dièses contre les préconçus

Qu’est-ce que le féminisme noir ?


Plongée dans l'histoire (et le présent) d'un courant de pensée mal compris, et dont le nombre de déclinaisons est souvent sous-estimé.
par #POC Stories — temps de lecture : 8 min —

Cet article a d’abord été publié sur POC Stories, un média en ligne qui s’intéresse au vécu des femmes (cisgenres et transgenres) et personnes non-binaires racisées. Un deuxième article, qui aborde l’histoire bien française de l’afroféminisme, est lui à découvrir ici.

Le féminisme noir reste mal compris. Il est souvent qualifié de communautariste par des personnes ne trouvant pas utile de distinguer les causes des femmes. En effet, le féminisme est souvent vu comme monolithique, et comme une cause qui allie toutes les causes des femmes. Pourtant, un féminisme universel ne peut pas répondre aux besoins de toutes les femmes. Ce serait oublier d’autres réalités comme l’islamophobie, le sexisme, le racisme, l’antisémitisme, le classisme et toutes les autres formes d’oppression que des femmes ont à subir.

Le féminisme noir est primordial pour les femmes noires transgenres et cisgenres, pour développer les outils nécessaires afin de résister, de naviguer, et à plus long terme, démanteler ce système oppressif.

Les prémices du féminisme noir aux États-Unis

Les racines du féminisme noir sont liées à l’histoire de l’abolition de l’esclavage.

Au cours des années 1830, plusieurs associations féministes se mobilisent contre l’abolition de l’esclavage, comme la « Female Anti-Slavery Society » et la « Ladies’ New York Anti-Slavery Society ». Le droit de vote fait également partie de l’agenda politique des associations féministes. En 1866, la Convention des droits de femmes a lieu à New York. On y discute sur comment les femmes et la communauté noire peuvent obtenir le droit de vote. Très vite, les associations féministes divergent sur la question, entraînant rapidement à l’exclusion des femmes noires américaines des clubs des femmes. C’est dans ce cadre que le féminisme noir se forme.

Bon nombre de militantes blanches refusent en effet de s’allier aux militantes noires, évoquant ainsi leur moralité douteuse et constituant, par conséquent, une base de l’idéologie sexiste et raciste qui a autorisé les pratiques parmi les plus violentes durant l’histoire, une histoire qui se conjugue aussi au présent. C’est ainsi que la fabrication de la norme féminine s’établit, en opposition avec les femmes noires, réputées lubriques, violentes, rustres, mauvaises mères ou matriarches abusives.

Les intellectuelles noires américaines ne se laissent pas pour autant abattre, se mobilisent et l’on voit naître une rangée d’initiatives, cruciales pour les prémices du féminisme noir.

En 1895 a lieu à Boston le premier « Congrès des femmes de couleur » des États-Unis. Un an plus tard, naît la National Association of Colored Women’s Clubs, s’engageant dans l’émancipation des femmes noires à travers plusieurs causes sociales telles que l’accès à l’éducation universitaire des femmes noires, la formation professionnelle, le droit de vote.

Les premières publications théorisant le concept de féminisme noir apparaissent également à travers Lola Leroy de Frances Harper, Voice from South d’Anna Julia Cooper, Contending Forces de Pauline Elizabeth Hopkins.

Le Combahee River Collective, un exemple de l’activisme féministe noir

La deuxième période cruciale de l’évolution du féminisme noir se tient dans les années 70, avec la contribution de textes fondateurs, d’associations et d’événements, dans le but de donner un espace de réflexion et d’action pour améliorer la condition des femmes noires. Dans l’essai, Black Women’s Liberation As A Revolutionary Force, Mary Ann Weathers questionne « le rapport entre mouvement féministe noir et blanc, le matriarcat noir, tels qu’ils ont été fomentés et véhiculés par l’idéologie raciste, mais aussi par un certain discours féministe ou antiraciste, depuis la période esclavagiste et ségrégationniste jusqu’à aujourd’hui, qui a permis de maintenir le sexisme et le racisme dans une commune logique d’effectuation et de perpétuation ». Au-delà de la théorisation du féminisme noir, les organisations féministes noires continuent de se développer comme la « National Black Feminist Organization », la « Black Women Organized for Action » et la « Combahee River Collective ».

