dièses contre les préconçus

Pauvreté : trouver les mots justes


Profiteuses, violentes, assistées... Les personnes précaires sont souvent accusées de tous les maux. Pour Jean-Christophe Sarrot (membre d'ATD Quart Monde), il est essentiel de dénoncer ces préjugés pour proposer un autre modèle de société.
par #Jean-Christophe Sarrot — temps de lecture : 22 min —

« La plus terrible des injustices est qu’un homme puisse se croire supérieur à un autre homme, se croire en droit de le mépriser »

Joseph Wresinski1Fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, conférence du 15 novembre 1986 : « La justice des lois, ce n’est pas la justice du cœur de l’homme ! »

« C’est parce qu’on se tait que les personnes ne nous connaissent pas », expliquait une personne en grande précarité le 1er décembre 2018 lors d’une rencontre du Mouvement ATD Quart Monde à Tours.

Les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion n’ont pas besoin de faire des études de psychologie pour savoir que les mots des autres façonnent en grande partie leur personnalité et que ces mots peuvent être toxiques2Paul Maréchal, JC Sarrot, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, Éd. Quart Monde/Éd. de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2019..

Le 30 mai 2012, une militante d’ATD Quart Monde qui a l’expérience de la grande pauvreté, Martine Le Corre, témoignait ainsi lors de l’inauguration du Festival du Mot de la Charité-sur-Loire : « Il y a des mots qui vous honorent, vous grandissent, et d’autres qui vous réduisent, vous anéantissent. C’est avec ces derniers que je me suis forgée. […] Tous ces mots, chacun de ces mots, ont eu des effets sur ma vie, mon histoire. C’est avec le poids de chacun de ces mots que j’ai tenté de grandir. Nous n’étions pas traités, considérés comme les autres. J’avais une totale conscience de cela, mais je me sentais impuissante. Tous ces mots ont eu raison de moi. J’ai fini par les intérioriser, par croire que ma vie ne valait pas grand chose, que je ne valais pas grand chose, que j’étais une idiote, une « pas comme les autres », une « asociale », une ratée, une pauvre et rien qu’une pauvre ! Je me suis résignée me disant que j’étais née du mauvais côté de la barrière. Je n’avais pas les codes de l’autre monde. Je n’avais pas les mots pour dire l’injustice, les mots pour dénoncer, je n’avais pas les mots pour me défendre. »3Citée dans le journal Feuille de route d’ATD Quart Monde, décembre 2012.

Comme les personnes confrontées à la pauvreté s’expriment peu sur leur vie, le reste de la société parle d’elles à leur place. Pierre Bourdieu écrivait en 1977 : « Les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées. […] Sans cesse invités à prendre sur eux-mêmes le point de vue des autres, [les dominés] sont toujours exposés à devenir étrangers à eux-mêmes. »4Pierre Bourdieu, La Paysannerie, classe-objet, Actes de la recherche en sciences sociales, novembre 1977, p. 4.

« Dès l’enfance, dès l’école, le regard d’autrui peut écraser, bouleverser », expliquent encore d’autres membres d’ATD Quart Monde5Groupes de recherches Quart Monde-Université et Quart Monde Partenaire (2008), Le Croisement des savoirs et des pratiques, Éd. Quart Monde/Éd. de l’Atelier.. « Les enfants, qui sont sans cesse partagés entre l’amour pour leurs parents et le sentiment de honte qui provient du regard que d’autres portent sur ceux qu’ils aiment, peuvent se sentir déchirés. […] Parfois, on réagit à la honte par la violence, les bagarres ; parfois par l’évasion : on se cache, on déprime. […] Si, parfois, [la honte] provoque une réaction de fierté qui peut amener certains à relever le défi, à faire l’impossible pour lutter contre cette honte, souvent, quand elle touche des individus ou des familles isolées, elle renforce la solitude, elle contraint les personnes à se cacher, à mentir, voire à « se débrouiller » de diverses manières pour éviter le regard de mépris des autres ». Elle freine leur capacité à se relier à d’autres, à agir et militer pour que les choses changent. Dans ce contexte, un engagement bénévole à ATD Quart Monde ou dans une autre association demande un effort important à une personne confrontée à l’exclusion sociale, mais c’est aussi un moment crucial qui peut lui permettre de retrouver une appartenance à un groupe, ainsi qu’un rôle et une place dans la société.

