dièses contre les préconçus

Investir un rôle « féminin » tout en restant un homme : l’exemple des pères au foyer


Les pères en question en font-ils autant que les mères au foyer ? (Entretien.)
par #Myriam Chatot — temps de lecture : 19 min —

Alors que la forte majorité des tâches domestiques sont toujours accomplies en France par les femmes (au point qu’elles y passent, selon l’INSEE, plus de 3 heures par jour en moyenne), les exemples de pères au foyer poussent à s’interroger. Ces hommes montrent-ils que ces inégalités sont bientôt derrière nous, ou qu’elles sont mal comprises ? Doit-on voir dans ces parcours un renoncement à toute identité masculine traditionnelle ? Quels points communs existent-ils entre ces pères ? Accomplissent-ils d’ailleurs réellement l’essentiel du travail domestique ? Ne parle-t-on pas, en fin de compte, que d’un phénomène encore très résiduel ?

Alors qu’un allongement de la durée du congé paternité est aujourd’hui prévu par le gouvernement, nous avons discuté avec Myriam Chatot, qui a récemment soutenu une thèse sur les pères en congé parental, pour approfondir le sujet.

Bonjour, Myriam. Pourquoi s’intéresser aux pères au foyer (qui sont, après tout, encore une exception) ?

Tout dépend de ce qu’on met derrière le mot exception. Il faut bien comprendre que l’idée qu’un homme puisse être au foyer s’inscrit dans un contexte social particulier, celui de l’affaiblissement des prescriptions sociales concernant ce que doit et ne doit pas faire un homme ou une femme. Ainsi, le modèle de Monsieur Gagne-pain et Madame Au-foyer a perdu de sa légitimité1Voir de Singly F., Les habits neufs de la domination masculine, Esprit, n°11, 1993, p. 54-64 (lien dans l’article)., au moins du côté des femmes, au profit du modèle du couple biactif ; et ce, même si la responsabilité de la conciliation travail-famille repose encore largement sur les femmes.

Certains couples subvertissent alors les rôles traditionnels, en les inversant : à la femme d’assurer l’apport de revenu du ménage pendant que l’homme s’occupe du foyer et des enfants. Cette répartition des rôles reste évidemment inhabituelle ; elle n’en est pas moins liée à ce contexte, qui imprègne toute notre société.

C’est pour moi tout l’intérêt de cette recherche. En sociologie, on aime en effet souvent s’intéresser aux exceptions pour comprendre en quoi elles se rapprochent (ou s’éloignent) de la situation majoritaire. Ces couples forment en quelque sorte un poste d’observation privilégié pour comprendre ce qui continue à résister dans les normes de genre actuelles (et ce, jusque dans la sphère privée).

Comment devient-on donc père au foyer ?

Être père au foyer est souvent pensé comme un choix, une rupture délibérée et volontaire avec l’emploi. Un des pères avec qui j’ai discuté assure par exemple que « quand on est père au foyer, si ce n’est pas un choix, on n’est pas père au foyer ».

Dans les faits, les choses sont souvent moins tranchées. En effet, quand les pères expliquent comment ils sont devenus pères au foyer, ils vont mentionner des accidents, des opportunités saisies ou des situations subies qui les ont menés à cette situation. Ainsi, la moitié des pères que j’ai rencontrés étaient au chômage lorsqu’ils sont devenus pères au foyer, soit parce qu’ils ont été licenciés avant l’arrivée de leur enfant, soit parce qu’ils ont démissionné pour suivre leur conjointe. D’une façon générale, s’ils ont arrêté de travailler, c’est en partie pour permettre à leurs conjointes de poursuivre leur carrière (elles ont souvent des emplois plus stables, plus prestigieux et plus rémunérateurs qu’eux).

