dièses contre les préconçus

Réflexions sur la question islamophobe


Alors que la notion d'islamophobie continue de diviser, les personnes musulmanes sont de plus en plus stigmatisées dans notre société.
par #Marie-Claire Willems — temps de lecture : 9 min —

À l’inverse d’autres régions du monde, la question islamophobe demeure controversée en France. Les critiques sur la légitimité du mot s’accompagnent souvent d’une méfiance quant à l’existence de cette discrimination. Comme l’illustrent les propos d’Élisabeth Badinter déclarant qu’« il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe », il existe aujourd’hui des individus et des groupes qui réclament leur droit à l’islamophobie. Taxée d’illégitimité, l’islamophobie semble parfois réduite à une opinion.

En éloignant les interrogations sur le choix du terme, une des difficultés réside dans la reconnaissance du statut de victime et dans la détermination de ce qui motive l’acte discriminant. Partons donc d’un premier postulat : les victimes de l’islamophobie sont les musulman·es. Mais qui est considéré comme musulman·e en France ? Mes recherches ont montré que les mots musulman et islamophobie partagent ensemble une même destinée.

Des identités multiples

Les modes d’appartenance à la catégorie « musulman » sont plus divers qu’on pourrait le penser. Afin d’y voir plus clair, ma recherche distingue trois modèles d’identification principaux qui explicitent les différentes significations possibles du terme.

Le premier modèle est de type ethnicoreligieux. Il est lié à l’héritage familial, à une hérédité associée aux ancêtres comme aux figures parentales. Être musulman·e, c’est appartenir à un « nous » dont les frontières relèvent d’une perception majoritairement ethnicisée.

Le deuxième présente la particularité d’être politique et historique. La figure du musulman se construit ici en lien avec la figure coloniale de l’indigène. Véritable condition sociale, le passé/passif colonial demeure un enjeu politique fondamental de la mémoire collective du groupe.

Le troisième et dernier modèle d’identification peut être défini comme exclusivement religieux. Être musulman·e, c’est croire en Dieu et pratiquer l’islam quelle que soit l’origine ethnico-culturelle, nationale, et la condition sociale.

Ces trois modèles d’identification marquent ainsi différentes entrées dans la catégorie « musulman ». Elles se construisent toutes aux frontières de la catégorisation de soi (autocatégorisation) et d’autrui (hétérocatégorisation). Le titre de cet article fait d’ailleurs écho à la fameuse déduction de Sartre dans Réflexions sur la question juive. Ce sont les stéréotypes et préjugés des antisémites qui ont fait de lui un juif. Dans les processus d’identification, les marges de liberté et de contrainte sont toujours en constante négociation.

Qui est la victime ?

Selon le Conseil Contre l’Islamophobie en France, l’islamophobie est « l’ensemble des actes de discriminations ou de violence contre des institutions ou des individus en raison de leur appartenance, réelle ou supposée à l’islam ». L’attribut « supposé » souligne l’importance de considérer l’assignation à des stéréotypes. En effet, le caractère « supposé » ne permet pas d’affirmer une appartenance réelle. Un sikh, par exemple, pourrait très bien être victime d’islamophobie pour son port de voile ou sa barbe, de même qu’une femme non musulmane couvrant sa tête d’un foulard dû à un traitement chimiothérapique, un homme athée d’origine arabe, etc. Avec la question islamophobe, la religiosité réelle doit être nuancée.

Nous pourrions en quelque sorte désislamiser l’islamophobie tant l’islam en France paraît réduit à certaines origines. Mes recherches montrent qu’historiquement le mot musulman a toujours été pensé comme synonyme d’étranger, et plus particulièrement d’Arabe. Au-delà d’une réelle confession, ce sont des éléments tels que l’apparence physique, le nom/prénom, l’habillement, le type de nourriture, la langue et les pratiques culturelles qui vont enclencher des représentations stéréotypées sur la catégorie d’appartenance supposée.

En ce sens, les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed définissent l’islamophobie comme un processus social de racialisation/altérisation, soit une assignation à des caractéristiques physiques et morales dévalorisées auxquelles un individu ne peut se soustraire.

Islamophobie et/ou racisme anti-arabe ?

Alors que la mairie de Paris octroie régulièrement un local à une association musulmane pour permettre de fêter et prier le jour de l’Aïd, le président rapporte que les personnes présentes entendent parfois crier « rentrez chez vous ! » à travers les fenêtres.

Ce « chez vous » indique un renvoi automatique vers ce qui est extérieur, étranger, invasif et potentiellement dangereux. Une femme convertie à l’islam précise alors que ce « chez vous », pour elle, c’est la Bretagne. Dès lors, où situer ce « chez vous » ?