Le silence renforce le silence

Les travaux de Patrice Meyer-Bisch6Voir particulièrement « Discriminations multiples et interdépendance entre les violations des droits de l’Homme », Essai sur l’humiliation in L’homme et son droit. Mélanges en l’honneur de Marco Borghi, Zufferey, Dubey, Previtali (éds.), Zürich, Bâle, Genève, Schulthess, pp. 331-348. permettent de comprendre comment l’enchaînement de mises à l’écart et de discriminations éloigne de plus en plus leurs victimes de l’accès à toute reconnaissance, à toute parole et à tout droit, aggravant les non-recours à la protection sociale. Une atteinte à la dignité d’une personne voit son impact aggravé lorsqu’elle s’ajoute à de précédentes atteintes et si leurs auteurs jouissent d’une impunité répétée. Lorsque ces atteintes ne sont pas nommées, compensées et corrigées, elles entraînent une dévalorisation de la victime, à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, et un enchaînement de situations semblables. Sa fragilisation réduit ses capacités à exercer ses droits et responsabilités et l’expose à de nouvelles discriminations.

Les discours qui font reposer une grande part de la responsabilité de la situation d’exclusion sur la personne elle-même ont pour effet, comme l’explique Martine Le Corre, de l’enfermer dans un sentiment d’impuissance, et également de renforcer l’inaction citoyenne et politique. À quoi bon s’engager avec des gens qui seraient responsables de leur exclusion ou incapables d’en sortir ?

Ces discours font obstacle à la rencontre des personnes en précarité. Cette mise à distance renforce à son tour les préjugés, puisqu’un moyen puissant pour les combattre serait justement de pouvoir rencontrer les personnes qu’ils visent et de pouvoir les découvrir sous un autre jour.

Les préjugés peuvent même conduire les parlementaires à voter des lois qui vont à l’encontre de la justice et de l’équité sociale et qui risquent de renforcer à leur tour les préjugés. Par exemple, la majorité actuellement au pouvoir en France estime que les chômeurs ne font pas assez d’efforts pour trouver un emploi. L’été 2018, elle a voté dans la loi « liberté de choisir son avenir professionnel » un renforcement du contrôle des chômeurs, donnant tous pouvoirs aux conseillers Pôle emploi qui sont déjà débordés par le nombre de chômeurs et n’ont pas les moyens de bien les accompagner. Depuis 2020, la majorité agit pour une réforme de l’assurance-chômage qui durcit les conditions d’accès aux indemnités chômage et réduit leurs montants mensuels. Nul doute que de telles mesures vont encore renforcer les non-recours à Pôle emploi.

Même lorsque des lois équitables sont votées, certains préjugés peuvent freiner leur application. Régulièrement, la Fondation Abbé Pierre dénonce le fait que la moitié seulement des communes concernées par la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) de 2000 respectent l’objectif de 25% de logements sociaux, parce que les personnes en précarité sont souvent vues comme de mauvais locataires et de mauvais voisins.

Quand on retrouve les mots

Joseph Wresinski, en créant ATD Quart Monde en 1957, a fondé une association de lutte contre la pauvreté7Et pas seulement. Plus largement, ATD (Agir Tous pour la Dignité) Quart Monde agit pour fonder une société où chacun ait sa place. non seulement avec les premiers concernés, les plus exclus eux-mêmes, mais en transformant leur identité négative en identité positive et en leur donnant la parole. À ATD Quart Monde, les personnes qui ont l’expérience de la pauvreté ne sont pas des « bénéficiaires » ni des « usagers », mais des « militants » d’un combat global pour une société plus juste.