De plus, ces hommes minimisent souvent ce à quoi ils renoncent. Quand ils parlent de leurs carrières, ils les décrivent comme insatisfaisantes : emplois alimentaires, changements fréquents d’emploi… De même, de nombreux pères ont affirmé que leur ancienne profession ne leur convenait plus, parce qu’elle était trop exigeante en termes de temps ou d’énergie, qu’ils avaient le sentiment d’en avoir « fait le tour » ou même parce qu’ils se sentaient mal à l’aise avec le salariat. Je précise que les hommes que j’ai rencontrés venaient de tous les milieux sociaux, ce qui ne les empêche pas de se ressembler sur ce point.

Ont-ils renoncé à toute carrière professionnelle ?

Pas exactement. Les pères que j’ai rencontrés ont en fait profité d’un retrait du monde du travail (presque toujours pensé comme temporaire), subi dans le cas d’un licenciement ou choisi dans le cas d’une démission ou d’un congé parental, pour consacrer davantage de temps à leurs enfants et à la prise en charge du foyer, mais aussi pour suivre une reconversion professionnelle. En effet, tous les pères ont envisagé ou mené des démarches pour changer d’emploi, soit par l’apprentissage et le développement de compétences, soit par l’adoption d’une activité d’auto-entrepreneur. Danielle Boyer, une sociologue qui a rencontré de nombreux pères en congé parental, parle de « parenthèse » par rapport à l’emploi pour ces hommes. Ce qui ne signifie pas qu’ils veulent retravailler à tout prix ! Mais simplement, il est difficile pour un homme de 30 ou de 40 ans de dire qu’il s’imagine ne jamais retravailler (surtout lorsqu’il discute avec une enquêtrice).

Encore une fois, le fait de devenir père au foyer n’est (presque) jamais un projet de longue date : ce sont les circonstances liées à leurs carrières professionnelles ou celles de leurs conjointes qui les mènent à ce choix. D’ailleurs, quand ils me racontent leur parcours, les raisons liées directement au foyer (volonté que les enfants soient pris en charge par un des deux parents, rejet des autres modes de garde) sont présentées après les raisons liées à la carrière de chacun des conjoints.

À l’inverse, la dimension financière est presque toujours évoquée par les pères, même si elle n’est pas présentée comme moteur de la décision dans la plupart des cas. Ainsi, une partie des couples ont « fait leurs comptes » pour s’assurer que la situation était économiquement viable. Le salaire masculin moindre sert parfois aussi de prétexte pour les pères pour se sentir autorisés à s’éloigner de l’emploi, comme le souligne un des pères rencontrés : « Le fait qu’elle gagnait plus que moi c’est un peu le prétexte pour que ça soit moi parce que en réalité, de toute façon, moi j’en avais envie, elle, elle en avait pas envie. »

Être père au foyer est donc bien la préférence de certains ?

On peut en fait distinguer trois types de pères au foyer : les pères « en attendant mieux », les pères « partiellement impliqués » et les pères « totalement impliqués ». Les pères « en attendant mieux » sont des pères qui gardent les enfants parce qu’ils sont sans travail, mais ils ne tirent aucun plaisir de cette situation, qu’ils vivent comme étant subie et pénible. Ils aspirent à retourner dans l’emploi à court terme, dès que les enfants pourront être confiés à un tiers ou à un mode de garde payant. À l’inverse, les pères « partiellement impliqués » aménagent leur temps libéré du travail salarié pour se consacrer à des projets personnels (par exemple, un père est écrivain), des travaux dans le logement ou des formations liées à leur projet de reconversion. Certains de ces pères aspirent à retourner dans l’emploi à moyen terme, quand ils en ressentiront le besoin ou que leur formation sera achevée. D’autres, après une période de retrait total de l’activité rémunérée, concilient présence au foyer et activité rémunérée intermittente (activité d’auto-entreprise, missions rémunérées ponctuelles, mise en location de logements).

