dièses contre les préconçus

Pauvreté : lutter contre les préjugés et les discriminations


Depuis quand distingue-t-on « bons » et « mauvais » pauvres ? Et surtout : comment lutter aujourd'hui contre cette opposition, et contre les discriminations qui s'ensuivent ? Autant de questions auxquelles l'historienne Axelle Brodiez-Dolino tente de répondre ici dans un article passionnant.
par #Axelle Brodiez-Dolino — temps de lecture : 9 min —

La question du regard biaisé porté sur les plus démunis est sans doute aussi ancienne que la pauvreté elle-même. On connaît la célèbre phrase de Charles Booth, réformateur social britannique, en 1889 : « Les riches ont tiré sur les pauvres un rideau sur lequel ils ont peint des monstres.1Phrase qui est en fait condensée, et dont la version originelle est : « East London lay hidden behind a curtain on which were painted terrible pictures: starving children, suffering women, overworked men; the horrors of drunkenness and vice; monsters and demons of inhumanity; giants of disease and despair. » » La volonté de lutter contre les préjugés, voire les discriminations, est en revanche beaucoup plus récente. Pourquoi ? Qui en sont les acteurs ? Et sous quelles formes opèrent-ils ?

Une opposition ancienne entre « bons » et « mauvais » pauvres

La traditionnelle bipartition entre « bons » et « mauvais » pauvres, qui irrigue les sociétés occidentales depuis la fin du Moyen Âge2Voir en particulier Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours, Paris, Gallimard, 1978., a été la matrice d’une longue série de catégorisations et de préjugés sur les pauvres, adossés à des réalités montées en épingle (scandales, faits divers), des peurs et des replis, mais aussi et surtout des méconnaissances des réalités et, in fine, des constructions politico-économiques délibérées.

Cette bipartition croise deux critères fondamentaux : la localité et la vulnérabilité. Les « bons » pauvres sont tout à la fois ceux d’ici (du village, de la paroisse ; puis au fil de l’élargissement de l’espace, du département, du pays, du continent…) et prouvant leur incapacité à travailler (enfants, personnes âgées, malades, handicapés). Inversement, les « mauvais » sont ceux d’ailleurs (il suffisait, originellement, d’être du village d’à côté), donc renvoyés vers les secours de leur communauté d’origine ; et ceux qui, par leur âge (adulte) et leur absence (apparente) de vulnérabilité sanitaire, relèvent en théorie du travail mais qui, pourtant, ne travaillent pas. Or dans une société, dont les membres sont interdépendants, chacun est tenu de contribuer, dans la mesure de ses forces, au bon fonctionnement du tout.

Marquée d’apparence au coin du bon sens, cette bipartition simpliste s’avère pourtant plus hasardeuse en pratique. D’abord, car le critère d’aptitude au travail est complexe. Quid en effet de tous les cas intermédiaires, des corps trop usés (ou trop mal soignés) pour travailler, mais non encore réellement « handicapés » ou (selon le terme de l’époque) « vieillards » ? Ensuite, elle présuppose que toute personne qui veut travailler peut trouver un emploi. Or l’historiographie a montré l’existence du chômage depuis l’Ancien Régime, dû tout à la fois à la saisonnalité de nombreux métiers, aux crises conjoncturelles ou structurelles de secteur, aux grandes crises économiques, aux emplois longtemps « à la tâche », à la journée ou à la semaine, etc. Plus près de nous, depuis le milieu des années 1970, le ratio entre offre et demande de travail est clairement défavorable aux travailleurs. Dès lors, loin d’être un choix, les associations comme les sciences sociales ont montré que le non-travail engendre un délitement des liens sociaux ; un sentiment d’inutilité, de honte et d’humiliation ; des souffrances psychiques et des répercussions dommageables sur la vie familiale.

Une histoire qui n’est pas sans conséquences

Pourquoi, alors, cette bipartition est-elle restée si structurante, aujourd’hui encore ? Car elle est avant tout un construit – un construit politique, économique, social, sanitaire, religieux et culturel. Elle permet de protéger l’espace du proche et du national ; légitime la chasse aux « parasites » (terme que l’on trouve accolé à la pauvreté à tous les siècles) ; pousse à accepter les travaux indécents, nécessaires mais dont personne ne veut ; valorise l’éthique chrétienne du travail.