Retrouvons Martine Le Corre : « Alors que j’avais 18 ans, j’ai rencontré un homme, le Père Joseph Wresinski, qui avait lui-même vécu la grande pauvreté. C’est lui qui a fondé le Mouvement ATD Quart Monde, au cœur d’un bidonville, à Noisy-le-Grand, en France. Enfin un défi de taille, à mener avec d’autres, et avec, comme seule boussole, le plus pauvre d’entre nous ! C’est alors que j’ai osé, parlé, écouté, dénoncé, revendiqué, exprimé, contrôlé mes propos, réfléchi, appris à croire que je n’étais pas une nulle, que mon milieu était porteur de valeurs. C’était des nouveaux mots qui prenaient sens dans ma vie et pouvaient aussi se transformer en actions. Je me suis découverte intelligente, entreprenante, battante. J’ai découvert cette notion de milieu, de mon milieu, et j’ai compris combien il était important de ne pas profiter seule de mes découvertes. J’ai compris que la misère n’était pas fatale, j’ai appris à mettre des mots sur tout cela. J’ai senti que nous étions des hommes, des femmes debout, que nous avions du courage, une expérience, une endurance, une résistance, une intelligence, un savoir, du bon sens, une espérance. Tous ces mots que, jusque là, je ne m’autorisais pas à m’approprier. Et c’est là que j’ai trouvé le pouvoir de vivre ce que j’avais mis si longtemps à gagner… la liberté, ma liberté. La liberté de ne plus dépendre du bon vouloir de l’autre, la liberté de dire et d’être qui je suis vraiment, la liberté d’être fière de mon histoire, de mon milieu, la liberté de faire des choix, la liberté d’oser. Cette liberté, ces libertés que l’on supprime, que l’on nie trop souvent à ceux que l’on considère moins que soi-même. »

C’est d’abord avec des regards et des mots différents que Wresinski et les premiers membres d’ATD Quart Monde ont formé un nouveau projet de société.

Des Territoires zéro chômeur où l’on retrouve la parole

L’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée, sur laquelle ATD Quart Monde travaille depuis 2011, est très symbolique de ces changements possibles de regards, de postures et de comportements.

Fidèle à sa raison d’être qui est d’agir avec les personnes en pauvreté et non seulement pour elles, ATD Quart Monde a ajouté cette dimension de participation de tous (et en premier lieu des plus éloignés de l’emploi) à l’intuition de l’entrepreneur social Patrick Valentin qui avait tenté une première expérimentation non aboutie dans les années 1990, faute de financements ad hoc.

Repenser l’emploi avec ceux qui en sont exclus, c’est, à rebours des discours sur les « assistés » ou les « profiteurs », les considérer comme des experts de leur territoire, de ses besoins non pourvus, des moyens de recréer des liens, de dépasser les freins à la reprise d’emploi et de faire une place à chacun dans l’entreprise. Les personnes privées d’emploi ne sont pas approchées comme des bénéficiaires de dispositifs élaborés par d’autres, mais comme « proposants », partenaires de nouveaux modes possibles de création d’entreprises, d’activités et de gouvernances pensés ensemble.

Les efforts conjugués d’ATD Quart Monde et de quatre territoires ruraux qui ont commencé à se mobiliser en 2013-2014 ont abouti au vote d’une loi en 2016 autorisant dix territoires à démarrer l’année suivante l’embauche de personnes privées durablement d’emploi, grâce à une avance de l’État de 18 000 € par an et par poste créé8Voir Didier Goubert, Claire Hédon, Daniel Le Guillou, Zéro chômeur. Dix territoires relèvent le défi, Éditions Quart-monde – Éditions de l’Atelier, 2019.. Cette avance correspond au coût annuel global par personne au chômage de longue durée, si l’on agrège les aides sociales directes, le manque à gagner en TVA, cotisations sociales, impôts, les coûts indirects du chômage sur l’échec scolaire des enfants, le mal-logement, la santé, etc.9Calcul effectué par ATD Quart Monde. Cf. Denis Prost, « Étude macroéconomique sur le coût de la privation d’emploi », consultable sur www.tzcld.fr/wp-content/uploads/2017/07/Etude-macro-MAJ-20170613.docx.pdf

L’emploi regagné, c’est de la dignité en plus et une parole retrouvée pour celles et ceux qui étaient auparavant enfermés dans le silence du chômage de longue durée et peuvent désormais dire ce qu’ils vivaient « avant ».