Si le président de l’association raccroche les réactions hostiles du voisinage à l’origine majoritairement nord-africaine des personnes réunies, pour beaucoup de personnes rencontrées sur mon terrain, il existe autre chose qu’un simple racisme anti-arabe. « Ça va plus loin que le racisme, plus loin que la haine du bicot, de l’Algérien, du Nord-africain, de l’Arabe » précise un enquêté. Nouveau phénomène de racisation du religieux, l’appartenance religieuse à l’islam, supposée ou réelle, serait donc attribuable aux mêmes représentations qui ont historiquement construit l’idée de race : des critères physiques et moraux infériorisés qui s’héritent de génération en génération et s’imposent à un individu quelque soit sa volonté.

Le religieux disparaît-il ?

La question islamophobe ne cesse d’interroger la place du religieux, autant pour les personnes qui luttent contre l’islamophobie que pour celles qui se déclarent ouvertement islamophobes.

D’un point de vue législatif, l’islamophobie est condamnable au titre de la Loi Pleven contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Une personne d’ascendance française convertie à l’islam ayant vécu l’islamophobie fait donc appel à cet ensemble législatif. Elle devient ainsi une personne racisée.

Puisque le groupe « musulman » s’est construit historiquement au-delà d’une seule supposée religion commune, l’appartenance religieuse ne peut être l’unique élément permettant de définir l’islamophobie. Néanmoins, on ne peut totalement l’évacuer et faire de la discrimination islamophobe un simple synonyme de racisme anti-arabe. L’origine des musulman·es ne se limite pas à une seule région du monde. Bien au contraire, des millions de personnes s’en réclament dans tous les continents, ainsi que des individus d’ascendance française ou européenne.

Être islamophobe

Sur mon terrain de recherche, des personnes se sont déclarées ouvertement islamophobes. Motivé·es par le combat contre l’oppression religieuse, l’islam était présenté comme une « religion totalitaire », « ghettoïsante » et « ségrégationniste ». On remarque un invariant dans les différents discours : les musulman·e·s sont strictement associé·es à une appartenance confessionnelle. Dès lors, l’islamophobie se pare de légitimité pour des individus qui refusent d’être considérés comme des racistes.

Une enquêtée, se définissant anarchiste et ex-musulmane, questionne la frilosité de son collectif d’anarchistes en France dans la lutte contre l’islam. Elle le compare au combat pour l’émancipation des peuples qui s’est construit en opposition aux religions en France. D’autres mettent en avant une posture anti-islamisation, et manifestent l’implicite de la supériorité civilisationnelle et culturelle de la France. Pour un autre enquêté encore, le discours « victimaire » des musulman·es et le « complexe du colonialiste déchu » empêchaient de voir l’islam, et non l’islamisme, comme un réel danger.

Cette islamophobie rend donc visible les représentations infériorisées et stéréotypées de l’islam en tant que religion, mais les échanges glissent souvent vers celles et ceux qui y sont associé·es : les musulman·es. Et, puisqu’ils et elles choisissent cette « religion totalitaire », « ghettoïsante » et « ségrégationniste », leur responsabilité est questionnée.

La place du choix

Quelle est la différence entre les représentations sur les identités ethniques et religieuses ? Le choix.

Si l’islamophobie est uniquement définie en rapport avec une religion choisie, la personne subissant l’acte islamophobe peut implicitement être considérée comme responsable de la discrimination subie. Quand les frontières deviennent ainsi perméables – comme lorsque l’on rentre ou sort de l’espace du religieux par seul choix individuel – le statut de victime change.

Il devient ainsi envisageable, pour que cesse la discrimination, de reprocher à l’individu de ne pas quitter l’objet de cette discrimination, ici sa religion. Il devient alors coupable. Cet implicite est latent en ce qui concerne la discrimination des femmes voilées en France. Il faut interdire le voile, quitte à exclure, et ce au nom de grandes valeurs comme la liberté – une liberté refusée au préalable aux femmes qui font le choix de porter le voile. Avec ce raisonnement, les discriminations sont niées, les femmes sont coupables.

Cette question du choix, qu’elle soit implicite ou explicite, est au cœur de la revendication d’islamophobie. Elle contribue à complexifier la considération du statut de victime, un positionnement qui n’est pas si éloigné des luttes féministes pour la reconnaissance du consentement et le combat contre le harcèlement sexuel et le viol.