Enfin, les pères « totalement impliqués » expliquent rester à la maison parce qu’ils aiment prendre soin des enfants et du foyer. S’ils évoquent parfois un possible retour à l’emploi sur le long terme, c’est plutôt comme une « occupation » pour ne pas s’ennuyer. Souvent, l’entrée dans la paternité au foyer était pensée comme temporaire. C’est l’absence de choix de quitter le foyer par la recherche ou la mise en place d’une activité professionnelle qui la fait se pérenniser – du moins, jusqu’à ce que la situation financière du foyer ne leur permette plus de vivre avec un seul salaire ou qu’ils estiment leurs enfants autonomes.

Devenir père au foyer est-il alors toujours quelque chose d’imprévu ?

Pour ces hommes, rester au foyer est en effet presque toujours moins lié à une décision originelle qu’à une conjonction de facteurs (opportunités professionnelles de la conjointe, chômage ou déménagement). On peut ajouter que c’est très souvent un choix conjugal, comme le montre le passage du « je » au « nous » dans le récit des pères lorsqu’ils décrivent ce moment de leur vie.

S’il y a « inversion du genre » dans les couples où l’homme est au foyer, elle ne débute néanmoins pas avec l’entrée de ce dernier dans cette situation. En fait, elle se dessine dès la mise en couple, dans la mesure où de nombreuses conjointes ont des carrières prestigieuses et plus chronophages (comme des emplois de cadres) et qui sont majoritairement investies par des hommes, justement parce qu’il est difficile de concilier de genre de carrière avec la responsabilité de la charge familiale. Cependant, si une partie des couples rencontrés témoignent de cette inversion puisque les pères « totalement impliqués » endossent un rôle similaire à celui des femmes au foyer en prenant en charge les enfants et le foyer, la majorité de ces pères cherchent à concilier travail et famille en adoptant une activité rémunérée intermittente, voire à revenir à une répartition des rôles plus traditionnelle lorsqu’ils retourneront dans l’emploi, dans le cas des pères « en attendant mieux ».

Comment les tâches domestiques sont-elles réparties dans ces foyers ?

La répartition des tâches ménagères et parentales est plus égalitaire que dans la plupart des couples, mais ne ressemble pas à celles où la femme est au foyer.

L’entrée dans la situation de père au foyer produit en réalité une inflexion plus qu’une révolution dans la répartition des tâches. Ainsi, si les pères prennent en charge les tâches quotidiennes (tâches parentales, cuisine, vaisselle) pendant la journée, elles sont souvent partagées voire plutôt prises en charge par les conjointes le soir et le week-end. De même, les pères prennent davantage en charge les tâches ménagères qu’ils effectuaient déjà avant, mais ne font pas forcément celles qu’ils ne faisaient jamais avant.

Pour moi, ça tient à plusieurs choses. Tout d’abord, une part importante des couples restent attachés à une répartition égalitaire des tâches ; ils estiment que la situation est temporaire et ne justifie pas une remise en cause du partage des tâches, soit parce que, comme l’exprime un des pères que j’ai interrogés, « c’est pas parce que je suis à la maison que je dois tout me taper ». Ensuite, les hommes ont un « pouvoir de résistance » à la prise en charge des tâches ménagères, et ce même lorsqu’ils pensent qu’ils devraient en faire plus !

Comment les pères au foyer justifient-ils concrètement le fait de délaisser certaines tâches ?

Certains pères se disent inaptes à la prise en charge de certaines tâches, et se justifient en disant qu’ils n’y arrivent pas ou qu’il y a des tâches qu’ils ne « supportent pas ». Par exemple, plusieurs pères racontent avoir laissé la gestion du linge à leur conjointe après avoir « refait une garde-robe » accidentellement en mélangeant des linges de couleurs différentes. Les accidents de machine à laver, ça peut arriver à tout le monde, ce n’est pas pour ça qu’on arrête de laver ses vêtements… Or pour quelques hommes que j’ai rencontrés, ces erreurs servent de prétexte pour se désinvestir. Jean-Claude Kaufmann appelle ça la « stratégie du mauvais élève »2Kaufmann J.-C., La trame conjugale – analyse d’un couple par son linge, Paris, Nathan, 1992. : les hommes ne s’appliquent pas dans l’exécution des tâches ménagères, et prétextent leur propre incompétence pour ne pas apprendre ou pour les négliger. Cela leur permet de les laisser à leurs conjointes tout en faisant mine de ne pas pouvoir faire autrement.

