
Nathan, T, 2004, p. 108.

Une autre façon de représenter les hommes musulmans ressemble étroitement à celle des informations télévisées, dont les élèves sont certainement familiers. Les photographies sont empruntées aux journalistes et/ou photo-reporters. La difficulté pour les auteurs est de s’accorder sur une appellation claire des personnes désignées par les images : s’agit-il de terroristes, d’intégristes, d’islamistes, d’hommes armés, de moudjahidins, de combattants ? La définition de ces termes sont rares et varient d’un manuel à un autre, y compris au sein d’une même maison d’édition. Ces termes sont flous comme ils le sont pour la plupart des personnes, et encore plus pour l’esprit d’un élève. Une certaine unanimité de l’appellation pourrait pourtant permettre aux élèves de mieux identifier ces personnes et d’éviter l’amalgame avec les autres hommes, qui semblent à peine exister au regard de la lecture des manuels. Ce serait aussi offrir aux jeunes élèves une lecture plus nuancée de l’information qui les entourent au quotidien. Ces hommes représentés sont en général armés, en groupe, en pleine manifestation ou dans des actes violents (brûlant un drapeau américain par exemple ou brandissant des armes). Dans la majorité des cas, ces hommes sont pris en photo en Afghanistan, en Iran et plus rarement en Algérie. Dans la photo (1), les auteurs ont choisi d’illustrer le chapitre avec la photographie d’un homme armé pakistanais. Depuis 2004, certains manuels scolaires accordent une double page à retracer les faits de l’islamisme, tenant compte de l’importance de la compréhension de cet enjeu pour les élèves. Les photographies sont alors mises dans leur contexte. Dans l’image suivante (2), les auteurs tentent ainsi d’expliquer la situation complexe de l’Afghanistan. Malgré tout, les explications restent superficielles et se perdent dans la définition de ce que l’on souhaite présenter.

Des photos de Palestiniens sont souvent présentes, mais il s’agit alors de jeunes gens ou d’enfants lançant des pierres dans le cadre de « l’intifada ». Les représentations de terroristes autres qu’islamistes sont rares dans les manuels scolaires. On peut d’ailleurs les citer : j’ai rencontré deux images de terroristes de l’ETA et une d’un terroriste japonais. Les deux faisaient partie d’un chapitre sur les dangers du XXIe siècle.

Représentations de l’homme : hommes politiques

Les représentations des hommes politiques identifiés comme arabo-musulmans ou musulmans sont assez dispersées. Lorsqu’il s’agit d’aborder la décolonisation, les auteurs privilégient Nasser, Bourguiba ou Ben Bella. Dans les manuels de l’après-11 septembre, Ben Laden tient une place privilégiée bien que les auteurs ne sachent pas toujours comment le représenter. Cet ensemble de photographies est assez révélateur de l’importance donnée à Ben Laden. Sur ce document (à resituer dans le contexte de l’élaboration du manuel), on peut lire que trois d’entre eux sont ou ont été des présidents américains, un président irakien, un autre un secrétaire général de l’ONU. Les auteurs placent ainsi Ben Laden au cœur de ces personnages politiques. L’intention est bien entendu de situer en images les personnes qui ont marqué cette période. Mais les explications sont confuses et peu éclairantes. La distinction entre le fondamentalisme et l’intégrisme religieux, d’une part, et le fanatisme et l’extrémisme politique d’autre part mérite un meilleur étayage de la part des manuels scolaires. Les auteurs ne peuvent en rester à ce superficiel traitement.

Premières conclusions

Ce sont les premières conclusions car mes recherches sont encore en cours et pourront être soumises à modification. Les manuels scolaires, leurs usages en classe, leurs rôles dans l’éducation de l’élève se sont considérablement modifiés au fil du temps. Les objectifs ont changé, de même que leurs concepteurs. Différents niveaux d’évolutions sont à noter. En premier lieu, il faut remarquer l’évolution générale de l’objet « manuel scolaire » : son format, l’arrivée de l’impression couleur, la mise à disposition et l’échange de photographies (dont la qualité n’a cessé de s’améliorer), l’augmentation de ce nombre d’images, les origines diverses de ces documents (photographie de presse ou extraite d’un guide touristique), la nette baisse du texte de l’auteur (la leçon), ainsi que la mise en page très étudiée, notamment par rapport aux manuels des années 50 – 70. Les auteurs ont également évolué au fur et à mesure : agrégés, historiens, inspecteurs de l’Éducation nationale ou des professeurs continuent de se succéder.

