dièses contre les préconçus

Portugais de France : des préjugés tenaces à l’encontre de « bons immigrés »


Alors que les « bons immigrés » portugais sont souvent invoqués pour justifier la stigmatisation de populations supposées « inassimilables », Manuel da Cunha nous montre que ce discours complaisant ne les a pas toujours protégés du racisme.
par #Manuel Antunes da Cunha — temps de lecture : 8 min —

Décalée en raison de la crise sanitaire, la saison France-Portugal (février-octobre 2022) propose des dizaines d’initiatives dans les domaines de la culture, de l’éducation, de l’économie, du sport et du tourisme. Dans le sillon des présidences portugaise et française de l’Union européenne, ce méga-événement est l’occasion de célébrer les liens historiques et culturels entre deux nations dont les expatriés français au Portugal et la communauté portugaise en France sont devenus de véritables traits d’union.

Bien que leur présence soit plus ancienne, c’est au cours des Trente Glorieuses (1945-1973) que les Portugais deviennent la première population étrangère en France. Ayant atteint les 750 000 individus (en 1975), l’effectif a depuis fléchi, du fait des retours, des naturalisations et des décès. Il se situe aujourd’hui aux alentours de 590 000 selon l’Insee), auxquels il faut ajouter les binationaux franco-portugais et les mononationaux français d’origine portugaise de la première génération – populations que le sociologue Portugal Branco estime, respectivement, à 320 000 et 390 000 – avoisinant ainsi 1,3 million de personnes. Mais comment sont-ils perçus dans les deux pays ?

Plutôt discrets – même si les choses ont quelque peu évolué –, les Portugais de France sont traditionnellement considérés comme une population « bien intégrée » et qui « ne pose pas de problèmes ». Dès les années 1970, certains érigent « l’invisibilité » lusitanienne en parangon de l’intégration à la française, alors que d’autres y décèlent davantage une société parallèle foncièrement ancrée dans le pays d’origine. Au Portugal, l’émigration est devenue, au fil des siècles, un des grands marqueurs de l’imaginaire collectif. Pour une nation qui a toujours refusé de se voir comme un petit pays, les « communautés portugaises éparpillées par le monde » sont devenues le fleuron d’un nationalisme déterritorialisé. Paradoxalement ou peut-être pas, aussi bien en France qu’au Portugal, les représentations positives à leur égard cohabitent avec bon nombre de stéréotypes.

Le syndrome du bon immigré

Le 9 janvier 2018, l’historien Victor Pereira et le journaliste Hugo dos Santos corédigeaient dans Le Monde une tribune intitulée « Bidonville de Champigny : Nous nous opposons à l’instrumentalisation de notre histoire et de nos mémoires ». Cosignée par une cinquantaine de personnes issues de la « communauté » portugaise – et par 884 autres sur le site change.org –, cette prise de parole contestait l’instrumentalisation de leurs parcours à propos d’un évènement ayant eu lieu en banlieue parisienne.

En effet, quelques jours auparavant, à la suite de l’agression de deux policiers à Champigny-sur-Marne lors de la Saint-Sylvestre, les journalistes Alexandre Devecchio et Benoît Rayski, ainsi que l’universitaire Laurent Bouvet, multipliaient les références positives au bidonville « portugais » des années 1960-70 pour mieux pointer du doigt d’autres populations aujourd’hui jugées inassimilables. Ce qui pourrait, à première vue, ressembler à un compliment n’est en fait qu’un recyclage des discours qui, depuis de décennies, s’évertuent à « invisibiliser l’immigration portugaise au profit d’une mise à l’index des immigrés maghrébins », dorénavant assortis des Roms, des Africains subsahariens et des réfugiés, entre autres populations.

Diviser pour mieux régner, tel semble être la devise de ceux qui opposent bons et mauvais immigrés. Il y a une violence symbolique à vouloir faire des Portugais des gens sans histoires – dans les deux sens du terme – d’autant plus que la mémoire des bidonvilles et de la stigmatisation sociale a longtemps été refoulée. Presque évincées des espaces public et médiatique au cours du dernier demi-siècle, sauf dans de rares reportages et documentaires, ces questions n’étaient guère évoquées même dans l’entre-soi familial et communautaire, tout du moins jusqu’à la fin des années 1990.