Cette incompétence peut également se manifester par le refus de certains pères de se plier aux exigences de la conjointe, si bien qu’elle préfère le faire elle-même, comme dans le cas d’un couple où la conjointe plie le linge parce que son conjoint plie les cols au milieu. De même, en faisant traîner l’exécution de certaines tâches, les pères les laissent de facto à leurs conjointes qui les prennent en charge plus rapidement. Plus largement, même les pères les plus investis dans la gestion du foyer délaissent généralement les tâches de nettoyage plus ponctuelles (comme le « grand ménage » des pièces d’eau).

Cette résistance à la prise en charge intégrale des tâches ménagères par les pères peut aussi être justifiée au nom de l’investissement dans d’autres activités (notamment liées à la reconversion professionnelle ou à des travaux au sein du foyer), ou par un refus d’être assigné à ce rôle. C’est par exemple le cas d’un père qui se revendique féministe et qui estime donc que puisque le travail domestique est un vrai travail, ce dernier ne doit pas être supporté intégralement par lui. Les pères qui ont la garde d’enfants en bas âge mentionnent également un manque de temps qui les obligent à se décharger en partie des tâches ménagères sur la conjointe ; le couple est alors amené à se partager le ménage des pièces pendant le week-end.

Les femmes ont-elles aussi des réticences à laisser ces hommes s’occuper de tout ?

Le fait que la répartition des tâches ne soit pas totalement remise en cause par l’entrée de l’homme dans la paternité au foyer peut en effet s’expliquer par une certaine résistance des conjointes à se désinvestir de la sphère domestique. C’est vrai notamment en ce qui concerne les tâches parentales : comme on peut s’y attendre, de nombreuses mères cherchant à passer le plus de temps possible avec leurs enfants le soir et le week-end. Plus largement, les conjointes éprouvent des difficultés à ne pas prendre en charge une tâche elles-mêmes lorsqu’elles estiment qu’une tâche doit être faite et qu’elles sont disponibles pour la faire. C’est ce que montre Annie Dussuet dans son livre Logiques domestiques. Selon elle, les femmes intériorisent une « injonction à agir » vis-à-vis des tâches ménagères, fondée sur trois convictions : les tâches ménagères doivent être faites, elles doivent être faites aussitôt que possible et elles doivent être faites par les femmes elles-mêmes, parce que sinon personne ne les fera. C’est ce que je remarque chez les conjointes que j’ai interrogées : elles se sentent parfois coupables de ne pas faire les choses elles-mêmes quand elles sont à la maison. Et c’est compréhensible : elles ont envie d’aider leur conjoint, de se sentir impliquées ou d’éviter de provoquer des disputes…

Les pères au foyer contribuent-ils selon vous au fait que leurs conjointes ressentent une telle « injonction à agir » ?

En refusant de prendre en charge certaines tâches, les pères assignent de facto leur conjointe à leur prise en charge des tâches domestiques par défaut. Ainsi, plusieurs pères déclarent être parfois « court-circuités » par leur conjointe, qui prendrait en charge les tâches avant qu’ils n’aient le temps de le faire, ou du moins qu’ils n’aient pris le temps de le faire. Ce « court-circuit » peut également être lié à des exigences différentes en termes de propre et de rangé. Ainsi, un des pères explique qu’il aime faire la vaisselle d’un seul coup, tandis que sa conjointe préfère la laver au fur et à mesure ; si bien que sa conjointe est amenée à faire la vaisselle plus souvent que lui, alors que c’est théoriquement à lui de le faire.

Ces hommes réussissent-ils à valoriser ce qu’ils font au sein du foyer ?