Une mère de famille embauchée sur le Territoire zéro chômeur de longue durée de Lille explique que depuis qu’elle travaille, la chose qui a le plus changé pour ses enfants n’est pas qu’ils peuvent maintenant partir en vacances ou recevoir davantage de cadeaux ; « c’est le regard qu’ils ont envers moi et aussi le regard qu’ils ont sur leur avenir. Avant que je travaille, ma fille me disait toujours : « Maman, je veux être comme toi, je veux être maman. » Maintenant, elle dit : « Je veux être comme toi : je veux travailler et je veux être maman. » Rien que ça, c’est une énorme fierté pour moi ». « Dans notre « entreprise à but d’emploi », complète Ghislain de Muynck, le directeur, on organise le travail pour qu’il s’adapte aux personnes et non pas l’inverse. Mon souci est que chacun ait une place et puisse s’engager dans un travail qui ait du sens pour lui. […] Ce qui compte pour nous, c’est la réussite collective, pas la performance individuelle ».

Toutes les dimensions de la pauvreté

Parce qu’elle est conçue avec les premiers concernés, à partir de leur expérience, de leur pensée et de leurs mots, l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée s’attaque non seulement aux dimensions visibles de l’exclusion sociale, mais aussi à ses dimensions cachées. Elle brise l’isolement et le silence dans lequel les personnes sont enfermées ; elle s’appuie sur leurs compétences peu reconnues jusqu’alors, pour les mettre au service du territoire ; elle prend en considération leurs peurs et souffrances en réfléchissant collectivement les conditions de travail ; elle combat les maltraitances sociales et institutionnelles dont sont souvent victimes les personnes en leur proposant un emploi inconditionnel ; par le CDI, elle facilite l’accès aux différents droits dans le domaine de la sécurité de revenus, de la santé, du logement, etc.

C’est l’ensemble de ces dimensions (l’isolement social, la non-reconnaissance des compétences des personnes, leurs peurs et souffrances, les maltraitances sociales et institutionnelles dont elles sont l’objet, leur non accès aux droits et sécurités de base, etc.) qui maintiennent les plus pauvres dans l’impuissance, la honte et le silence. Certaines de ces dimensions sont cachées et non prises en compte dans la plupart des politiques de lutte contre la pauvreté, et c’est une raison importante de leurs échecs répétés.

L’ensemble de ces dimensions a fait l’objet d’une recherche-action d’ATD Quart Monde, du Secours Catholique et de l’Université d’Oxford menée entre 2017 et 2019 dans plusieurs pays10ATD Quart Monde, Secours Catholique-Caritas, Comprendre les dimensions de la pauvreté en croisant les savoirs. « Tout est lié, rien n’est figé », 2019..

« Pour eux, aborder la pauvreté et ses causes, c’était aller trop loin »

Mais pour certains, de telles expérimentations vont trop loin.

Tant que la société civile reste dans le champ limité que les pouvoirs économiques et financiers lui tolèrent et qu’elle ne remet pas trop fortement en cause leurs valeurs, elle n’est pas ouvertement empêchée d’agir.

Mais quand elle commence à dessiner sérieusement d’autres alternatives, à poser la question de l’origine des inégalités ou à menacer plus directement les intérêts et l’idéologie des pouvoirs économiques et financiers, les comportements de ces derniers se radicalisent. Ils font alors feu de tout bois pour ôter aux citoyens leurs moyens d’agir, pour les disqualifier et reprendre la maîtrise, par les médias, les mots et les préjugés, de la manière dont on doit se représenter la société.