Les « petits portugais » (années 1960-1980)

« Les problèmes, vous venez de l’entendre, ne semblent exister que dans l’imagination des journalistes. Les Français les accueillent à bras ouverts et les abritent. Que demandez de plus ? Quant aux immigrés, vous venez de voir leurs conditions de vie. Habitués à courber l’échine, ils se contentent de ce que l’on veut bien leur donner et se disent, malgré tout, heureux. Une question se pose, pourtant : dans notre civilisation qui se dit avancée, peut-on encore rabaisser des hommes de cette manière ? » (ORTF, Bretagne actualité, 19/12/71). À l’issu d’un des rares reportages sur les travailleurs portugais, ces propos de la journaliste Jeanne Roth résument fort bien les difficultés – souvent passées sous silence – de cette population.

C’est tout juste quelques années auparavant, au milieu des années 1960, que les médias français avaient découvert cette migration laborieuse, dénonçant les affres des voyages clandestins et la précarité des conditions de vie. Bien qu’ils aient toujours été quelque peu protégés par le « paratonnerre maghrébin » – selon l’expression du sociologue Albano Cordeiro –, il n’en reste pas moins qu’ils ont eux aussi fait l’expérience du racisme, tout du moins d’un certain mépris. On les appelle souvent les « petits Portugais », dénomination relevant d’un paternalisme socioculturel.

Dans les années 1970, aux difficultés non résorbées du logement, du travail, de la langue et du racisme, s’ajoutent les problématiques d’un éventuel retour au pays ou de l’intégration, de la discrimination scolaire (enseignement technique), d’un humour truffé de préjugés, entre autres. À l’écran, la famille attablée, le travailleur du BTP sur le chantier, la concierge/femme de ménage et l’ouvrière à l’usine, les enfants à l’école ou les fidèles à l’église constituent l’essentiel de l’imaginaire sur ces populations. Les questions de l’identité et de l’appartenance deviennent de plus en plus récurrentes. S’isolent-ils entre eux ? Veulent-ils rester ? Envoient-ils tout leur argent au pays ? Leurs enfants se considèrent-ils davantage Portugais ou Français ?

Dès la fin des années 1980, ces questions disparaissent progressivement du paysage audiovisuel français – ce qui ne veut pas dire qu’elles ne se posent pas au quotidien –, tout comme les Portugais et leurs descendants. Ils deviennent presque invisibles. S’il est vrai qu’entretemps le travail de chercheurs, d’associations et de citoyens engagés comme le photographe Gérald Bloncourt ont permis de faire remonter à la surface le débat sur les blessures du départ et les stratégies d’intégration, il n’est reste pas moins que le travail de mémoire est loin d´être réglé, ici comme là-bas.

Entre clichés et reconnaissance

Le 15 février dernier, le Tribunal constitutionnel portugais se prononçait pour l’annulation du vote des deux députés élus par les émigrés du continent européen. En effet, la semaine précédente, 157 205 bulletins – soit 80,3%, sur un total de 195 701 – avaient été annulés, à la suite du mélange de votes (nuls et valables) lors du dépouillement. Cette situation ubuesque est révélatrice non seulement d’un ensemble de dysfonctionnements du processus électoral, mais aussi de la façon dont les émigrés sont perçus par leurs compatriotes en général et les élites en particulier. Lors des législatives de 2019 par exemple, avant même le dépouillement des votes des expatriés, le futur Premier ministre était reçu par le Président et formait son exécutif.

Depuis le XVIIIe siècle, au Portugal, la représentation de l’émigré oscille entre les clichés de la reconnaissance du parcours accompli (fidélité aux origines et intégration réussie dans les pays d’accueil/résidence) et la stigmatisation du statut et des pratiques socioculturelles. Endossant à la fois le rôle de héros et de victime, il est investi, malgré lui, en représentant de la Nation auquel on s’adresse avec une bonne dose de paternalisme. D’une part, ces discours à la gloire des émigrés occultent les raisons sous-jacentes au départ. D’autre part, les représentations des résidents portugais à propos de ceux qui sont partis laissent souvent transparaître bon nombre de stéréotypes (étalage de la réussite, mauvaise maîtrise de la langue, esthétique des résidences secondaires, pratiques culturelles, etc.). En filigrane, on attend surtout d’eux qu’ils envoient des devises et véhiculent une bonne image du pays à l’étranger.