En outre, jusqu’à la fin du 19e siècle, l’assistance publique n’existait pas en France : il existait un « devoir de charité » mais non un « droit à l’assistance »3Jean Juéry, L’assistance aux vieillards, infirmes et incurables et la loi du 14 juillet 1905, Librairie de la Société du recueil J.-B. Sirey et du Journal du Palais, 1906.. Puis elle n’a concerné que les « bons pauvres ». Ceux qui ne travaillaient pas, surtout s’ils n’étaient pas « d’ici », devaient donc se faire humbles, « méritants » (autre topos historique, qu’on trouve aussi chez les Anglais et les Américains : « deserving »), « honteux » de recevoir l’assistance (le « pauvre honteux » est particulièrement valorisé au 19e et au début du 20e siècle) ; ils ne devaient pas revendiquer l’aide, mais la considérer comme un bienfait. Cette conception a certes été de plus en plus malmenée par l’extension des minima sociaux à partir de la fin des années 1970 (allocation parent isolé en 1976 ; RMI en 1988, devenu RSA en 2008…) : l’assistance est aujourd’hui non plus un « bénéfice », mais un droit4On parle alors, respectivement, de « bénéficiaires » et d’« ayants droits ». pour toute personne dans le besoin – et donc moins compatible avec l’attitude matricielle, et encore largement attendue, de déférence.

Mais un demi-millénaire de stigmatisation des « mauvais pauvres » n’est pas sans conséquences : une si considérable longévité explique que cette bipartition soit, aujourd’hui encore, si aisément ré-activable politiquement. Au fil du 20e siècle cependant, à la faveur notamment (si l’on peut dire) de la crise des années 1930, des guerres mondiales, de la crise du logement particulièrement vive dans les années 1940-1950, puis de la remontée occidentale du chômage à partir des années 1970, la figure du « mauvais pauvre » s’est étiolée, sous l’évidence que le chômage et les difficultés n’étaient pas choisis mais subis. À la fin des années 1980 (création du RMI) et au début des années 1990 (dépénalisation en 1992 du vagabondage et de la mendicité), cette bipartition a finalement été officiellement abolie : (presque) toute personne en difficulté sociale a désormais droit à une prestation de survie, et celui qui se retrouve sans rien n’est plus considéré comme coupable, mais comme victime.

À maints égards cependant, ces années 1980-1990 se sont avérées autant un tournant politique majeur qu’une sorte de parenthèse. Dès 1993, nombre de villes prenaient des arrêtés anti-mendicité. Dès le milieu des années 1990, les « trappes à inactivité » du RMI étaient dénoncées, et les allocataires suspectés de préférer vivre de la générosité publique plutôt que de leur travail. Dès les années 2000, enfin, se durcissait la stigmatisation politique, brandissant le spectre d’une société de « l’assistanat » et prônant, en réponse, davantage de contrôles, de coercition et de « contreparties ».

Des discriminations au quotidien

Face à ce (re-)durcissement, les associations de solidarité ont d’abord été dans l’expectative. Puis ATD Quart Monde est la première à avoir entrepris, au début des années 2010, de lutter « contre les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté », avec la publication en 2013 d’un petit ouvrage éponyme constamment réédité depuis, et à succès (plus de 80 000 exemplaires vendus, et large relais médiatique). Depuis, le Secours catholique a emboîté le pas, consacrant notamment son rapport 2017 à la lutte contre les « préjugés ».

Un pas supplémentaire a dans le même temps été franchi, par ATD Quart Monde toujours, pour faire reconnaître la précarité sociale comme critère légal de discrimination. Remontaient en effet du terrain, de façon croissante, des discriminations au quotidien pour cause de pauvreté : à l’école, au travail, au logement, dans l’accès aux soins, par l’adresse ou le quartier… Soit, pour l’association, un « racisme latent anti-pauvres ».

Ces discriminations sont cependant très difficiles à démontrer. D’abord, parce qu’elles peuvent paraître légitimes : il n’est pas absurde de préférer embaucher une personne au CV bien rempli plutôt qu’un chômeur de longue durée. Ensuite, car il peut s’agir non pas de discriminations mais de « simples » stigmatisations (un enfant habillé pauvrement et déconsidéré à l’école, par ses camarades mais aussi ses enseignants, est-il discriminé ou stigmatisé ?). Enfin, ces discriminations pour précarité sociale sont souvent liées à d’autres (discrimination ethnique, statut de chômeur, présence d’un casier judiciaire…) ; liées, aussi, aux « préjugés qui, à leur tour, entraînent vers la discrimination lorsqu’ils sont générateurs de présomptions d’incapacités ou de comportements non conformes aux normes5ATDQM, Rapport pour l’année 2013, p. 9. » ; liées, enfin, à l’imprégnation du stigmate sur les personnes elles-mêmes, qui « finissent par intérioriser ces présomptions d’incapacité et s’enfermer dans une identité qui leur est assignée. Ainsi il est difficile de garder une bonne image de soi lorsqu’on est socialement défini par le manque (sans travail, sans diplôme, sans logement, sans ressources, etc.). Un glissement d’une situation sociale objective et matérielle est alors insidieusement opéré : la pauvreté se voit renvoyée à un destin et une responsabilité personnelle, où le pauvre se sent alors de fait responsable de sa condition, étape ultime de la discrimination puisque la victime finit par s’autocensurer et s’enfermer elle-même dans un état d’infériorité6ATDQM, Rapport pour l’année 2013, p. 9. ».

