dièses contre les préconçus

Le « féminisme de marché », la justice de genre au prisme de la rentabilité économique


Pour Héloïse Facon, il est aujourd'hui temps de remettre en question le « féminisme de marché », qui « se focalise sur le sommet de la hiérarchie et néglige les conditions de vie et de travail des femmes ordinaires ».
par #Héloïse Facon — temps de lecture : 18 min —

Créatrice du Women’s Forum for the Economy and Society, Aude de Thuin a publié en 2012 un ouvrage intitulé Femmes, si vous osiez, le monde s’en porterait mieux1Chez l’éditeur Robert Laffont.. D’après cette entrepreneuse engagée, « la confiance en soi est cruciale pour réussir notre vie ».

Elle est l’une des principales représentantes françaises du « féminisme de marché »2D’après l’expression de la sociologue Sophie Pochic, dans son article « Féminisme de marché et égalité élitiste ? », Je travaille, donc je suis, Perspectives féministes, sous la direction de Margaret MARUANI, La Découverte, 2018 (lien dans l’article).. Ce courant, apparu aux États-Unis dans les années 1980 et importé en France au début des années 2000, est incarné par un ensemble d’organisations et de réseaux de cadres féminins qui défendent l’accès des femmes aux plus hautes fonctions et qui les encouragent à briser le « plafond de verre ». Leur mobilisation a conduit à l’adoption de la loi Copé-Zimmermann de 2011 qui impose des quotas de 40 % de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises françaises3La loi Copé-Zimmermann concerne les entreprises de plus de cinq cents salariés permanents et réalisant un chiffre d’affaires d’au moins 50 millions d’euros. Le taux de féminisation dans les conseils d’administration de ces grandes entreprises est passé de 8,5 % en 2007 à 43,6 % en 2019. Toutefois, cette obligation ne concerne pas les comités exécutifs et de direction, qui détiennent le réel pouvoir de décision, et qui ne comptaient que 17,9 % de femmes en 2019. Par ailleurs, Engie est la seule entreprise du CAC 40 à avoir à sa tête une femme. D’après Maïlys KHIDER et Timothée DE RAUGLAUDRE, « Des femmes plus égales que d’autres, dans les réseaux « féministes » du CAC 40 », Le Monde diplomatique, 1er décembre 2020 (lien dans l’article).. Le succès du Women’s Forum illustre l’influence grandissante de cette déclinaison managériale du « girl power » qui bénéficie d’une couverture médiatique très élogieuse dans la presse économique et féminine. En 2016, à Deauville, le « Davos des femmes », comme il a été surnommé par les médias, a accueilli Emmanuel Macron, alors candidat à la présidentielle, qui a présenté son programme pour l’égalité entre les femmes et les hommes. En 2019, dans le cadre d’un projet de loi sur l’émancipation économique des femmes, Marlène Schiappa a demandé à la directrice générale du Women’s Forum, Chiara Corazza, de formuler des propositions pour améliorer la place des femmes dans les STEM (science, technologie, ingénierie, mathématiques). Le rapport de cette dernière s’appuie sur des « cercles de l’audace » pilotés par BNP Paribas, Axa et Microsoft.

Dans cet article, je m’interroge sur les ambiguïtés et les limites de ce féminisme de la performance, devenu l’interlocuteur principal du gouvernement français en matière de droits des femmes, au détriment des syndicats et des associations féministes. La lutte féministe est-elle compatible avec la logique marchande ?

