dièses contre les préconçus

« À gauche, le sexisme s’exprime de manière détournée » : entretien avec Maud Le Rest


Postes de pouvoir trustés par les hommes, questions féministes reléguées au second plan, indulgence envers les agresseurs, sexisme ordinaire, femwashing... La journaliste Maud Le Rest dénonce le sexisme qui sévit trop souvent à gauche.
par #Paul Tommasi — temps de lecture : 8 min —
A Hypocrite and a Slanderer, Messerschmidt

Est-il réellement plus simple pour une femme d’évoluer dans les milieux de gauche ?

La journaliste Maud Le Rest a récemment posté sur Twitter un fil remarqué pour dénoncer le sexisme présent dans bien des rédactions, partis et associations de gauche. Elle est revenue avec nous sur son expérience personnelle en la matière, ainsi que sur les réflexions qu’elle porte sur la question.

Vous avez dénoncé récemment le sexisme dans les milieux de gauche. Comment celui-ci s’exprime-t-il ?

Pour mon cas personnel, des personnes qui me suivent ont deviné que mes tweets décrivaient en particulier mon expérience au Média.

Ce sont des milieux qui se revendiquent de beaucoup de choses, et notamment d’un certain purisme militant. Ils se veulent irréprochables sur tous les aspects, dont le sexisme, la misogynie et le genre. Les organisations de gauche ou d’extrême gauche sont ainsi souvent gérées par des hommes qui disent être féministes ou alliés féministes. Ils assurent que les questions féministes sont essentielles, qu’ils défendent la parité, les salaires égaux… mais dans les faits, ils font tout l’inverse. Il s’agit d’une espèce de femwashing qui leur sert, dont ils tirent profit. Et même si je m’en doutais, y être confrontée a été difficile à vivre.

Le sexisme s’exprime à gauche de manière larvée, détournée. Les femmes vont avoir du mal à s’exprimer au sein des rédactions, même lorsqu’elles sont des féministes ferventes. Elles sont aussi jugées plus sévèrement. Un homme qui s’énerve va par exemple être décrit comme un homme à poigne, qui n’a pas peur d’exprimer ses idées… Alors qu’une femme qui s’énerve est tout de suite décrédibilisée : elle est perçue comme une folle, comme une femme trop émotive, qui ne sait pas garder ses nerfs.

Dans les faits, les violences sexuelles, le machisme, sont encore perçus comme des sujets secondaires. J’ai personnellement eu des sujets qui sont longtemps restés dans les tiroirs. C’était très violent à vivre. Les sujets que je pouvais faire sur le viol, sur l’inceste, n’étaient pas publiés. Il y avait toujours un sujet à aborder en priorité avant ces « trucs de femmes ». Évidemment, ce n’était pas prôné ou dit dans ces mots-là, mais entre les lignes, c’est bien ça qui se joue.

Existe-t-il un lien entre le discours porté publiquement sur les questions féministes et la façon dont celles-ci sont gérées en coulisses ? Je pense au fait que plusieurs médias avec une ligne édito féministe ont été épinglés pour leur fonctionnement en interne…

Avant de rejoindre Le Média, j’ai travaillé pour Brut, un média qui se revendique progressiste. Et j’ai justement sorti une enquête sur Brut en novembre pour dénoncer les contradictions criantes entre les pratiques internes et valeurs qui sont prônées. Clairement, ce n’est pas parce qu’on se revendique féministe qu’on l’est en interne. Parfois, des médias de droite sont même plus safe que des médias qui s’autoproclament féministes, et qui en retirent une forme de protection pour faire ce qu’ils veulent en interne.

On a aussi vu avec Louie Média et les Glorieuses qu’il ne suffit pas qu’une boîte soit gérée par des femmes pour que tout s’y passe bien. Pour moi, il faut toujours se méfier des discours défendus par une boîte. Il y a bien sûr des rédactions qui fonctionnent très bien, mais il faut se méfier des gens qui prônent trop de choses à la fois.