Un long processus de reconnaissance

Bien que n’existant pas légalement en France, la discrimination pour origine sociale était déjà inscrite dans la Convention européenne des droits de l’Homme7Article 14, protocole facultatif 12 additionnel non ratifié par la France., dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques8Article 26, ratifié par la France. et dans la Convention internationale relative aux droits de l’enfant9Préambule, ratifié par la France.. D’autres pays la reconnaissaient (ainsi le Québec). Elle était en outre explicitement condamnée par l’ONU10ONU, Conseil des droits de l’Homme, « Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme », septembre 2012., et d’éminents juristes la considéraient comme « une catégorie manquante du droit français11Diane Roman, « La discrimination fondée sur la condition sociale, une catégorie manquante du droit français », Recueil Dalloz n° 28, août 2013. ».

ATD Quart Monde s’est appuyée sur la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), créée en 2004 (et qui sera en 2011 dissoute au profit du Défenseur des droits), pour faire évoluer la loi. Le processus prendra huit ans. Le 11 avril 2008, l’association rencontrait pour la première fois le président de la HALDE, qui se montrait sensible à la question mais considérait que les discriminations déjà reconnues (ethnique, de genre, de localisation géographique, d’orientation sexuelle, de handicap…) suffisaient à couvrir l’ensemble des cas. ATD devra multiplier les rencontres et rapports pour convaincre, et financer sur ses propres deniers un testing en bonne et due forme, en sus de ceux déjà existants (notamment sur les refus de soin CMU). Le 14 juin 2016, les députés voteront finalement la loi reconnaissant la discrimination liée à la « particulière vulnérabilité résultant de la situation économique, apparente ou connue de son auteur », promulguée le 24 juin 2016.

Un triple objectif

Pour l’association, cette démarche n’est en rien « une tentative de judiciariser la société française. Les personnes concernées ne sont pas des acharnées des tribunaux12Institut de recherche et de formation aux relations humaines (ATD Quart Monde France) et ISM Corum, « On n’est pas traité comme tout le monde ». Discrimination et pauvreté. Livre blanc : analyse, testing et recommandations, oct. 2013, p. 5. ». Elle n’en répond pas moins à une tendance du droit à re-pénaliser les situations de pauvreté, alors même que la tendance était plutôt, jusqu’au début des années 1990, à leur dépénalisation. Elle répond également au durcissement du regard porté sur les allocataires de minima sociaux, à la montée des discours sur « l’assistanat » et la « fraude aux aides sociales », qui ont « transformé les processus d’obtention des droits en véritables parcours du combattant, avec des vérifications itératives et la coupure des allocations dès qu’il y a un doute, ce qui a pour conséquence un grand nombre de non-recours aux droits13Institut de recherche et de formation aux relations humaines (ATD Quart Monde France) et ISM Corum, « On n’est pas traité comme tout le monde ». Discrimination et pauvreté. Livre blanc : analyse, testing et recommandations, oct. 2013, p. 5. ».

Ces non-recours aux droits sont parfois massifs et s’expliquent pour partie, en un processus circulaire, par les effets de stigmatisation et de discrimination. L’objectif est donc triple : faire reculer les discriminations délibérées en les punissant ; faire reculer les discriminations basées sur des stéréotypes et des habitudes en éduquant et en formant (nommer et déconstruire les idées reçues, former les enseignants et les journalistes à la précarité sociale, etc.) ; enfin, faire avancer l’accessibilité des droits et leur effectivité par des politiques publiques. Avec pour convictions que la lutte contre le non-recours est profitable à tous ; que l’apaisement social vaut mieux que les tensions ; et que travailler à la pleine intégration et participation de chacun, dans la mesure de ses capacités, est au bénéfice de la société toute entière.

Axelle Brodiez-Dolino est historienne et sociologue au Centre Norbert-Elias (Marseille), membre du comité scientifique du Conseil national de lutte contre les exclusions (CNLE) et du conseil scientifique du Comité d’histoire de la sécurité sociale.


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