dièses contre les préconçus

« J’aimerais qu’on en arrive un jour à ne plus regarder les couleurs de peau »


Trois ans après la parution de l'essai collectif « Noire n’est pas mon métier », les choses ont-elles évolué concernant le racisme dans le monde du cinéma ? Nous en avons discuté avec l'actrice et réalisatrice Magaajyia Silberfeld.
par #Magaajyia Silberfeld — temps de lecture : 7 min —
(c) Paolo Mottadelli

Comment expliquer qu’on voit si peu d’actrices noires et métisses dans les films français ? Pourquoi les rôles qui leur sont proposés sont-ils si souvent secondaires et stéréotypés ? Et surtout : comment soutenir une plus grande visibilité des actrices noires et métisses sans les réduire à leur genre et à leur couleur de peau ?

Nous en avons discuté avec Magaajyia Silberfeld, actrice, réalisatrice et co-autrice de l’essai collectif Noire n’est pas mon métier, publié par seize comédiennes noires ou métisses en 2018.

Presque trois ans après la sortie de Noire n’est pas mon métier, penses-tu que les choses ont évolué dans le monde du cinéma ?

Je dirais que oui, certaines choses ont changé. Mais je ne suis ni optimiste, ni pessimiste : je suis réaliste. Ce qui s’est passé, c’est qu’on a réveillé les consciences. Les castings ont un peu plus pris conscience du problème des discriminations, les noirs et les métisses sont de plus en plus pris en compte… Mais je ne pense pas non plus qu’on ait changé le monde, ou qu’on puisse s’en contenter. Et ce n’est pas non plus à nous, acteurs et actrices non-blancs, de faire évoluer tout le cinéma français !

Quelle est ton expérience d’actrice métisse dans le monde du cinéma ?

J’ai l’impression qu’on me caste en raison de ma couleur de peau. Je trouve ça triste, et tragique. En tant que comédien, on est beaucoup plus qu’une couleur. Or, il y a beaucoup de castings que je ne décroche pas parce que les rôles principaux féminins sont plutôt prévus pour les femmes blanches. Et lorsque les rôles principaux sont noirs ou métisses, c’est forcément parce que l’histoire vient rencontrer les questions de race, et parler de racisme ou de discrimination. Cela ne peut pas être, simplement, une histoire avec des gens non blancs : la couleur doit toujours être au centre du récit. Et cela me pose problème.

Est-ce que, pour autant, on peut faire du cinéma sans prendre en compte les couleurs de peau ?

On ne peut évidemment pas nier que la couleur de peau est parfois un sujet. Le colorblind peut aussi être très stupide. Je pense par exemple à certains films d’époque comme Mary Queen of Scots où on voit des personnes noires qui se baladent, sans montrer ce qu’elles vivaient vraiment à cette époque-là. Elles se retrouvent simplement dans le décor avec les blancs, alors que ce n’est pas du tout ce qui se passait. Mais aujourd’hui, ce que j’aimerais, c’est que les couleurs de peau soient un détail, et non la raison fondamentale pour laquelle on choisit un acteur.

Tu as expliqué plus tôt qu’on t’a parfois refusé des rôles parce que ta peau était trop foncée. Est-ce qu’être métisse t’a aussi fermé la porte à des rôles en raison d’une peau considérée trop claire ?

Complètement. Mais complètement ! Là où c’est quand même assez étrange, c’est qu’à Hollywood, les actrices noires les plus connues sont souvent plutôt claires de peau, alors que c’est plutôt l’inverse en France. Les actrices françaises métisses ne sont en effet pas beaucoup à être populaires : Sara Martins, Stéfi Celma, Zita Hanrot… Et pour les hommes, c’est encore pire : je ne peux pas en citer un seul ! Bien sûr, c’est très bien qu’il y ait des acteurs à la peau plus foncée. Mais les métisses ont aussi du mal à être considérés dans le monde du cinéma, y compris lorsque les personnages sont censés être métisses.

Souvent, quand on recherche quelqu’un pour un rôle métisse, les acteurs arabes vont aussi être pris en compte – alors que l’inverse n’est pas vrai. J’ai par exemple rencontré des réalisateurs maghrébins qui m’ont dit avoir marre de voir tous les rôles arabes joués par des actrices aux les cheveux raides. Au Maghreb, il y a aussi des filles comme moi ! J’ai déjà été à Tunis, à Alger, à Casablanca : et quand je vais dans la rue, on me parle en arabe. Pourquoi quelqu’un comme moi ne pourrait donc pas passer les castings pour des rôles arabes, quand une actrice d’origine arabe peut elle passer les castings de filles métisses ?