La « Combahee River Collective » est fondée en 1974 par Barbara Smith, Cheryl Clarke et Gloria Akasha Hull, militantes féministes et/ou lesbiennes noires. Cette organisation se distingue par ses « retraites », qui sont devenues son outil pour définir ses projets politiques. Des féministes noires se retrouvent ainsi dans des maisons pour partager des bons moments, renouer avec leur spiritualité et s’engager dans des discussions poussées comme sur le féminisme Noir et le monde académique, l’amour entre femmes – lesbiennes, non-lesbiennes, Noires et blanches –, les conflits de classe entre femmes Noires, des thématiques encore d’actualité.

La Combahee River Collective s’implique aussi sur le terrain, contre les violences faites aux femmes noires, suite aux assassinats de douze femmes noires entre janvier et mai 1979. L’émotion est vive mais très vite des voix s’élèvent en recommandant aux femmes noires de rester chez elles.

Consternées, la Combahee River publie un pamphlet intitulé Six Black Women: Why Did They Die ? qui dénonce le caractère double de ces crimes, à la fois racistes et sexistes, et souligne l’urgence d’aborder la question de la violence contre les femmes dans la communauté Noire, l’incapacité des instances municipales de reconnaître et d’affronter de manière concrète, le problème des violences faites aux femmes noires. La construction du mouvement féministe noir continue avec une tournée réunissant des artistes noires sous le nom de « Various Voices of Black Women », la publication en 1978 du Black Macho de Michèle Wallace, le premier manifeste du féminisme noir, Doble Jeopardy : to be Black and Female de Frances Beal, autant d’initiatives contribuant à l’évolution du féminisme noir. 

La troisième vague annonce-t-il la fin du féminisme noir dans le milieu académique pour un renouveau dans la musique?

On assiste ensuite à une troisième vague dans les années 90. Black Thought de Patricia Collins explore les idées des féministes noires fondatrices, et la survie du féminisme noir, malgré la marginalisation des intellectuelles féministes noires, l’inclusion des écrivaines noires et l’exclusion des femmes noires au quotidien sous un système oppressif. Le féminisme noir se manifeste non seulement dans un cadre académique, mais aussi dans un cadre culturel, par la musique par exemple. Queen Latifah, Mary J.Blige, Missy Elliott, Lil Kim, ont chacune contribué à l’empouvoirement des femmes noires (black women empowerment) par leurs exploits de carrières ou leurs textes abordant, entre autres, la libération sexuelle, l’égalité des genres, l’indépendance financière, le respect des femmes.

Ces quelques paroles de la chanson de U.N.I.T.Y de Queen Latifah évoquent un moment très déplaisant, que nous avons tou‧te‧s vraisemblablement eu à subir lorsque l’on porte une tenue courte l’été.

C’est pour ça que je parle, un jour je marchais dans le quartier

J’avais mon short coupé court parce qu’il faisait très chaud

Je suis passé devant ces mecs quand ils m’ont dépassé

L’un d’eux a touché mon butin, il était dégoûtant

Je suis devenue toute rouge, quelqu’un s’est emporté

Les idéaux féministes continuent de se manifester dans les années 2000 dans la musique, notamment avec Nicky Minaj, Beyoncé et plus récemment Cardi B. Les critiques affirmeront cependant qu’elles ne sont pas des artistes féministes et que « twerker n’est pas un acte féministe ». Une phrase réductrice qui sous-estime l’impact de ces femmes.

Elles contribuent d’une manière générale à l’empouvoirement des femmes (women empowerment) et abordent les multiples formes de sexisme qu’elles rencontrent, se servant de l’objectivation de leurs corps dans leur stratégie marketing. La question de savoir si elles sont féministes ou non n’est pas en soi très intéressante : il est plus sensé de se demander quel est leur apport au mouvement féministe noir et aux autres mouvement féministes, à travers l’empouvoirement féminin.

