Que signifie faire société ? Qu’est-ce être libre ? Est-il possible d’être libre tout en étant soumis aux lois de la société ? Ou, au contraire, la liberté est-elle une conquête collective ? Ces questions hantent la philosophie politique et cristallisent l’opposition entre libéralisme et républicanisme – opposition souvent mal comprise tant ces termes ont pris une portée symbolique qui est venue recouvrir leur sens philosophique. Celle-ci me paraît pourtant essentielle pour distinguer deux conceptions du politique qui structurent les débats contemporains : une conception qui assigne à l’État la mission d’assurer une juste coexistence des libertés individuelles, et une autre qui voit dans le politique le lieu où se forme et s’exprime la volonté générale.
Le libéralisme politique
La déconstruction des normes collectives et la valorisation de l’individu ont favorisé la prédominance de la première – la conception libérale, donc – dans les démocraties occidentales, et ce y compris en France, en dépit d’un attachement persistant à l’imaginaire républicain. Cette prédominance doit beaucoup à l’expérience historique du totalitarisme. Lorsque l’on sait que l’État lui-même peut devenir le pire des meurtriers, comment ne pas privilégier la conception du politique qui, mieux que toute autre, conditionne la légitimité de l’État à la reconnaissance de ses limites ? L’État libéral n’a en effet pas de valeur en lui-même. Il n’est qu’un instrument dont la société civile se dote afin de garantir la paix civile et d’assurer le respect des libertés individuelles, dont la jouissance doit être reconnue à chaque être humain en vertu de son appartenance au genre humain. Son action cesse dès lors d’être légitime dès qu’elle devient elle-même une entrave à ces libertés. L’essor des Cours constitutionnelles qui ont le pouvoir d’annuler une législation votée par une assemblée démocratique – lorsque cette loi est jugée contraire aux droits fondamentaux – illustre cette primauté des libertés individuelles sur la souveraineté du peuple.
Du point de vue libéral, la loi demeure toujours une contrainte venant limiter notre liberté naturelle. Elle est par conséquent un mal, mais un mal nécessaire, dans la mesure où le désordre que représenterait l’absence de règles, et l’impossibilité de coordonner les comportements individuels, constitueraient une entrave bien plus importante encore à l’exercice de notre liberté. Le code de la route limite par exemple la vitesse à laquelle nous pouvons rouler, et nous impose de nous arrêter à un feu rouge : mais oserions-nous seulement rouler en ville ou monter sur une autoroute en l’absence de code ?
Ce cadre libéral laisse place à d’infinies controverses sur l’étendue précise des droits fondamentaux que l’État doit préserver et sur les lois qui s’avèrent nécessaires à l’exercice de ces libertés. Une fiscalité importante et une sécurité sociale généreuse mettent-elles à mal le droit de propriété ou assurent-elles à chacun les ressources nécessaires à l’exercice réel de ses libertés ? Le droit à l’instruction et la liberté religieuse impliquent-ils de pouvoir porter un signe convictionnel à l’école ? Le droit à la sécurité physique et à la santé légitiment-ils d’imposer à des personnes porteuses d’un virus de rester enfermées chez elles ?
Le républicanisme classique
Il ne va cependant pas de soi que ce qui est en jeu dans ces débats comme dans d’autres soit uniquement la recherche du juste équilibre entre les libertés individuelles. Faire société, est-ce seulement permettre à des individus de chercher à satisfaire librement leurs préférences en se coordonnant pour produire et partager les ressources nécessaires à la réalisation de leurs projets personnels ? N’est-ce pas aussi s’entendre sur un projet de société, une certaine idée du bien commun ? Vit-on seulement les uns à côtés des autres ou également les uns avec les autres ? Le politique ne doit-il pas avant tout être le lieu de l’exercice collectif de la raison ? Celui où l’on cherche collectivement à définir les principes universels d’une société juste, voire les valeurs constitutives d’une vie bonne ? Il y a dans le républicanisme une aspiration à l’universel, une confiance dans la raison, une valorisation de l’État qui témoigne d’une ambition politique tranchant avec l’instrumentalisme libéral.