Un féminisme des élites

Le féminisme de marché encourage les femmes à s’imposer, à être ambitieuses et à viser toujours plus haut. En apparence, il s’adresse à toutes les femmes. Cependant, il oriente l’essentiel de ses actions en direction d’une petite minorité de salariées et d’entrepreneuses « talentueuses », « au parcours d’excellence » ou « à haut potentiel ». Les principales bénéficiaires des quotas, des bourses et des méthodes de « networking » (réseaux), de « mentoring » ou de « coaching » (accompagnement personnalisé) sont des femmes déjà privilégiées qui veulent avoir accès à la même rémunération et au même statut que les hommes de leur classe. Au Women’s Forum, la sélectivité sociale des participantes est assurée par le prix du ticket d’entrée : 2 500 à 4 000 euros pour assister à deux ou trois jours de conférences. Alors que la lutte contre les discriminations sexistes concerne l’ensemble de la population féminine, le féminisme de marché se focalise sur le sommet de la hiérarchie4Par exemple, dans une conférence TED intitulée « Pourquoi nous n’avons que trop peu de dirigeantes ? », Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook, s’interroge : « Comment changer ces chiffres au sommet de la hiérarchie ? » et néglige les conditions de vie et de travail des femmes ordinaires, qui ne sont pas associées à ces dispositifs et à ces événements. D’après la sociologue Sophie Pochic, « si ce courant a indéniablement relancé les débats et les actions sur la mixité au travail, il comporte le risque d’une “égalité élitiste” réservée à une minorité de femmes de talent et donc d’accentuer la polarisation au sein des femmes5« Féminisme de marché et égalité élitiste ? », Je travaille, donc je suis, Perspectives féministes, sous la direction de Margaret MARUANI, La Découverte, 2018, p. 42 ». La promotion de dirigeantes et les partenariats avec des organisations comme le Women’s Forum permettent aux multinationales d’améliorer leur image, tout en occultant les difficultés rencontrées par les travailleuses moins favorisées. En 2018, en France, 78 % des salariés à temps partiel étaient des salariées ; près d’une femme sur trois occupait un emploi à temps partiel6Maïlys KHIDER et Timothée DE RAUGLAUDRE, « Des femmes plus égales que d’autres, dans les réseaux « féministes » du CAC 40 », Le Monde diplomatique, 1er décembre 2020 (lien dans l’article)..

Femmes puissantes ou femmes dominantes ?

Le féminisme de marché affirme que le monde serait « meilleur »7Par exemple, c’est ce qu’affirme Sheryl Sandberg dans sa conférence TED « Pourquoi nous n’avons que trop peu de dirigeantes »., plus doux et plus humain s’il y avait davantage de femmes aux postes de pouvoir. Cependant, d’après Sophie Pochic, « la performance de genre des femmes cadres supérieures dans les restructurations s’avère en pratique très loin de la rhétorique du “management au féminin” qui serait caractérisé par l’écoute, la proximité, la prévenance et l’attention à autrui »8Sophie Pochic, « Féminisme de marché et égalité élitiste ? », Je travaille, donc je suis, Perspectives féministes, sous la direction de Margaret MARUANI, La Découverte, 2018, p. 49.. Le féminisme de marché masque l’existence de rapports de domination entre femmes : « si les femmes dirigeantes, du public comme du privé, blanches et diplômées, sont désormais plus attentives à l’égalité et au sexisme pour elles et leurs consœurs, elles sont souvent moins sensibles aux difficultés de celles qu’elles commandent. »9Sophie Pochic, « Féminisme de marché et égalité élitiste ? », Je travaille, donc je suis, Perspectives féministes, sous la direction de Margaret MARUANI, La Découverte, 2018, p. 48-49. Au même titre que leurs collègues masculins, les dirigeantes peuvent exploiter leurs subordonnées et mettre en œuvre des politiques néolibérales néfastes pour les femmes, en particulier dans la fonction publique, un secteur très féminisé. Les journalistes Maïlys Khider et Timothée de Rauglaudre soulignent que « les préférences idéologiques de ces femmes les amènent à soutenir des réformes qui nuisent à la grande majorité de leurs semblables »10Maïlys KHIDER et Timothée DE RAUGLAUDRE, « Des femmes plus égales que d’autres, dans les réseaux « féministes » du CAC 40 », Le Monde diplomatique, 1er décembre 2020, p. 21.. Laurence Parisot, ex-présidente du Mouvement des entreprises de France (Medef) a défendu la réforme du Code du travail de 2017, pourtant dénoncée par les associations féministes en raison d’un risque d’aggravation des inégalités professionnelles femmes/hommes, manifestant ainsi « l’indifférence des privilégiées »11Selon l’expression de Joan TRONTO, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, 2009.. Comme le demande la documentariste Charlotte Bienaimé, « à quoi bon inciter les femmes cadres à s’imposer à la tête des États ou des entreprises, si c’est pour mettre en place des politiques d’austérité, organiser des licenciements ou des réductions de budgets qui pénaliseront en priorité des femmes ? ».