Vous évoquez les enquêtes publiées ces derniers mois sur les girlboss. Il me semble que les enquêtes sur le sexisme dans les milieux de gauche mettent souvent l’accent sur des figures précises du sexisme : boys’ club, girlboss1Expression de plus en plus souvent employée pour qualifier des femmes dont le féminisme se réduirait un peu trop à leur propre accession au pouvoir., hommes « profem »2Ce terme, qui est une abréviation de « proféministe », sert à désigner des hommes qui se disent féministes pour leur propre intérêt, et sans que cet engagement déclaré ne se retrouve dans leurs comportements.… À quel point ces distinctions vous semblent-t-elles pertinentes ?

Pour moi, c’est très important de faire la différence. Évidemment, toutes ces dérives ont pour point commun le sexisme, mais elles ont aussi chacune de vraies spécificités, et il faut pouvoir dénoncer les pratiques en fonction de qui se trouve derrière elles, selon quelle philosophie, et pour quel profit.

Typiquement, on voit certains hommes profem avaler des essais féministes comme ils avaleraient des bouquins de développement personnel, et réutiliser ensuite des arguments pour en tirer un bénéfice personnel et faire avancer leur propre carrière. Le phénomène des girlboss, qui mettent en avant le fait qu’elles sont femmes pour se revendiquer féministes, n’est pas du tout le même.

Il était important que des enquêtes sortent à ce sujet. Cette forme de capitalisation sur le féminisme pose pour moi un très gros problème. Beaucoup de femmes très influentes y ont recours, et il faut que ce soit dit. En interne, cela donne des femmes qui souffrent, cela donne des gens, des parcours, qui finissent broyés. La dynamique est complètement différente avec un homme patron de gauche bien connu et bien sexiste, qui va être horrible d’une autre façon. Ce ne sont pas les mêmes formes de manipulation ou d’emprise, et il me semble important de les distinguer.

Reste-t-il selon vous des angles morts dans la façon dont on aborde ces sujets ?

Beaucoup d’hommes, mais aussi de femmes, ne sont pas prêts à entendre à quel point le sexisme ordinaire peut empêcher les femmes de s’exprimer dans une rédaction. Le fait de travailler dans des organes de presse engagés engendre une forme d’allégeance à la structure, qu’il devient impossible de critiquer, encore plus quand on est une femme.

Autre angle mort : trop de monde ne voit pas de problème dans le fait de collaborer avec des hommes dont on sait très bien qu’ils sont des prédateurs. Beaucoup d’hommes justifient ce choix en rappelant que les individus en question n’ont pas été condamnés en justice. Mais on sait comment la justice fonctionne sur les questions d’agression sexuelle ou de viol… C’est un problème très grave, et dont on ne parle pas assez.

Est-ce comparable aux figures intellectuelles ou politiques qui coopèrent en toute conscience avec des « mauvais patrons » de gauche ?

Tout à fait. Après, il y a toute la question de l’intersectionnalité. En plus du classisme et de l’oppression de classe, qui sont partout, peuvent aussi s’ajouter du sexisme, du racisme… La situation est différente pour chaque personne.

Surtout, on parle d’une oppression qui se passe dans le cadre du travail. On peut d’autant moins s’exprimer qu’on a besoin de ce travail, et que le journalisme est un milieu très précaire. En plus, le milieu du journalisme fonctionne beaucoup à l’influence et au réseau. Il peut donc être très difficile de retrouver du travail après avoir dénoncé le fonctionnement d’une rédaction.