Sans surprise, les pères déclarent prendre en grande partie en charge les tâches qu’ils aiment ; or, les tâches qu’ils déclarent apprécier sont des tâches qui sont valorisées et qui peuvent apporter une satisfaction immédiate (cuisine, activités ludiques avec les enfants), qui permettent une amélioration visible de l’environnement (ménage, rangement, bricolage) ou qui sont liées à une sensation de détente (en elle-même ou à travers une activité de loisirs effectuée en parallèle, comme pour la vaisselle). Les dégoûts ou les incompétences de la conjointe n’interviennent que ponctuellement pour justifier la répartition.

Notons que si pour les pères « totalement impliqués », leur présence au foyer est incompatible avec l’emploi d’une « femme de ménage », certains des couples recourent à de tels services, notamment pour les pères qui ont une activité rémunérée (en auto-entrepreneur). Souvent, ces employées font le repassage et le « grand ménage », c’est-à-dire des tâches qui restent le plus souvent de la responsabilité des femmes dans les couples que j’ai rencontrés. De même, lorsque le couple bénéficie de l’aide d’un tiers familial dans la prise en charge des tâches ménagères (en pratique, c’est presque toujours la mère de la conjointe), elle prend en charge les tâches liées au linge.

On ne peut donc pas dire que les pères au foyer montrent le même investissement que les mères qui sont dans la même situation ?

En effet, dans tous les couples que j’ai rencontrés (à l’exception d’un seul), il existe toujours une ou plusieurs tâches qui ne sont pas prises en charge par le père, le plus souvent liées au linge ou à la « paperasse administrative ». Ces limites dans le transfert des tâches ménagères entre les conjoints indiquent selon moi que les femmes restent responsables des tâches domestiques en dernier ressort, et c’est bien parce qu’elles sont responsables en dernier ressort que les hommes peuvent se permettre de ne pas les prendre en charge.

Comme les pères au foyer apprennent rarement de nouvelles compétences ménagères, ceux qui le font montrent qu’ils sont les pères les plus investis dans leur rôle de parent au foyer. Le repassage est particulièrement intéressant à ce titre. D’après les enquêtes statistiques sur les tâches domestiques (par exemple les enquêtes Emploi du temps de l’Insee ou l’enquête Erfi de l’INED), c’est (en termes de prise en charge) l’une des tâches les féminisées. Presque aucun des hommes rencontrés ne faisait régulièrement le repassage avant de devenir père au foyer. Dans cette perspective, seuls les pères les plus investis ont appris à faire le repassage, ou ont appris à le faire pour d’autres types de linge que leurs propres chemises. Ainsi, quelques pères disent avoir appris à faire le repassage parce que « ça fait partie du boulot ». On peut d’ailleurs mettre en parallèle le discours de l’un d’entre eux à propos du linge (« j’ai déjà cramé deux-trois choses, il y a quelques vêtements qui ont changé de couleur aussi… mais bon. Je brûle un truc, qu’est-ce qui va se passer ? On va le mettre dans un cadre, la première chemise brûlée… »), qui dédramatise ses premiers essais infructueux de prise en charge du linge, avec celui des pères cités plus haut qui ont abandonné le combat à la première défaite : « J’évite de m’occuper du linge pour avoir [rire] à plusieurs reprises mélangé des linges de couleur », ou encore : « Je touche un peu moins au linge, surtout depuis que j’ai fait quelques erreurs ». Autrement dit, les échecs ménagers sont dramatisés par les pères qui ne souhaitent pas les prendre en charge, et minimisés par ceux qui souhaitent assurer pleinement le rôle de père au foyer.

Quel rapport ces pères entretiennent-ils à leur identité d’homme ?