En valorisant la mixité, ce mouvement s’attaque de manière légitime à l’un des piliers du patriarcat : l’entre-soi masculin dans les lieux de pouvoir. Toutefois, il risque de réduire la lutte féministe à la conquête du pouvoir, comme si l’émancipation des femmes passait par l’imitation du « mâle alpha ». Il ne comporte pas de critique des rapports de pouvoir, du capitalisme, du néocolonialisme et de la société de classes. Dans leur ouvrage Féminisme pour les 99 %, un manifeste, l’historienne Tithi Bhattacharya et les philosophes Nancy Fraser et Cinzia Arruzza dénoncent le « féminisme des 1 % » qui cherche uniquement à diversifier le sommet de la pyramide : « Sandberg [femme d’affaires et militante féministe étatsunienne, directrice des opérations de Facebook] et ses semblables voient le féminisme comme un auxiliaire du capitalisme. Elles veulent un monde dans lequel la gestion de l’exploitation au travail et de l’oppression dans l’ensemble de la société serait partagée de façon égalitaire entre les hommes et les femmes de la classe dirigeante. Autrement dit, elles réclament une égalité des chances de dominer : les gens, au nom du féminisme, devraient être reconnaissants que ce soit une femme, et non un homme, qui démantèle leur syndicat, ordonne à un drone de tuer leur parent ou enferme leur enfant dans une cage à la frontière. »12Cinzia ARRUZZA, Tithi BHATTACHARYA, Nancy FRASER, Féminisme pour les 99 %, un manifeste, La Découverte, 2019, p. 13. Je recommande également la bande dessinée de Liv STRÖMQUIST, I’m every woman (Rackham, 2018), qui tourne en dérision le féminisme des 1 % dans l’épisode « égalité poil au nez ». Pour les autrices du Manifeste, la lutte féministe ne doit pas se mener indépendamment des autres luttes sociales, sinon elle bénéficiera uniquement à une poignée de femmes blanches et bourgeoises, et elle ne fera que reproduire et légitimer une société fondée sur l’injustice. Comme le résume Nancy Fraser dans un entretien à Libération, « le fait qu’une femme, comme Christine Lagarde, ait dirigé le FMI ne change rien pour les 99 % restants de femmes (…). Si on veut vraiment une société égalitaire, il faut transformer les structures institutionnelles ». Par exemple, abolir l’armée : « Je ne suis pas contre cet avancement, je veux bien qu’une femme devienne général cinq étoiles, mais je préfère me mobiliser pour l’abolition de l’armée. »13Cécile Daumas, « «Féminisme et libéralisme ont entretenu des liaisons dangereuses» », Libération, 11 avril 2013 (lien dans l’article).

La féminité-mascarade de la « superwoman »

Les représentantes du féminisme de marché exigent que les femmes puissent accéder aux postes prestigieux traditionnellement réservés aux hommes, ce qui pourrait brouiller la frontière entre les genres. Toutefois, ce courant n’est pas dépourvu de stéréotypes sexistes : la femme n’est pas tout à fait un homme comme les autres. Elle doit réussir brillamment sa carrière, mais tout en restant belle, élégante, et sans renoncer à son rôle d’épouse et de mère parfaites. Il lui faut conserver, voire renforcer sa féminité pour compenser cette rupture symbolique avec l’ordre patriarcal. Le forum Elle active – lancé par le magazine Elle pour favoriser l’épanouissement professionnel des femmes – propose aux participantes de se faire remaquiller par L’Oréal Paris. D’après la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, « la psychanalyste Joan Riviere a développé dans les années 1920 cette idée intéressante selon laquelle les femmes qui s’accomplissent socialement doivent continuer de donner aux hommes le gage qu’elles sont toujours bien des femmes. C’est la “féminité-mascarade” par laquelle une femme dissimule, derrière les critères de la féminité accomplie, la position masculine qu’elle a pu conquérir dans le monde du travail »14Lorraine DE FOUCHER, « Féminicides : « La logique patriarcale la plus pure se loge au cœur de l’intime » » Le Monde, 3 juin 2020 (lien dans l’article).. La réussite, attribut considéré comme masculin, incite à manifester en contrepartie une féminité exacerbée, conforme aux attentes de la société et susceptible de rassurer les hommes. Le portrait flatteur d’Aude de Thuin par Marie Claire fixe un idéal de « superwoman » difficilement accessible pour les femmes ordinaires : « À 61 ans, cette entrepreneuse née ne conçoit pas la vie autrement que dans l’action… Sa force ? Savoir parler tout autant d’économie, de politique que partager une recette de cuisine ou s’extasier sur une paire de chaussures avec les femmes les plus influentes de ce monde ! Elle booste ! » Son salon Créations et savoir-faire, fréquenté à 93 % par des femmes, comporte une « garderie pour hommes » avec un bar très chic, des jeux de fléchettes pour gagner des cravates, un cireur de chaussures, une télévision diffusant des matchs de foot et de rugby. L’entrepreneuse revendique « un féminisme pragmatique, c’est-à-dire de bon sens. Je ne suis pas une féministe agressive parce que je pense que c’est l’inverse qu’il faut faire. J’ai une vie de femme mariée très équilibrée et très heureuse et je suis pour la complémentarité hommes-femmes »15Claire SCHNEIDER, « Aude de Thuin, entrepreneure hors du commun », Marie Claire, 2012.. Grâce à son sens de la modération, « le Women’s Forum (…) n’a jamais pu être accusé d’être vindicatif ou radical ». D’après elle, les femmes « ne sont pas dans la conquête ni dans la compétition », une thèse paradoxale pour celle qui défend l’accès des femmes aux postes à responsabilité. Elles sont « un grand facteur de changement pour construire un monde plus moral, plus respectueux de l’autre »16Citée par Maïlys KHIDER et Timothée de RAUGLAUDRE, « Le progressisme…. avec modération », Le Monde diplomatique, 1er décembre 2020, p. 21.. On pourrait se réjouir que le féminisme de marché valorise des qualités relationnelles telles que l’entraide et la coopération, même si c’est au prix de leur naturalisation et d’un renforcement des stéréotypes de genre. Toutefois, cette rhétorique dissimule un individualisme exacerbé. Le féminisme de marché voue un culte à la réussite personnelle : l’ascension individuelle est son seul horizon.