Sean Dunne, membre d’ATD Quart Monde, est coordinateur d’un programme de réhabilitation communautaire pour les héroïnomanes en récupération à Dublin quand il s’exprime en 2012 lors d’un colloque organisé par ATD Quart Monde11ATD Quart Monde (2012), La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix, Pierrelaye. : « La communauté a décidé qu’aucune autre famille ne subira la violence et la perte d’êtres chers, et des services appropriés ont été mis en place pour prévenir la récurrence de cette épidémie. Les parents sont retournés aux études afin d’obtenir les qualifications et compétences nécessaires à l’instauration de ces services. Des « Groupes d’Action contre la Drogue » ont été instaurés dans les douze zones touchées. Ceux-ci englobaient toutes les agences gouvernementales qui avaient été confrontées au problème de la dépendance au cours de leur travail : la police, les services d’éducation, les services de travail et de formation, la communauté et les services médicaux. La communauté avait commencé à se sentir fière d’elle-même, malgré le manque de fonds nécessaires. Mais, dans les hautes sphères du pouvoir, on commençait à sentir que, pour eux, aborder la pauvreté et ses causes, c’était aller trop loin. Ils ont commencé à réduire les fonds ainsi que la représentation de la communauté dans les « Groupes d’Action contre la Drogue », alors que la situation financière de l’Irlande était à son meilleur. Maintenant que nous sommes en récession, leur stratégie est de ne pas financer les services communautaires et d’orienter les fonds vers les banques en état de faillite, alors que ces dernières avaient été la base du problème. »

Des préjugés faciles à construire

Il est facile pour quiconque de délégitimer une action communautaire comme celle que décrit Sean Dunne. Il suffit par exemple de construire le préjugé que les habitants de ce quartier sont violents.

« Quand on vit dans la précarité, on est soumis à des violences psychologiques et matérielles quotidiennes. Résultat : on s’endurcit et on devient violent à son tour, y compris avec ses propres enfants. » Voilà, en dix secondes, comment construire un préjugé en s’appuyant sur un bon sens apparent et en jouant des angoisses et des peurs (ce qui renforce toujours l’efficacité d’un message). Sauf que le discours « les pauvres sont violents » ne s’appuie sur aucune étude sociologique, ni aucun travail de chercheur. Il peut correspondre à des situations dont on a été témoin ou que les médias rapportent, mais il ne correspond pas à une généralité, jusqu’à preuve du contraire.

Une recherche-action d’ATD Quart Monde12ATD Quart Monde (2012), La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix, Pierrelaye. a montré au contraire que les personnes en précarité étaient davantage victimes qu’auteurs de violences, et des travaux de chercheurs en psychologie sociale13Gautier Chapelle, Pablo Servigne, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les liens qui libèrent, 2017. s’intéressent de plus en plus à la manière dont les personnes, face à une menace ou à un danger, développent plus souvent des mécanismes d’entraide que d’agressivité et de compétition.

« Quand les gens entendent où je travaille, ils me demandent : « Comment te débrouilles-tu avec la violence ? » », confirme Sean Dunne. « Je leur réponds que je n’ai jamais souffert de violence de la part des participants ou des familles ou de la communauté, mais que par contre j’ai beaucoup de problèmes avec la violence institutionnelle qui permet que certaines situations se passent et continuent encore et encore. »

Malgré tout, la plupart des préjugés sur les personnes en précarité sont faciles et ont la vie dure14D’autant plus que, comme le dit le philosophe Miguel Benasayag, « le néolibéralisme est en nous » (cité par Godinot Xavier et alii, Éradiquer la misère. Démocratie, mondialisation et droits de l’homme, Paris, PUF, 2008, page 390)., à l’image du personnage de la welfare queen, « reine des prestations sociales » qui « circulait dans les quartiers ouvriers de Chicago au volant de sa Cadillac d’assistée », que Ronald Reagan a créée à des fins électorales, lors de sa campagne de 1980.

« Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir à l’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés. »15Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, 1972.