Il en est de même de la conception républicaine de la liberté. Pour un libéral, être libre, c’est essentiellement pouvoir chercher à satisfaire ses préférences en étant à l’abri des interférences des autres. Cette liberté n’est limitée que par celle des autres. Il n’est par conséquent pas nécessaire de s’interroger sur la légitimité des préférences des individus, tant que chacun est conscient que sa propre liberté s’arrête là où commence celle des autres. Pour un républicain, par contre, il n’y a de liberté que pour l’être autonome, celui dont les préférences résultent d’un choix conscient et réfléchi, celui qui est convaincu de la légitimité des buts qu’il poursuit. La liberté n’est pas un fait de naissance : elle est le fruit de l’éducation, et il est de la responsabilité de l’État d’assurer l’accès de tous à celle-ci. L’attachement français à la laïcité républicaine s’explique ainsi. À la différence de l’Aufklärung allemand, les Lumières françaises voient dans la religion un pouvoir irrationnel dont il faut émanciper les citoyens. Aujourd’hui, ce même idéal républicain me semblerait surtout justifier une critique radicale de la société de consommation et de l’impact du marketing et de la publicité sur la formation des préférences individuelles.
Loin de n’être qu’un mal nécessaire et une contrainte limitant notre liberté, la loi se confond avec celle-ci. S’il n’y a de liberté que pour celui qui agit selon la raison et que la loi est l’expression de la raison, la réconciliation est parfaite. Trop parfaite sans doute, comme nous le rappelle le mot de Saint-Just – « Il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté » – et l’effondrement de l’idéal révolutionnaire dans la réalité de la Terreur. Aussi convaincant que soit philosophiquement l’universalisme rationaliste républicain, il oublie que si l’être humain est doué de raison, il est également fini. La réconciliation de la liberté et de la loi dans la raison n’est qu’une abstraction, les préférences des individus réels ne sont pas parfaitement raisonnables et les lois des États réels ne sont pas l’expression de la seule raison. L’État peut tout autant asservir que libérer, dominer qu’émanciper, conditionner qu’éduquer.
Le néorépublicanisme
Faut-il dès lors se détourner d’un républicanisme dont l’idéalisme naïf est la porte ouverte à toutes les dérives totalitaires ? Faut-il définitivement lui privilégier un libéralisme davantage conscient de la nécessité de subordonner la légitimité de l’État à la reconnaissance de ses limites ? La réponse dominante est affirmative, mais elle n’est pas la seule possible. Suite à un important travail historiographique réalisé par Skinner et Pocock, mais surtout grâce aux écrits de Philip Pettit, une approche néorépublicaine a pris de l’ampleur ces trente dernières années1Voir Pettit, P. (2004). Républicanisme. Une théorie de la liberté eu du gouvernement, trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard ; Pocock, J. G. A. (1997), Le moment machiavélien. La pensée politique et la tradition républicaine atlantique, trad. L. Borot, Paris, PUF (Léviathan) ; Skinner, Q. (2000), La liberté avant le libéralisme, trad. M. Zagha, Paris, Seuil (Liber).. L’originalité de Pettit est de proposer une conception de liberté qui se situe en quelque sorte à mi-chemin entre la conception du républicanisme classique et celle du libéralisme politique.
Pettit s’éloigne du républicanisme en n’identifiant plus positivement la liberté à l’autonomie de celui qui agit conformément à la raison. Elle ne requiert plus de l’individu la maîtrise de lui-même, la capacité de subordonner ses aspirations sensibles à sa conscience raisonnable. Il privilégie, comme les libéraux, une conception négative de la liberté. Celle-ci ne réside néanmoins plus dans l’absence d’interférences, mais dans l’absence de domination. Ce glissement conceptuel lui permet de considérer que certaines interférences peuvent être légitimes dès lors qu’elles ne sont pas constitutives d’une domination. C’est le cas lorsque l’interférence est motivée par les intérêts d’une personne qui n’est pas en état d’en juger par elle-même, par exemple parce qu’il s’agit d’un jeune enfant ou d’une personne sous l’influence de stupéfiants. Inversement, Pettit estime qu’il peut y avoir des situations de domination qui constituent des entraves à la liberté même en l’absence d’interférences directes. C’est le cas lorsque des inégalités économiques, sociales ou culturelles viennent limiter les opportunités de certaines personnes ou donnent à d’autres la capacité d’interférer avec les choix des premières. Le seul fait qu’elles puissent potentiellement interférer suffit à créer une situation de domination. La distinction entre non-domination et non-interférence permet aussi de prendre en compte le caractère problématique de la domination exercée par ceux qui n’interfèrent pas avec les actes posés par un individu pour satisfaire ses préférences, mais dont l’influence est déterminante sur la constitution des préférences elles-mêmes. On retrouve ainsi la préoccupation républicaine pour la manière dont un individu acquiert ses préférences.