Parcours individuel contre luttes collectives

La presse économique et féminine met en avant la réussite spectaculaire de femmes d’affaires audacieuses et déterminées, censées nous servir de modèles : « de l’énergie à revendre, du courage à donner, et un exemple à suivre, Aude de Thuin mérite largement sa place de femme inspirante. »17Claire SCHNEIDER, « Aude de Thuin, entrepreneure hors du commun », Marie Claire, 2012. D’après cette entrepreneuse « hors du commun », « [les femmes] auront ce qu’elles veulent parce qu’elles ne seront pas dans la culpabilité, ne seront pas en manque de confiance »18Claire SCHNEIDER, « Aude de Thuin, entrepreneure hors du commun », Marie Claire, 2012.. Il est vrai que nous avons besoin d’exemples de femmes puissantes. Le féminisme de marché met l’accent sur un problème réel : « les femmes sous-estiment systématiquement leurs propres capacités » ; « les hommes attribuent leur succès à eux-mêmes, et les femmes l’attribuent à des facteurs externes », dénonce Sheryl Sandberg dans une conférence TED vue des millions de fois sur YouTube19Conférence TED de Sheryl Sandberg, « Pourquoi nous n’avons que trop peu de dirigeantes ».. Dans une société qui les dévalorise de manière systémique par rapport aux hommes, les femmes souffrent d’un manque d’estime de soi et ont tendance à se censurer. Cependant, en leur suggérant que tout est possible à condition de croire en elles, le féminisme de marché invisibilise les différences entre les femmes et culpabilise celles qui échouent. Il est compatible avec la destruction des services publics. C’est la version féminine de l’idéal masculiniste du self-made-man capable de s’inventer lui-même et qui ne doit sa réussite qu’à lui-même. En insistant sur le « soi », le féminisme de marché occulte les inégalités structurelles de classe et de race qui font qu’il est beaucoup plus difficile pour certaines femmes de « s’imposer » et de s’affranchir de la domination masculine. Son discours donne aux femmes l’illusion que, par leurs capacités individuelles et la force de leur volonté, elles ont le pouvoir de lutter contre un système patriarcal très puissant et bien organisé. Sheryl Sandberg affirme : « aujourd’hui, je veux me concentrer sur ce que nous pouvons faire en tant qu’individus. »20Conférence TED de Sheryl Sandberg, « Pourquoi nous n’avons que trop peu de dirigeantes ». Selon la sociologue Beverley Skeggs, l’effacement de la question de la classe est propre à la mentalité bourgeoise : « la classe n’apparaît pas problématique, en effet, à ceux et celles qui ont le privilège de pouvoir l’ignorer. » « Penser que les classes n’ont pas d’importance est la prérogative de ceux qui ne sont pas touchés par les privations et les exclusions qu’elles impliquent. »21Beverley Skeggs, Des femmes respectables, Agone, 2015, p. 45 et 47. Le féminisme de marché ne préconise pas de transformation institutionnelle ou structurelle de la société. S’il met en avant l’importance de l’éducation pour développer les capacités des filles et des femmes, il n’invite pas à la lutte sociale et politique, en particulier par la grève du travail productif et reproductif, et il se tient à distance des associations féministes et des syndicats. Il valorise la compétition, au détriment de la solidarité entre les femmes.