Si les pères au foyer renoncent, au moins temporairement, à une part importante de leur identité masculine (à savoir le travail salarié), ils mettent en place plusieurs stratégies pour réaffirmer leur masculinité3Le mot est entendu, ici, dans son sens commun : « ensemble des caractères propres à l’homme ou jugés comme tels. » : activité rémunérée pour les auto-entrepreneurs, prise en charge de tâches domestiques « masculines » comme le bricolage, pratique d’un sport…

On observe ainsi que de nombreux pères profitent de leur temps libéré pour effectuer des tâches de bricolage : aménagement d’un logement neuf ou réparations dans un logement plus ancien, entretien des véhicules, jardinage… Andrea Doucet dans son enquête sur les pères au foyer canadiens a montré que ces tâches masculines leur permet de prendre soin du foyer sur une modalité masculine. Dans le cas de plusieurs pères rencontrés, ces tâches de bricolage sont une priorité : ils les prennent aussi souvent en charge que le ménage, et ce lorsqu’ils ne les font pas passer avant les tâches domestiques ordinaires. Pour certains, ces tâches leur permettent aussi de démontrer leur compétence à gérer le foyer en « bon père de famille », grâce aux économies réalisées en faisant le travail d’un artisan ou d’un ouvrier, grâce à des tâches d’auto-production (comme des conserves) ou par leur bonne gestion des dépenses.

Les pères au foyer tentent-ils aussi de lutter contre cette étiquette de « l’homme qui ne travaille pas » ?

Oui et non. Comme évoqué précédemment, presque tous les pères que j’ai pu rencontrer cherchent à opérer une reconversion professionnelle : suivi d’une formation, développement de compétences (culinaires ou sportives) afin de les valoriser pour leur prochaine recherche d’emploi… Ainsi, les pères au foyer conservent le rôle masculin d’ « apporteur de ressources » du foyer, ou du moins souhaitent le retrouver à court ou moyen terme. Dans le cas des pères « totalement impliqués », c’est la paternité au foyer qui est affichée comme un « boulot ». Ils m’expliquent par exemple que si on rapporte le temps qu’ils consacrent aux tâches domestiques, ou les dépenses que le couple aurait dû réaliser s’ils étaient salariés (garde des enfants, femme de ménage, emploi d’un ouvrier ou d’un artisan), leur situation de père au foyer est équivalente à celle d’un travail salarié.

L’un d’entre eux va jusqu’à affirmer que selon lui, il vaut mieux que ce soit l’homme qui soit à la maison, du fait du poids que représente le bricolage dans une maison : « Je trouve qu’au niveau équilibre de vie, cette configuration femme travaillant plus, gagnant mieux, mari au foyer, travaillant mais gagnant moins, c’est peut-être un discours macho [rire], je pense que c’est une configuration qui me semble la plus performante. Dans le sens où ici, maintenant, j’ai quand même un peu de la contrainte de logistique, de ce que la maison, du bricolage de maison, quand on a une maison c’est un peu récurrent comme contrainte… mon épouse, elle bricole pas du tout. Et… alors, c’est là où je dis que c’est macho, dans le sens où c’est souvent l’homme qui se retrouve à faire le bricolage à la maison, le jardinage, les trucs, le bûcheronnage… et donc cette configuration qui me permet d’être un peu plus disponible pour la maison, me semble être optimale pour que les choses avancent, dans la contrainte de vie. » On peut ici faire un parallèle entre le discours de ce père et celui d’hommes dans des professions féminines, qui affirment que leurs compétences masculines (comme l’autorité ou la force physique) peuvent constituer un avantage comparatif par rapport aux femmes exerçant cette profession4Lire par exemple : Guichard-Claudic Y., Kergoat D., Vilbrod A. (dir.), L’inversion du genre – quand les métiers masculins se conjuguent au féminin… et réciproquement, Presses universitaires de Rennes, 2008..

Comment ces pères sont-ils perçus par leurs proches (et par la société) ?