Le féminisme noir et Black Lives Matter

Black Lives Matter est aujourd’hui sous le feu des projecteurs, beaucoup de manifestations ont eu lieu, souvent sous la houlette de l’activisme performatif. Mais les meurtres des femmes noires cisgenres et transgenres ne reçoivent pas la même attention. Excepté Breonna Taylor, nous entendons très peu parler des violences faites aux femmes cisgenres et encore plus aux femmes transgenres. Le sexisme touche aussi la lutte pour la justice sociale. Marcia Chatelain, chercheure, en explique les raisons dans une interview accordée au magazine Dissent :

Le sexisme est un facteur, tout comme les mécanismes du marché – une industrie fondée sur le sauvetage, la réhabilitation et la discipline des hommes racisés a émergé, ce qui a attiré des fonds publics et enrichi certains dirigeants racisés et leurs organisations. Depuis les années 1980, des fonds privés et publics ont été consacrés à la lutte contre les problèmes qui frappent les garçons et jeunes hommes racisés dans des proportions dont n’ont pas pu bénéficier les filles. Cela renforce l’idée qu’en période de crise, les filles et les jeunes femmes ne sont pas une priorité.

Le mouvement Black Lives Matter se doit d’ouvrir son espace de discussion et de lutte aux violences faites aux femmes cisgenres et transgenres, ainsi qu’aux communautés LBGTQIA+ noires.

Le féminisme noir queer

Le féminisme queer noir est un ensemble d’approches de la pensée, de l’expression et de l’action politique qui critique les structures du racisme, du sexisme, de l’hétérosexisme, du classisme et de plusieurs autres formes d’oppression. L’expression « féminisme queer noir » élargit les modes existants du féminisme et de l’activisme queer/LGBTQIA+ (activisme par et pour les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queer, intersexuelles et asexuelles, ainsi que d’autres qui subissent une oppression sexuelle et de genre structurelle) en mettant en évidence les liens entre l’oppression raciale, l’oppression de genre et l’hétérosexisme.

Le combat s’élargit grâce à de multiples activistes et chercheures afrodescendantes, incluant Janet Mock, C. Riley Snorton, Victor Mukasa, Lee Mokobe, Matt Richardson, Kai M. Green, et Kortney Ryan Ziegler « ayant fait avancer le discours féministe queer noir en centrant les expériences transgenres noires et en appelant à une pensée et une action anti-transphobe dans les espaces noirs, queer et féministes ».

Ce mouvement inclut par ailleurs les perspectives africaines, caribéennes et de personnes à mobilité réduite.

Quel avenir pour le féminisme noir ?

Pourquoi les États-Unis auraient donc besoin du féminisme noir ? Beyoncé, Michelle Obama, Viola Davis, autant de modèles qui prouvent que le féminisme noir a réussi ? Les États-Unis sont régulièrement considérés comme un modèle de réussite s’agissant de la mobilité sociale des femmes noires.

Cette vitrine alléchante, et cette mobilité sociale médiatisée et surexposée, nous mènerait à penser que la société états-unienne n’a plus besoin du féminisme noir. Mais la visibilité acquise ne change en rien les problématiques que rencontrent les femmes noires américaines, imbriquées les unes les avec les autres : le sexisme, le racisme, la discrimination, la mysoginoir.

Les inégalités affectent les femmes noires dans de nombreux domaines, comme le milieu médical, le travail pour ne citer que quelques exemples. Les femmes noires représentent 10 % des emplois faiblement rémunérés, c’est-à-dire des emplois rémunérés à moins de 11 dollars de l’heure, soit environ 22 880 dollars par an, tandis qu’elles ne représentent que 6,2 % de la main-d’œuvre totale. Le féminisme noir reste un projet de justice sociale, qui doit continué d’être investi par des textes rhétoriques, des débats, des manifestations, des projets culturels et associatifs.

Le féminisme noir nord-américain est inspirant et fondamental pour de nombreuses autres diasporas noires, se décline au pluriel en s’adaptant à plusieurs réalités. Toutefois, il ne doit pas nous rendre aveugle aux autres problématiques actuelles.


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