L’obsession de la rentabilité

Le principal argument du féminisme de marché n’est pas d’ordre moral, mais économique : les entreprises dirigées par des femmes, ou dont la direction est mixte, affichent de meilleurs résultats que les entreprises dirigées par des hommes. Il met l’accent sur les bénéfices économiques de l’égalité femmes/hommes : « l’égalité serait bonne pour le marché, et le marché serait bon pour l’égalité. »22Sophie Pochic, « Féminisme de marché et égalité élitiste ? », Je travaille, donc je suis, Perspectives féministes, sous la direction de Margaret MARUANI, La Découverte, 2018. Le Women’s Forum est devenu lui-même rentable depuis qu’il a été racheté par le géant de la publicité Publicis Groupe. Aude de Thuin le présente comme une « entreprise commerciale, à l’image de Davos ». L’argument de la performance économique est susceptible de séduire les patrons les plus réticents. Cependant, la recherche du profit peut entrer en contradiction avec la lutte féministe. L’égalité salariale pourrait nuire à la rentabilité. En France, les salaires des femmes sont en moyenne inférieurs de 25,7 % à ceux des hommes. D’après le ministère du Travail, toutes choses égales par ailleurs (si l’on tient compte des différences de tranches d’âge, de type de contrat, de temps de travail, de secteur d’activité et de taille d’entreprise), il reste un écart de salaire d’environ 10,5 %. Sophie Pochic évoque « une stratégie que les grandes entreprises conceptualisent rarement sous cette forme, celle des bénéfices économiques de l’inégalité sexuée et de la sous-valorisation du travail féminin ». Des multinationales peu soucieuses des droits des femmes, en particulier lorsque ces dernières sont pauvres et racisées, ont recours à la sous-traitance dans des pays où le droit du travail est moins contraignant afin d’améliorer leur compétitivité. 70 % des personnes pauvres dans le monde sont des femmes.

La question de la rentabilité est au cœur d’un conflit qui a opposé récemment les associations féministes au gouvernement français. Ce dernier souhaitait transformer le 3919, un numéro d’aide et de conseils pour les femmes victimes de violences, en marché public ouvert à la concurrence23Plusieurs mois de pression ont permis que le gouvernement renonce finalement à ce projet.. Cette mesure était défendue par l’actuelle ministre déléguée, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes : Élisabeth Moreno, une dirigeante d’entreprise proche du Women’s Forum. D’après la fédération d’associations Solidarité Femmes qui a créé ce numéro et qui le gère actuellement, cette décision aurait pu aboutir à le confier « à un opérateur plus soucieux de la rentabilité économique que de la qualité du service rendu aux femmes ». Une entreprise pourrait être tentée de considérer les femmes victimes de violences comme des clientes, de limiter la durée des appels et de réduire la formation des répondantes pour faire des économies. La fédération, qui avait lancé une pétition pour « sauver le 3919 », rappelle que « la lutte contre la violence et la protection des femmes est une cause d’intérêt général et non une activité marchande à laquelle on peut appliquer les lois du marché ».

Une instrumentalisation des idéaux féministes

Enfin, en présentant le travail comme un vecteur de réalisation de soi et comme le moyen le plus efficace de vaincre le patriarcat, le féminisme de marché encourage le surtravail des femmes cadres. Il exerce une pression pour qu’elles travaillent toujours plus. Les entreprises instrumentalisent le désir de reconnaissance des femmes et le transforment en force productive. L’injonction à l’émancipation par le travail est un moyen d’obtenir leur implication, leur disponibilité et leur loyauté24Par exemple, « les femmes hautes fonctionnaires affichent toutes un dévouement total à l’administration et un temps de travail débordant ». D’après Alban JACQUEMART, Fanny LE MANCQ, Sophie POCHIC, « Femmes hautes fonctionnaires en France, l’avènement d’une égalité élitiste », Travail, genre et sociétés n°35, 2016 (lien dans l’article).. Cet idéal d’investissement illimité est encore plus dévorant et exténuant pour les femmes que pour les hommes. Étant jugées plus sévèrement que leurs collègues masculins, elles doivent s’impliquer davantage pour espérer obtenir le même salaire et le même statut. Comme les hommes, elles sont censées intérioriser les valeurs d’excellence et de performance. Mais à la différence des hommes, elles subissent aussi les exigences quotidiennes du travail reproductif. Elles se dévouent non seulement pour leur entreprise, mais aussi pour leur famille. Les femmes, bien que salariées, accomplissent toujours l’essentiel des tâches domestiques, un travail invisible et non rémunéré qui permet à leurs époux de se consacrer pleinement à leur carrière et à leurs loisirs. Le féminisme de marché incite les femmes à concilier une vie de famille épanouie et une vie professionnelle brillante, sans remise en cause profonde des rapports sociaux de genre25Par exemple, d’après Aude de Thuin, « les études ont prouvé que les femmes qui ont deux ou trois enfants se débrouillent mieux que les hommes. Parce qu’elles jonglent entre la gestion de son travail, les devoirs, le frigo, le ménage… ayant cinq vies en une journée, elles sont très performantes dans l’entreprise qui n’en a pas toujours conscience ». Propos rapportés par Claire SCHNEIDER, « Aude de Thuin, entrepreneure hors du commun », Marie Claire, 2012..