De nouvelles stratégies pour maintenir les pauvres dans l’invisibilité

En 2020, deux événements majeurs sont venus bousculer l’actualité : la crise sanitaire et la Convention citoyenne sur le climat. Iront-ils jusqu’à remettre en cause un certain ordre établi, en donnant plus de pouvoir à la société civile face aux pouvoirs économiques et financiers ? Rien n’est moins sûr, si l’on s’en tient à la loi Climat et résilience de 2021 qui réduit la portée de la plupart des propositions de la Convention citoyenne.

La crise sanitaire a montré que des budgets énormes pouvaient être mobilisés pour contrer un choc sanitaire de grande ampleur. Pourquoi ne peut-on pas en rassembler de semblables afin de contrer le dérèglement climatique et la crise sociale, ou de renforcer les services publics vitaux ? Pourquoi affecte-t-on ces moyens majoritairement à des politiques de ruissellement qui ne ruissellent pas ?

Pour apporter des réponses à ces questions sans mettre en cause les logiques de marché, les pouvoirs dominants redoublent d’efforts dans la diffusion de leur langage sur la crise, de leurs mots sur celles et ceux qui la subissent et sur les moyens d’en sortir.

Maintenir les pauvres dans l’urgence

Une première stratégie est de faire croire que la brutalité de cette crise sanitaire nécessite des réponses d’urgences exceptionnelles et non des réformes structurelles. C’est pourtant bien un manque structurel d’investissements dans notre protection sociale16Par exemple, le RSA a perdu 10 % de sa valeur par rapport au SMIC ces 20 dernières années, face à des dépenses contraintes des ménages qui n’ont cessé d’augmenter. et dans nos services publics que cette crise révèle. Les réponses d’urgence comme les soutiens exceptionnels accordés aux banques alimentaires en 2020 au lieu d’augmenter les minima sociaux sont le signe que le gouvernement se sert du caritatif comme d’un véritable dispositif nécessaire à la vie des gens.

Comme il faut un avis de son assistante sociale pour avoir droit aux distributions alimentaires, le travail social est obligé de cautionner ce recours à l’urgence qui fait maintenant partie intégrante de ses moyens, alors que sa raison d’être est plutôt de favoriser l’émancipation des personnes et leur accès aux droits communs.

Vous entrez dans le bureau de votre assistante sociale pour faire valoir vos droits et vous en ressortez avec un chèque alimentaire, sans savoir si la prochaine fois cette aide vous sera à nouveau accordée. Cette dépendance arbitraire au bon vouloir de l’institution est cette dimension de la pauvreté qui est appelée « violence institutionnelle » dans la recherche-action conduite par ATD Quart Monde, le Secours Catholique et l’Université d’Oxford.

Maintenir les pauvres dans la logique du marché

Les personnes confrontées à la pauvreté représentent un vaste marché pour les entreprises. C’est, en France, entre 10 et 15 % de la population selon le taux de pauvreté que l’on choisit, à 50 ou 60 % du revenu médian. Et surtout, les aides européennes et la défiscalisation des actions sociales des entreprises leur permettent de produire pour les catégories défavorisées tout en bénéficiant d’aides financières ou fiscales, sans remettre en cause leurs modèles financiers et de management.

Chercheurs et acteurs de terrain identifient clairement comment les logiques de marché envahissent les secteurs de la solidarité : insertion par l’activité économique (IAE), économie solidaire et sociale (ESS) et même des expérimentations innovantes telles que les Territoires zéro chômeur de longue durée.

Les titres des chapitres de l’ouvrage de Boris Martin L’Adieu à l’humanitaire ? Les ONG au défi de l’offensive néolibérale17Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 2015., sont évocateurs : « Vers la World Company caritative ? », « La financiarisation de l’action associative », « Les ONG humanitaires, filles du libéralisme ? ».