Le néorépublicanisme de Pettit a influencé de nombreux autres philosophes dont John Maynor et Cécile Laborde2Voir Laborde, C. (2008). Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press ; Laborde, C. (2009). « Républicanisme critique vs républicanisme conservateur : repenser les « accommodements raisonnable » », Critique internationale, 3, 44, p. 19-33 ; Laborde, C. (2010). Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, Seuil / Maynor, J. (2003) ; Republicanism in the Modern World, Cambridge, Polity Press.. Laborde en particulier s’appuie sur la conception de la liberté comme non-domination pour développer ce qu’elle appelle un républicanisme critique. Ce républicanisme est critique, premièrement, parce qu’il constitue une critique du républicanisme classique dont l’universalisme abstrait le rend aveugle à la réalité empirique des situations de domination. Trop souvent, les valeurs dites universelles s’avèrent être celles des groupes dominants : la défense de l’idéal républicain dissimule alors mal une volonté conservatrice de préserver une culture particulière. La République cesse d’être elle-même lorsqu’elle devient une tradition plutôt qu’un projet. La tâche du républicanisme critique est dès lors de confronter les idéaux aux faits et de dénoncer les dynamiques sociales qui créent des situations de domination. Le qualificatif de « critique » renvoie par conséquent également à la critique sociale qui doit venir enrichir le républicanisme. Il s’agira ainsi de se demander par exemple si l’interdiction du port de signes convictionnels dans le cadre scolaire préserve réellement les élèves de l’influence du religieux ou si elle freine l’émancipation de jeunes filles en les privant de l’accès à l’enseignement. Il s’agira surtout de prendre conscience de l’impossibilité d’apporter une fois pour toutes une réponse de principe à une telle question et de la nécessité d’analyser les conséquences effectives qu’une norme juridique aura dans ses différents contextes d’application. Une même règle pourra être un facteur d’émancipation dans un contexte donné et favoriser le maintien de rapports de domination dans d’autres.
Un républicanisme authentiquement critique
Personnellement, l’expression de républicanisme critique me semble ne prendre tout son sens que si l’on attribue une troisième signification au terme « critique ». Le républicanisme ne doit pas seulement être critique dans la mesure où il constitue une critique du républicanisme classique et s’appuie sur la critique sociale. Il doit avant tout être critique au sens que Kant donne à ce terme3Kant, E. (1995), Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Paris, Aubier (Bibliothèque philosophique) ; Kant, E. (1997), Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier (Bibliothèque philosophique), Paris.. L’un des fondements du criticisme kantien est la distinction entre les concepts de l’entendement et les idées de la raison. Là où il est possible d’identifier dans la réalité sensible des objets qui sont parfaitement adéquats à des concepts comme ceux de table ou de vélo, mais aussi de pluralité ou de causalité, aucune réalité objective ne peut correspondre parfaitement aux Idées du Bien ou du Beau, comme celles de la chose en soi ou du sujet transcendantal, c’est-à-dire l’idée d’un sujet réduit à une pure conscience raisonnable et abstraction faite de toute caractéristique sensible. Or, à bien des égards, le reproche que l’on peut faire au républicanisme classique est d’avoir méconnu cette distinction en imaginant qu’un État réel pouvait promulguer des lois parfaitement raisonnables dont le contenu se confondrait avec la volonté libre d’un sujet lui aussi parfaitement raisonnable. La réconciliation de la liberté et de la loi par leur identification à la raison est ainsi une idée, qui ne peut être réalisée dans aucune organisation politique.
La spécificité du criticisme kantien est toutefois de réhabiliter les idées en tant que principe régulateur. Ce n’est pas parce qu’aucune œuvre ne sera l’incarnation parfaite du Beau que la quête de celui-ci ne peut inspirer les artistes dans leur travail créatif. Les idées fonctionnent ainsi comme des horizons vers lesquels nous pouvons tendre et qui guident nos actions. Un républicanisme authentiquement critique doit par conséquent réhabiliter en tant que principes régulateurs l’identification de la délibération politique à l’exercice collectif de la raison, la conception de la liberté comme autonomie et la volonté de faire société autour de valeurs universelles4Voir de Briey, L. (2011), « Le foulard de la parlementaire. Républicanisme critique ou criticisme républicain », Revue philosophique de Louvain, 109, pp. 697-721..