Comment concilier ce que tu dis ici avec ton envie qu’on ne prenne plus en compte les couleurs de peau ?

C’est un dilemme pour moi. Honnêtement, je ne sais pas. Les deux positions me posent problème. J’aimerais qu’on en arrive un jour à ne plus regarder les couleurs de peau pour caster les gens. J’aimerais que, lorsqu’on cherche une fille de 25 ans, des femmes de toutes les races puissent se présenter au casting. Après, oui, aujourd’hui, la couleur de peau est encore un sujet. En fait, j’aimerais que la femme métisse ou noire puisse jouer son rôle si celui-ci est écrit pour une ethnicité spécifique, et en même temps, j’aimerais aussi qu’on cesse de la voir comme une femme métisse ou une femme noire. C’est peut-être paradoxal, mais je trouve que ces deux positions se complètent assez bien.

Es-tu confrontée à ces questions dans tes projets du moment ?

Je travaille sur un court métrage avec un réalisateur nigérian qui parle justement de la place de la femme dans le monde du cinéma. On est en train de caster le film. Pour chaque rôle, on tente de se mettre à la place du spectateur. Si on prend une blanche, une métisse, une asiatique… comment est-ce que cela impacte l’histoire ? C’est très intéressant de travailler comme ça, et de se demander comment la perception de l’histoire évolue selon la couleur des personnages.

Après, moi, j’ai plutôt envie de ne pas me concentrer là-dessus : je préfère prendre les acteurs que j’ai envie de voir jouer, à condition que le casting soit le plus divers possible. Pour le coup, c’est une chose à laquelle je tiens : je n’ai pas envie d’être une réalisatrice qui ne travaille qu’avec des métisses ou des noires.

Bien sûr, je comprends qu’on puisse vouloir faire un autre choix ! On ne dit jamais rien aux réalisateurs blancs qui ne font jouer que des blancs, alors qu’un réalisateur noir qui ne prend que des noirs, lui, on va dire qu’il est communautaire.

Tes réflexions ont-elles évolué sur ces sujets ?

Oui, absolument ! (Pause.) En fait je ne sais pas trop. On enferme souvent les femmes métisses dans une case. Et je me pose parfois la question : est ce que je me sens métisse ou est-ce que je me sens noire ? Aujourd’hui, de plus en plus, je me rends compte que je suis vue dans la société comme une jeune femme à la peau claire. Et il y a une vraie différence entre la manière dont une femme métisse est regardée et la manière dont une femme noire est regardée…Je n’ai pas encore le recul pour l’expliquer : plus je grandis, et plus j’apprends.

Là où j’ai évolué dans ma pensée, c’est que je pense aujourd’hui que beaucoup de choses se jouent dans la tenue. On ne peut pas dire que toute femme noire ou métisse se fera arrêter par la police parce qu’elle est noire ou métisse. On est toutes différentes. Je prends toujours l’exemple de cette femme, qui a 90 ans maintenant, qui est afro-américaine avec du sang amérindien,et qui était une grande voleuse de diamants. Parce qu’elle était à l’aise et élégante, elle n’était jamais perçue dans les magasins comme une voleuse ou une afro américaine pauvre : elle était plutôt vue comme une riche étrangère. Pour moi, ce n’est pas que la couleur de peau qui détermine ce qui va nous arriver, mais aussi la manière dont on entre dans une pièce.

Pour finir, y a-t-il une autre question que tu as envie d’aborder ?

J’ai envie de dire que je suis assez fière de vivre à une époque où les langues se délient. Je pense qu’il y a 50 ans, ou même il y a 10-20 ans, on ne pouvait pas s’exprimer de la même manière. Encore récemment, j’ai été marquée par un entretien de FKA Twigs qui parlait de sa relation avec Shia Labeouf, et dans lequel elle déclarait avoir été abusée et agressée par celui-ci. J’ai trouvé incroyable que cette femme puisse venir sur un plateau de télévision et parler de ce qui l’a fait souffrir. Vraiment, voir ce genre de choses me donne de la force. Personnellement, j’ai déjà été dans des situations en face d’hommes (surtout des hommes blancs) qui me traitaient mal dans la vie de tous les jours, ou dans le travail. Et en tant que femme, je pense qu’on ne peut et doit plus laisser passer ce genre de choses. Aujourd’hui, des plateformes existent pour dénoncer les abus et les maltraitances. Il faut donc dénoncer toutes les formes de violence, jusqu’au bout !

Magaajyia Silberfeld est actrice et réalisatrice. Elle a co-signé le livre Noire n’est pas mon métier, paru en 2018 (Éditions du Seuil).

Entretien mené par Paul Tommasi.


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