On peut citer également le livre du sociologue Jean-François Draperi Ruses de riches. Pourquoi les riches veulent maintenant aider les pauvres et sauver le monde18Éditions Payot & Rivages, Paris 2020. Voir aussi http://recma.org/actualite/video-centenaire-recma-quelle-economie-et-quelle-societe-voulons-nous-demain, qui s’intéresse, parmi d’autres sujets, à la pénétration d’entreprises à capitaux dans les secteurs de l’IAE et de l’ESS, telles le groupe SOS (et un jour dans les entreprises à but d’emploi des Territoires zéro chômeur de longue durée ?).

Ces ouvrages accordent une grande importance au langage utilisé par ces entrepreneurs de la sphère solidaire, qui ressemble à la novlangue finement ciselée pour justifier la déconstruction des services publics, digne héritage du langage élaboré à des fins commerciales ou politiques par Edward Bernays dans les années 1920-195019Voir aussi les travaux de Johann Chapoutot, ainsi que www.youtube.com/watch?v=VA0jej9v0gU. Les nouveaux éléments de langage inventés par les Nazis dans les années 1930 étaient destinés à construire une nouvelle réalité à partir de mots déconnectés de la vraie vie..

Dans la bouche de ces entrepreneurs, on entend des termes que l’on connaît déjà (« demandeurs d’emploi », « chercheurs d’emploi », « chômeurs », « insertion », « accompagnement »…) et d’autres plus récents qui viennent du management privé (« rentabilité », « efficacité », « pérennité », « pragmatisme », « performances sociales »…). On n’entend pas les expressions utilisées par ceux qui veulent mettre l’humain avant le profit (« bien commun », « gouvernance partagée », « privation d’emploi » – expression introduite dans la loi zéro chômeur de longue durée de février 2016 –, etc.).

Les promoteurs de l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée expliquent que, « contrairement au mot « chômage » utilisé en France, les termes utilisés par nos voisins – « arbeitslos » en allemand, « unemployed » en anglais – signifient bien la privation de travail ou d’emploi. Le mot « chômage » traduit mal l’injustice qui est ressentie par les personnes concernées, qui n’ont pas choisi cette situation. En ce sens, il nous paraît préférable de substituer le terme de privé d’emploi à celui de demandeur d’emploi (et a fortiori à celui de chômeur) afin de bien souligner le caractère subi de cette situation »20Didier Goubert, Daniel Le Guillou, Claire Hédon, Zéro chômeur. Dix territoires relèvent le défi, Éd. Quart Monde/Éd. de l’Atelier, 2019, pp. 37-38..

En France, le vocabulaire traditionnel du chômage situe les personnes qui en sont victimes dans une logique de marché. Pour être comptabilisé comme « demandeur d’emploi » par Pôle Emploi ou l’INSEE, il ne suffit pas de ne pas avoir accès à un emploi. Il faut aussi être « disponible » et en « recherche active » (ce qui n’est plus forcément le cas quand, au bout de plusieurs années de chômage, on a perdu l’espoir de retrouver un emploi). Cela présente un autre avantage pour les décideurs publics : sous-estimer artificiellement les chiffres du chômage.

Les résultats sont là

En France comme ailleurs, l’impact de ces discours dominants sur les personnes en précarité est important.

Dans le chapitre « Nous sommes en 1984 »21Allusion au roman 1984 de George Orwell, qui décrit une société totalitaire contrôlant les pensées de chaque citoyen. du Prix de l’inégalité22Éd. Les Liens qui libèrent, Paris, 2012., Joseph Stiglitz écrit : « Il est clair que beaucoup d’Américains, voire leur grande majorité, ne comprennent guère la nature de l’inégalité dans notre société : ils la croient moins prononcée qu’elle ne l’est, sous-évaluent son impact négatif sur l’économie, sous-estiment les moyens dont dispose l’État pour la combattre et surestiment ce que coûterait un tel combat. […] Les Américains ne sont pas les seuls à faire erreur sur le degré d’inégalité. Si l’on regarde l’ensemble des pays, une corrélation inverse apparaît entre évolution de l’inégalité et perception de l’inégalité et de l’équité. […] Quelles que soient leurs origines, ces idées fausses ont un gros impact sur la politique et sur la stratégie économique. » Dans la suite de ce chapitre, Joseph Stiglitz « présente certains travaux de recherche en économie et en psychologie qui nous font mieux comprendre ces liens entre perceptions et réalité » et « montre que le 1% [des Américains les plus riches] a utilisé ces progrès scientifiques pour modifier les perceptions et atteindre son objectif : donner l’impression que notre inégalité est moindre qu’elle ne l’est et plus acceptable qu’elle ne devrait l’être. »