Les pères rencontrés sont souvent renvoyés par autrui à une forme de masculinité déviante ou stigmatisée (chômeur, paresseux, homme entretenu voire exploitant sa conjointe, gigolo5Cette accusation est parfois le fait des parents de la conjointe, qui soupçonnent le père au foyer de profiter du salaire de leur fille sans contrepartie ou encore pédophile) ou à une non-virilité. Un des pères rencontrés est revenu ainsi à plusieurs reprises sur l’accusation de manque de virilité qu’il entend parfois : « C’est un truc pas très viril d’être homme au foyer… J’ai déjà pris ça en plein visage, ce n’est pas viril. C’est que ce n’est pas viril et qu’un homme, voilà, soit au foyer, ça peut pas marcher ! Parce que voilà, t’es un mec, t’es un lion, tu vois ! [On me prend pour] un original, il est gay… Il y aura toujours cette vision que c’est pas viril, que t’es un loser, que t’es un chômeur… c’est le pire du pire. Vaut mieux être chômeur que père au foyer. »

Plus largement, un homme qui ne travaille pas déroge aux caractéristiques qu’on attend d’un homme, dans les représentations sociales : elle place l’homme dans une situation de dépendance économique alors qu’il est censé jouer le rôle d’apporteur de ressources de la famille. D’une façon générale, leur situation semble mal acceptée par les autres hommes, les personnes les plus âgées de leur entourage et les parents de leur conjointe. À l’inverse, elle serait mieux acceptée par les femmes (qui déclarent qu’elles aimeraient que leur conjoint en fasse autant) et les personnes de moins de quarante ans. Mettre en avant ce qu’ils apportent au foyer en termes d’économies réalisées ou d’amélioration des conditions de vie grâce à des travaux de bricolage dans le foyer, comme ils le font en entretien, permet à ces hommes de disqualifier ces stigmates en mettant en avant leur « transgression circonscrite » des normes de la masculinité par la pratique d’un sport ou de tâches « masculines » comme le bricolage ou le jardinage, ce que montrent très bien les recherches de Laura Merla.

Peut-on alors réellement dire que ces hommes ont investi un rôle féminin ?

Il n’y a pas une réponse univoque à cette question. Selon Marianne Modak et Clothilde Palazzo dans Les pères se mettent en quatre, les hommes bénéficient d’une « paternité conditionnelle », c’est-à-dire de la possibilité de choisir les tâches domestiques qu’ils prennent en charge ou non. Pour ces chercheuses, les pères poseraient des conditions à leur implication, notamment en fonction de leur disponibilité. Or, dans le cas des pères au foyer, l’argument du manque de temps ne tient plus. La majorité des pères au foyer rencontrés semblent pourtant eux aussi dans une configuration de « paternité conditionnelle », dans la mesure où dans presque tous les couples, il y a des tâches que ces pères considèrent de leur ressort et d’autres qui seraient « négociables », dont ils se déchargent en partie ou totalement sur leur conjointe.

Ce qui ne veut pas dire que rien ne change dans ces couples ! En fait, tout est une question de perspective. Évidemment, les pères en font plus dans les couples que j’ai rencontrés que dans ceux où les deux conjoints ont un travail salarié. Mais j’observe aussi que les conjointes des pères au foyer en font plus que les conjoints des mères au foyer.

Dans mon analyse, j’ai mis l’accent sur ce qui rapproche les pères au foyer de la majorité des pères et, donc, sur ce qui « résiste » en termes de normes sociales dans ces couples. Ces derniers ne réinventent pas des arrangements conjugaux à partir de rien : ils sont influencés par leurs parcours de vie antérieurs, par les injonctions plus ou moins diffuses du monde qui les entoure sur ce qui se fait et ne se fait pas, par les « rappels à l’ordre » de la part de proches ou d’inconnus… C’est parce que je me suis penchée sur les normes qui continuent à résister au sein de ces couples que j’hésite à parler « d’inversion du genre », du moins si on entend par là que « les pères au foyer se comportent exactement comme des mères au foyer ». Cependant, si j’en crois les réactions que ces pères suscitent lorsqu’ils parlent de leur situation, en effet, ce qu’ils font est clairement envisagé comme un rôle féminin.

Myriam Chatot est sociologue. Elle a soutenu en 2020 une thèse intitulée Le temps des pères – socialisation et résistances au rôle de pourvoyeur de soins dans le cadre d’un congé parental à temps plein.

L’entretien a été mené par Paul Tommasi.


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