Le républicanisme critique est ainsi étroitement lié aux théories de la démocratie délibérative, et invite à penser des institutions politiques susceptibles de favoriser un débat public argumenté et des décisions fondées sur des raisons dont la légitimité a été éprouvée collectivement. Conformément à la perspective rousseauiste, l’objet du politique est de chercher à constituer une volonté générale qui transcende le simple compromis entre les intérêts individuels. L’approche délibérative du républicanisme critique s’oppose ainsi tant à une approche du politique comme le lieu d’un rapport de forces entre des intérêts contradictoires qu’à une vision technocratique ne s’intéressant qu’à la pertinence des décisions prises, ou à une réduction de la légitimité démocratique à la seule adhésion des citoyens au risque que celle-ci ait été suscitée en manipulant leurs émotions. Dès lors qu’il est critique, le républicanisme est toutefois conscient qu’aucune démocratie réelle ne sera pleinement à la hauteur de cet idéal délibératif et que toute décision politique restera influencée par des rapports de force, conditionnée à des expertises peu transparentes et dépendante d’émotions collectives. Prenant acte de cet inachèvement inéluctable, un républicanisme critique privilégiera des institutions politiques assurant un équilibre entre les différents pouvoirs et accordera une place prépondérante aux possibilités de contester les règles et normes en vigueur. La légitimité démocratique ne dépendra dès lors pas seulement du fait qu’elle résulte d’une délibération, mais également du fait qu’il est possible de la remettre en question, voire de refuser de s’y conformer.
Conception forte de la liberté
Le républicanisme critique me semble aussi devoir rester attaché à une conception forte de la liberté. La liberté comme non-domination ne paraît être qu’une variante plus fine et subtile de la liberté comme non-interférence du libéralisme, si elle n’est pas comprise comme impliquant une forme de responsabilité de l’individu dans l’usage de sa liberté. Le républicanisme critique ne peut que récuser tout relativisme des préférences et insister sur l’importance de l’éducation et des ressources culturelles afin de donner à chacun la capacité de faire des choix réfléchis et conscients. Une forme de domination sans interférence d’un autre individu est par exemple celle que la nature – et notamment notre nature sensible personnelle lorsque nous sommes dominés par nos affects et nos pulsions –, peut exercer sur nous. Il n’y a de liberté qu’informée par la raison. Cela ne signifie pas seulement être en mesure de percevoir quel est son intérêt bien compris et les moyens les plus adéquats de le poursuivre, mais également de prendre en compte l’impact de son comportement sur les autres personnes. À nouveau, il ne s’agira pas de prétendre pouvoir définir clairement quel acte serait ou non conforme à la raison et dès lors authentiquement libre, mais de considérer qu’une société libre est une société où chacun, en plus d’être respectueux de la liberté des autres, s’efforce également d’agir conformément à ce qu’il estime bien.
Enfin, du point de vue d’un républicanisme critique, faire société ne peut se réduire à une juste coexistence des libertés individuelles, ni même à une forme de multiculturalisme veillant à assurer à chaque communauté culturelle la reconnaissance et les ressources nécessaires à leur préservation. Faire société demande au contraire de chercher à s’entendre sur un projet commun et des valeurs partagées constitutifs d’une identité collective. Cette identité ne peut toutefois pas être celle héritée de la tradition majoritaire. Il ne s’agit pas de demander à des minorités culturelles, souvent présentes depuis plusieurs générations, de s’assimiler et d’intégrer les codes culturels de la majorité dite de « souche ». Comme le montre brillamment Laborde, le républicanisme critique doit s’appuyer sur les ressources de la critique sociale pour déconstruire les situations de domination qui se manifestent par des discriminations et des stigmatisations multiples. Mais le républicanisme critique doit aussi assurer les conditions d’un dialogue entre les communautés culturelles, comme d’ailleurs entre les groupes sociaux, autour d’une recherche collective des valeurs qu’ils estiment propres à une société juste et à une vie bonne. L’interculturalisme républicain se distingue du multiculturalisme libéral dans la mesure où il permet non seulement de reconnaître l’apport des cultures minoritaires à la richesse culturelle d’une société, mais également de penser la nécessité de préserver l’idée d’une identité commune, même si celle-ci demeure toujours ouverte et mouvante notamment en raison de l’influence de ces cultures minoritaires5Je développe ce point dans de Briey, L. (2013), « Multiculturalisme libéral vs. interculturalisme républicain », La Revue Tocqueville, XXXIV, 1, pp. 89-119.. Cette conception interculturelle de l’identité constitue également une critique du républicanisme classique, qui a eu tendance à essentialiser la forme particulière prise historiquement par le projet républicain. Être authentiquement républicain, ce n’est pas défendre la baguette et la gastronomie française traditionnelle. C’est rechercher dans la diversité des traditions culinaires ce qui participe à l’idée d’un goût universel.
Laurent de Briey est professeur de philosophie à l’Université de Namur (Institut Transitions).