L’accusation de « diviser les luttes » revient souvent à l’encontre des femmes qui dénoncent le sexisme. À l’inverse, elle n’est jamais formulée contre les personnes qui, par exemple, luttent pour l’écologie…

Clairement, on va beaucoup plus souvent reprocher à une féministe qui se retrouve en minorité de diviser ou de trop en faire, alors qu’on va rarement emmerder l’homme qui est en charge de la rubrique écologique d’un journal. Ce serait même souvent très mal vu de le critiquer, et ce peu importe ce qu’il dise. Grosso modo, sur toutes les autres questions, tout le monde – et surtout les hommes – sont d’accord.

Même inconsciemment, je pense que les questions de sexisme ou de misogynie sont souvent perçues comme des questions de « lifestyle », sur lesquelles il n’y a pas besoin de trop insister.

Comment expliquez-vous que tant de personnes pensent que les questions féministes sont désormais prises à bras le corps dans le monde du journalisme, alors que beaucoup de femmes journalistes témoignent des difficultés qu’elles rencontrent, encore aujourd’hui, à porter ces sujets dans leurs rédactions ?

En fait, il faut bien dire que les médias sont aussi des entreprises, et qu’ils voient ce qui marche. Après ce qu’on a appelé abusivement la vague #MeToo, il est apparu très rentable d’aborder la question. Beaucoup de médias ont donc essayé de se positionner sur la question. Mais en interne, rien ne bouge. Il s’agit au fond d’une vitrine qu’ils se donnent, et c’est aussi cette façon de se faire des sous. Mais cette implication sur les questions féministes reste très récente, et très limitée au quotidien.

Vous avez indiqué plus tôt que les médias de droite vous semblaient plus safe. La question n’est-elle pas que, malgré tout, les milieux de gauche sont plus réceptifs aux accusations de sexisme ou de violences sexuelles – on voit bien que les enquêtes publiées à l’encontre du Figaro ou d’Éric Zemmour ont par exemple eu un écho bien moindre ?

Bien sûr, les médias de droite sont concernés par le sexisme. Cela reste le monde de l’entreprise, et ces médias restent régis par des hommes. Par contre, en termes de droit du travail, et pour en avoir discuté avec des camarades journalistes, j’ai l’impression que dans beaucoup de médias de droite, il est plus simple d’obtenir sa feuille de paie, ou de voir ses horaires de travail être respectés. Alors que dans les médias de gauche, il y a l’idée qu’on doit tout à la structure, qu’au-delà même du journalisme, on est là pour un grand projet, et donc, pour forcer un peu le trait, que ce n’est pas très grave si on ne reçoit pas de paye ce mois-ci…

Du reste, je pense que les gens sont moins surpris du fait qu’il y ait des violences sexuelles à droite. C’est sûr qu’on va plus fortement les dénoncer dans les milieux de gauche. En l’occurrence, si je me suis focalisée sur les rédactions de gauche, c’est parce qu’il y a derrière une vraie déception, et que j’avais envie de prévenir. Mais je n’invite certainement pas à bosser pour des médias de droite !

Quelle serait donc la solution ?

Il faut continuer à parler. Bien sûr, c’est plus simple à dire qu’à faire. De mon côté, même si je suis précaire, je sais que si j’ai une grosse galère, j’ai la possibilité de m’en sortir. C’est un privilège. Tout le monde n’a pas la possibilité de s’exprimer de la même manière, y compris pour des raisons psychologiques.

Il faudrait aussi prendre le pouvoir, mais je n’y crois pas trop. Les médias de gauche qui font l’éloge de la parité pourraient par exemple la mettre en place pour les postes de direction. Encore faut-il que les femmes nommées soient réellement de gauche, féministes, engagées dans les luttes sociales… Et on sait bien que les grands pontes ne veulent pas laisser leur place, ou alors seulement à des mecs plus jeunes.

Il faut donc continuer à parler, à faire du bruit, à sortir des enquêtes, à publier des livres… Ou, en fonction des possibilités, à avoir recours aux réseaux sociaux.

Maud Le Rest est une journaliste spécialiste des questions féministes. Elle a notamment travaillé pour Brut et Le Média.


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