En France, le Baromètre 2021 de la confiance politique Sciences-Po-Cevipof montre par exemple que 73 % des personnes interrogées considèrent que beaucoup de personnes bénéficient d’aides sociales auxquelles elles n’ont pas contribué23Alors que les plus défavorisés contribuent significativement aux finances publiques – voir https://www.atd-quartmonde.fr/idees-fausses-les-pauvres-ne-paient-pas-de-taxes-et-dimpots-cest-faux. et 51 % pensent que les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment.

Avec les pauvres, casser les idéologies

Expérimenter de nouvelles solutions avec les personnes les plus exclues nécessite de mettre de côté les idéologies, en particulier celles d’un marché tout-puissant qui doive marchandiser tout bien et tout service.

De grandes conquêtes de notre protection sociale comme le RMI, la CMU24Couverture maladie universelle., le DALO25Droit au logement opposable, les Territoires zéro chômeur de longue durée, ont été obtenues grâce à des mobilisations et des expérimentations très importantes initiées par la société civile et prenant les moyens d’associer en profondeur les premiers concernés. Les mots clés de ces conquêtes : « transparence », « gouvernance partagée », « évaluation », auxquels on pourrait ajouter, avec le recul, « biens communs ».

Dans l’histoire de ces conquêtes sociales, les postures idéologiques ont été mises de côté ou, au moins, canalisées. Mais un progrès social peut toujours être déconstruit. « La vie, c’est de la victoire qui dure », a écrit Roger Martin du Gard dans Jean Barois.

Aujourd’hui, quand les chercheurs étudient des expérimentations innovantes comme celle de Territoires zéro chômeur de longue durée, ils constatent que différentes logiques s’y affrontent.

« Compte-tenu de la nécessité de mettre en pratique un projet incomplet et contraint, l’entreprise à but d’emploi voit ses objectifs diversement interprétés. Les acteurs lui fixent des objectifs peu compatibles entre eux : solution durable pour les personnes trop éloignées de l’emploi dans une logique d’économie de secours pour les uns, logique de marchepied et d’incubateur de compétences au service de l’économie « classique » pour les autres ; structure devant atteindre dès que possible une rentabilité économique ou au contraire espaces d’activités à subventionner durablement. Cette diversité de finalités se retrouve aussi bien au niveau national que local et souligne avant tout l’ambiguïté des attendus du projet. Cette diversité de perspectives est bien résumée par cet acteur national qui souligne que l’entreprise à but d’emploi est prise en tension entre une version « catho de gauche », « catho de droite », une vision « néolibérale » ou une vision « ESS ». »26Anne Fretel, Florence Jany-Catrice (dir.), « Une analyse de la mise en œuvre du programme expérimental visant à la résorption du chômage de longue durée dans le territoire urbain de la Métropole de Lille. Rapport intermédiaire. Synthèse », page 57.

La vision néolibérale d’une telle expérimentation est-elle compatible avec les notions de « gouvernance partagée », « évaluation », « biens communs », « transparence » ? La réponse est dans la question, comme la loi Climat et résilience nous le montre malheureusement.

Reste aux autres visions de s’imposer dans les mois et années à venir, au sein de cette expérimentation comme plus largement de l’ESS et de l’IAE et, encore plus largement, au sein des différentes politiques publiques dans les domaines essentiels que sont notamment la santé, l’emploi et la transition écologique.

Jean-Christophe Sarrot coordonne le réseau Emploi-Formation d’ATD Quart Monde en France. Il collabore aussi à chaque édition du livre En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté.


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