Dans les milieux aisés, cette conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle repose sur la délégation intense des tâches domestiques et parentales à des femmes pauvres et racisées26À propos de la marchandisation du care, je recommande en particulier l’article de Sara FARRIS, « Féministes de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? », Comment s’en sortir, numéro 1, Féminismes noirs, 2015.. Afin de pouvoir s’investir dans leur carrière, les femmes des classes supérieures externalisent le poids de la domination masculine. Les progrès de certaines femmes ont été réalisés, non par une meilleure répartition des tâches entre les femmes et les hommes, mais par l’exploitation d’autres femmes. Comme le soulignent Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser et Cinzia Arruzza, « le féminisme libéral (…) permet aux femmes cadres de s’imposer en leur donnant la possibilité de s’appuyer sur des femmes migrantes mal payées auxquelles elles sous-traitent leurs tâches ménagères et les soins à leurs proches »27Cinzia ARRUZZA, Tithi BHATTACHARYA, Nancy FRASER, Féminisme pour les 99 %, un manifeste, La Découverte, 2019, p. 26.. Une injustice également dénoncée par Françoise Vergès dans Un féminisme décolonial : « sur ces vies précarisées – usantes pour le corps –, ces vies mises en danger, repose celle, confortable, des classes moyennes et le monde des puissants. »28Françoise VERGÈS, Un féminisme décolonial, La fabrique, 2019, p. 8. Ces dernières années, les grèves se sont multipliées dans les secteurs du nettoyage et de l’hôtellerie, qui emploient essentiellement des femmes racisées.

L’injonction à travailler toujours plus ne s’adresse pas uniquement aux femmes haut placées, mais aussi aux salariées du bas de l’échelle sociale, qui n’ont pas les moyens de déléguer le travail domestique et qui occupent des emplois moins épanouissants et moins valorisants. La philosophe Nancy Fraser évoque une « convergence troublante » de certains idéaux féministes avec les exigences du capitalisme néolibéral. Le féminisme aurait contribué involontairement au « nouvel esprit du capitalisme »29Selon la formule de Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.. D’après Luc Boltanski et Eve Chiapello, le capitalisme se renouvelle en s’appropriant les critiques dirigées contre lui. Depuis Mai 68, il affirme sa légitimité en faisant appel à des valeurs situées traditionnellement à gauche, comme la créativité et l’autonomie. Nancy Fraser observe que le capitalisme s’est également approprié les idéaux féministes de l’égalité femmes/hommes et de l’émancipation des femmes par le travail. La récupération de la critique féministe du salaire familial masculin30D’après cet idéal familial androcentrique, c’est l’homme qui pourvoit aux besoins de la famille, l’argent gagné par son épouse ne représentant qu’un salaire d’appoint. lui permet de généraliser et d’intensifier l’exploitation, tout en lui donnant une signification éthique, et sans remettre en cause l’assignation des femmes au travail gratuit de care. Les femmes travaillent essentiellement dans le secteur des services (nettoyage, restauration, santé, aide à domicile, grande distribution…), caractérisé par la flexibilité, de faibles salaires et l’insécurité de l’emploi. Dans les milieux populaires, la féminisation de la force de travail s’est accompagnée d’une précarisation maximale. D’après Nancy Fraser, « aux deux bouts de la chaîne, le rêve de l’émancipation des femmes alimente le moteur de l’accumulation capitaliste ».

Héloïse Facon est professeure agrégée de philosophie et doctorante en philosophie politique.


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