La question du choix participe aussi à la non-considération de l’islamophobie dans l’espace public. En effet, la discrimination religieuse, que l’on pourrait nommer religiophobie, semble plus « légitimable » que les autres. Cette légitimité s’inscrit historiquement dans la lutte contre le catholicisme, la séparation des pouvoirs et la perception de la laïcité française. Aujourd’hui, l’objet religieux fait face à un déni politique en France, et l’islamophobie continue de diviser.

Une islamophobie qui divise

L’islamophobie divise de la même manière les acteur·rices du politique et le féminisme : on oppose une égalité dans la différence (reconnaissance des singularités) à une égalité dans la ressemblance (universalisme). Elle divise la gauche française en séparant d’un côté des prétendu·e·s islamo-gauchistes, pour reprendre le mot à la mode, face à d’autres qui se disent « universalistes ». Elle divise les champs des luttes contre le racisme : l’islamophobie est-elle un racisme comme les autres ?

L’islamophobie sépare aussi les musulman·es. Pour certain·es, elle doit se combattre par l’invisibilité. Il faut s’effacer le plus possible et attendre que la tempête passe. Pour d’autres, cette invisibilité ressemble bien trop à de l’assimilation, rappelant bien trop l’image des pères de l’immigration qui « rasaient les murs ». Ils et elles en questionnent les limites et invoquent l’histoire. Comme le précise un enquêté, les juif·ves ont pu s’intégrer et se « déjudaïser » au maximum, cela n’a pas empêché les camps de concentration. Pour lui, il faudrait au contraire se saisir du droit pour imposer sa légitime singularité.

À ce débat s’ajoute toute l’actualité médiatico-politique qui n’aide pas à y voir plus clair.

Controverses sur l’islamisme et l’« islamo-gauchisme »

Rappelons dans un premier temps que, pendant des siècles, le mot islamisme était synonyme d’islam. Étonnamment, ce n’est que très récemment que le terme a vu bouleverser sa signification en venant nommer un islam politique, un terrorisme, une pratique dangereuse et sectaire. Je pense que cette évolution sémantique n’est qu’un symptôme des représentations infériorisées de l’islam, mais la question reste posée : comment positionner le curseur entre islam et islamisme ?

Suite au meurtre abject de Samuel Paty, le Conseil Contre l’Islamophobie en France (CCIF) a été dissout. Le ministre de l’Intérieur a invoqué de multiples raisons pour classer cette association parmi les « ennemis de la République ». Le CCIF, qui se défendait de ces accusations, a reçu des milliers de menaces sur les réseaux sociaux. Pour l’association, il ne s’agit que d’une énième illustration du « soupçon de solidarité avec les terroristes » et de « l’accusation de dissimulation hypocrite » qui stigmatisent les musulman·es en France. Les nouvelles accusations d’islamo-gauchisme montrent bien que lutter contre les discriminations islamophobes fait courir le risque d’être accusé·es de défendre de potentiel·les islamistes.

À cela se mêle tout un ensemble de considérations tirées de l’actualité. On associe la libération de Sophie Pétronin et sa conversion incomprise à l’islam, l’attaque du commissariat de Champigny-sur-Marne, et le meurtre abject de Samuel Paty. Cet amalgame croise en fait différents préjugés et stigmates sur l’islam et les musulman·es associés à la perception de problèmes publics : problèmes religieux, problèmes sociaux, problèmes d’intégration, problèmes de radicalisation, problèmes de communautarisme et, à présent, problèmes de séparatisme.

Composer avec la complexité

Lorsqu’être musulman·e est défini davantage à travers un modèle ethnicoracial, l’islamophobie se présente comme un racisme latent anti-arabe et anti-maghrébin·es. Elle vient alors démontrer toutes les représentations stigmatisantes des musulman·e·s en France. Néanmoins, nous devons aussi considérer la place de l’islam et du religieux comme une singularité de l’islamophobie qui dépasse la seule question de l’origine.

Il nous faudrait donc réussir à composer avec toutes ces complexités : celles de l’histoire, du politique, du religieux et des variations de l’identité. Dès lors, les sciences sociales seraient les mieux à même d’appréhender ces enchevêtrements, mais la baisse des finances publiques et l’absence des chercheuses et chercheurs du champ médiatico-politique, pire encore leur accusation, contribue hélas à obscurcir l’analyse. Pourtant, la vigilance reste de mise, et l’islamophobie semble nous rappeler de vieux souvenirs : ne sommes-nous pas ici en pleine construction d’un supposé « ennemi public » ?

Marie-Claire Willems est sociologue, membre du laboratoire Sociologie, Philosophie et Anthropologie Politique (Sophiapol) et du réseau pluridisciplinaire « Les chercheurs sur l’islam dans la cité ».


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