Le terme « émigré » renferme d’ailleurs une connotation négative. Ce regard virulent vise surtout la diaspora économique, c’est-à-dire les membres des classes moyennes-basses partis en quête de meilleures conditions de vie. D’une façon générale, tous ceux qui se distinguent à l’étranger dans les domaines de la culture, de l’économie, du sport ou de la politique ne sont pas catalogués en tant que tel, mais plutôt comme Portugais. Jusqu’au milieu du XXe siècle, c’est la figure du « Brésilien » qui polarisait aussi bien l’archétype de l’émigré ayant fait fortune que les moqueries des compatriotes. Depuis les années 1960, c’est surtout le « Français » – le Portugais ayant émigré en France – qui a pris la relève dans l’imaginaire lusitanien.

Diversité, football et auto-dérision

Souvent cantonnées à un entre-deux que cristallisent des appellations telles qu’émigré, immigré, étranger, « d’origine… », Portugais de France, franco-portugais, Portugais résidant à l’étranger, expatriés, communauté portugaise, deuxième génération, luso-descendant, « Français », « thos » ou membres de la diaspora, les personnes issues de la migration sont confrontées au regard des autres, ainsi qu’aux questions de l’identité et de l’appartenance. Alors que le pays de départ n’a de cesse de vouloir gérer sa diaspora à distance, celui d’accueil ne jure que par leur assimilation. Bien souvent, l’é(im)migré et ses descendants s’évertuent à gérer une double assignation. « Français » au Portugal et « Portugais » en France, ils se retrouvent dans un entre-deux.

Même si les stéréotypes ont la vie dure, depuis les années 1960-80 bien de choses ont changé. Arrivés à l’âge de la retraite, les membres de la « première génération » ont aujourd’hui un regard et des pratiques culturelles forcément différentes. Il est néanmoins toujours risqué de parler au pluriel. Les trajectoires sont à la fois collectives et singulières, imprégnées d’allégeances et de ruptures, souvent éloignées des récits lisses et stéréotypés. De tels parcours, poursuivis par les générations suivantes, sont à la fois des lieux de (post-)mémoire et des grilles de lecture du quotidien.

En 2016, à mesure que l’équipe nationale portugaise se rapproche de la finale de l’Euro au Stade de France, se réveillent des questions déjà vécues lors du tournoi de 1984. Pour certains immigrés et leurs descendants, la liesse suscitée par la victoire du 10 juillet face à la France exprime autant une affirmation des racines que la fierté d’avoir vaincu le pays où certains ont déjà enduré l’expérience du mépris. À l’époque, la couverture de quelques médias français – le titre « ce Portugal est dégueulasse » du quotidien 20 Minutes, le 26 juin 2016, a soulevé un véritable tollé – ne fait que polariser certaines prises de position. Au-delà de la dimension performative se manifestent des stratégies de présentation de soi.

Le 22 août 2009, le duo d’humoristes Ro et Cut met en ligne sur la plateforme YouTube la vidéo parodique Carglouch, la première et la plus populaire (plus de neuf millions de vues) d’une longue lignée mettant en scène toute la palette de stéréotypes sur les immigrés portugais. Parmi les inconditionnels, on retrouve beaucoup de jeunes luso-descendants qui ont plutôt tendance à lire ces récits d’humour communautaire à la lumière des trajectoires transnationales et translinguistiques des familles respectives et des processus d’intégration dans la société française. De manière certes différente, comme le faisaient déjà leurs aînés de la génération de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983) ou ceux des premiers réseaux sociaux numériques comme Skyblog (années 2000), ils ont appris à opérer un revirement des stigmates qu’ils convertissent en étendard. Dans ce contexte précis, comme l’attestent les commentaires sous les vidéos, l’autodérision participe indéniablement à une stratégie collective fondée sur la valorisation des origines et l’émulation face à d’autres identités constitutives de l’espace public.

Manuel Antunes da Cunha est maître de conférences en Sciences de l’Information et de La Communication, à l’Université Catholique Portugaise (Braga).


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