Les évènements ne sont d’ailleurs pas le fait du choix de concepteur du manuel, ils dépendent des instructions officielles. Cependant, si ces dernières exigent que certains thèmes soient évoqués, il est très souvent de la responsabilité des auteurs de choisir les photographies et textes clefs à diffuser. Des évènements peuvent être alors oubliés et/ou réifiés. Bien que cette recherche soit encore en cours, je constate déjà que des éléments historiques importants manquent pour la compréhension du fait religieux ou de certains moments historiques. Par exemple, des évènements survenus pendant la guerre d’Algérie (Sétif ou la manifestation de Paris) ne sont pas toujours mentionnés malgré leur importance pour comprendre notre histoire. D’autres éléments sont eux réifiés, comme la représentation quasi générale d’une photographie de La Mecque. Avec ou sans pèlerins, de jour ou de nuit, de près ou de loin, en noir et blanc ou en couleur, il s’agit de la photographie la plus répandue dans les manuels scolaires de la classe de cinquième ; mais rarement on précise la date à laquelle la photo a été prise, ou si elle correspond à un moment précis du calendrier musulman.

Il faut aussi remarquer, dans un troisième temps, que l’Islam est perçu comme un danger de manière constante. Les critères élaborés pour analyser les manuels scolaires mettent en évidence que les auteurs semblent considérer de manière plus ou moins subtile l’islam comme une menace pour l’Occident (ou pour les musulmans eux-mêmes). Un des exemples les plus marquants est la transformation de l’Islam politique (dans les manuels scolaires de la classe de terminale, entre 1960 et 1990) en islamisme, presque sans pont, ni transition, comme un glissement évident d’une époque à une autre. Alors que l’islam politique était souvent évoqué, l’islamisme devient prépondérant avec l’Iran comme terrain privilégié et l’ayatollah Khomeini comme principal protagoniste. Puis on finit (très souvent sur la même double page) par le terrorisme (découlant « forcément » de l’islamisme), où Ben Laden est cité ou en image. Un autre point consiste à la prise en compte par les auteurs de manuels scolaires de la diversité des origines des élèves.

Enfin, une dernière conclusion concerne la représentation de l’Islam en France. Dans les parties qui traitent du monde contemporain (surtout en classe de terminale), l’islam est lié aux banlieues, rimant avec famille d’ouvriers, antennes paraboliques, HLM. L’islam apparait comme en contradiction avec les valeurs de la République française en particulier et de la démocratie en général. Les prières de rue, l’affaire du voile sont alors des images fréquentes données à voir aux élèves. La prise en compte de l’hétérogénéité des élèves n’est pas encore aboutie comme le soulignent les travaux de Benoît Falaize. Ce dernier dénonce notamment la façon souvent artificielle d’intégrer chacun des élèves en ajoutant aux programmes les pays d’origine des élèves (dans le programme de géographie par exemple) et les souffrances de populations dont ils sont les descendants. Il propose plutôt une approche qui « procède d’une incessante mise en relation, montrant par-là que la dynamique combinatoire, la nourriture réciproque, et le bricolage des identités est le propre de l’inscription des femmes et des hommes dans l’histoire5Falaize, B. (Dir.) (2007). Enseigner l’histoire de l’immigration à l’école. Rapport réalisé par l’INRP pour la cité nationale de l’histoire de l’immigration, p. 139.« . La réification de l’histoire de l’Islam à travers les différents exemples montre que la confrontation des points de vue n’est pas assurée.

Je terminerai par dire que la diversité des points de vue d’auteurs, et leurs contradictions parfois, peuvent être un frein à la compréhension de ces thèmes par les élèves. Et ce, même si la multiplicité des attitudes peut être aussi vue comme le début d’un processus de remise en question du cliché-préjugé d’intolérance lié à l’islam. À la réflexion purement historique, il serait bon également d’associer un débat et d’engager des recherches sur l’enseignement de la religion en France, et de façon plus concrète sur la représentation de l’islam et des musulmans dans les manuels scolaires, comme les études de Marie McAndrew au Québec. La fonction identitaire de l’enseignement de l’histoire est en construction, et devra poursuivre, dans ce sens, sa formalisation en outil d’apprentissage d’une conscience nationale.

Sonia Mejri est chercheuse en sciences de l’éducation au Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation et Formation (LIRDEF, Université de Montpellier).


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