dièses contre les préconçus

Déprivilégier le genre


Comment nous libérer des stéréotypes et privilèges de genre qui minent notre société ? C'est la question à laquelle s'attaque Arnaud Alessandrin dans son dernier ouvrage.
par #Laurence Lesager — temps de lecture : 6 min —

Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie à Bordeaux et membre du conseil scientifique de la DILCRAH1Délégation Interministérielle de Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBTphobe., nous partage dans son dernier livre Déprivilégier le genre ses réflexions sur le genre dans notre société. Il y évoque le féminisme, son parcours personnel, les questions LGBTQI2Le sigle désigne les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers et intersexes., les perspectives de genre, les luttes contre les discriminations et le combat pour l’égalité.

Arnaud Alessandrin met le doigt dès le début du livre sur l’importance des normes sociales dans notre perception et définition du genre. En effet, le genre fait partie intégrante de notre quotidien et de notre éducation. L’auteur nous montre par plusieurs exemples que le genre est arbitraire, politique et un élément important de notre socialisation, qui est présent depuis notre naissance. On est assigné fille ou garçon et la logique des choses, ce qui correspondrait à la norme, aux attentes, serait que l’on devienne une femme, une mère, un homme, un père.

L’auteur définit, et à juste titre, le genre comme visqueux : mouvements et retenues le définissent. D’un côté, le genre évolue, de l’autre, les normes sociétales l’enferment dans des cases, dans la binarité. La viscosité du genre permet de représenter un entre-deux entre ce qui est déterminé et ce qui est en mouvement. La solidité du genre le définirait alors comme un état fixe, qui ne peut varier ni évoluer ou être redéfini, tandis que la liquidité, quant à elle, représenterait plutôt le genre comme un état qui ne possède pas de forme propre ni ne peut être saisi.

Par cette comparaison, l’auteur nous montre de manière imagée toute la complexité du genre et de sa définition. Ni solide, ni liquide, mais visqueux, en mouvement perpétuel, dans cet entre-deux. Un état qui n’est pas totalement figé mais au contraire qui change et évolue. Entre ces deux références, une multitude de genres sont apparus. La viscosité du genre démontre que le genre n’est pas fixe: on ne peut pas l’enfermer dans une case. Il n’est plus uniquement question de genre masculin ou féminin. Le genre va au-delà de ça et surtout, même si son ancrage dans la société en fait un élément identitaire, il ne pourrait définir un individu en lui-même. Un individu est bien plus qu’un genre.

Comme mentionné précédement, le genre a une dimension identitaire, distributive dans sa manière de conditionner les individus en fonction de leur sexe, inégalitaire (exemple : différences de salaires entre les hommes et les femmes) et relationnelle. Le genre assigné à notre naissance façonne en quelque sorte notre éducation et identité. C’est lui qui nous socialise, d’une certaine manière : « Nous ne sommes jamais totalement socialisés par le genre mais le genre nous socialise partout ». Là est tout le vertige de notre société, entre liberté et conditionnement. Pour Arnaud Alessandrin, le genre est avant tout une expérience propre à soi. Une subjectivité.

L’émancipation des genres par le féminisme

L’évolution de la perception des genres et de la non-binarité remonte à l’histoire féministe. Les manifestations féministes ont montré du doigt le privilège masculin. La femme est encore, sur certains aspects (économiques, politiques, professionnels), inégale à l’homme.

La question de l’espace public le montre très bien. En effet, ce dernier est perçu par une majorité de femmes comme un espace où elles ne sont pas en sécurité. L’espace public représente alors le lieu de reproduction des inégalités, des violences de genres ainsi que des violences sexuelles. Lauren Bastide soulève également ce point dans son ouvrage Présentes.

Par ailleurs, il est important aussi de soulever la question de la « culture du viol » pointée par les féministes. Cette culture où si une fille se fait violer et qu’elle portait une jupe, c’est de sa faute. « Bref, c’est aux filles et aux femmes que l’on demande de se responsabiliser face aux comportements des garçons et des hommes – qui, eux, n’ont jamais été responsabilisés spécifiquement. Le privilège se situe là. »

Les mouvements féministes et leurs combats ont fait avancer les choses, mais tout n’est pas acquis pour arriver à une égalité universelle. Arnaud Alessandrin nous rappelle que le féminisme est essentiel pour déprivilégier le genre, car il permet de déprivilégier la parole, c’est-à-dire de laisser plus de place et d’importance à la voix des femmes et des minorités dans la société.

Les mouvements trans et la débinarisation du genre

À l’image de Harry Benjamin, qui a popularisé la notion de « transexualisme » en 1953, le corps médical a longtemps considéré le fait de vouloir faire une transition de genre comme une maladie. Les personnes transsexuelles (terminologie qui était alors la plus répandue) étaient alors considérées comme des personnes homosexuelles qui manifestaient le désir de changer de sexe. Même aujourd’hui, les personnes souhaitant changer de genre sont soumises à une évaluation et à un suivi psychiatrique afin de s’assurer qu’elles ne regretteront pas plus tard leur décision.

Les associations et lieux de communauté trans se multiplient depuis les années 90, permettant ainsi de rompre l’isolement de ces personnes, de lever le tabou et la honte. Ces associations deviennent petit à petit des espaces de contre-expertises médicales et des interfaces politiques autour de la notion de genre. Les mouvements trans ont ainsi permis une automatisation des luttes et des productions transidentitaires.

Avec ces mouvements, on a affaire à une « explosion des identités » et à un débordement sémantique et catégoriel. Désormais, le genre n’est plus défini uniquement comme « féminin » ou « masculin », une multitude d’autres termes sont apparus. Exemples : homme, femme, trans, homme trans, transsexuel, transsexuelle, bigenre, agenre, gender fluid, transgenre, travesti, queer, MtF, FtM…

Cette explosion des genres et des identités est un signe que les choses évoluent et qu’on s’éloigne des assignations, dites « traditionnelles », binaires. Le genre se débinarise.

Cette « débinarisation » et « dégénitalisation »3Mouvement qui implique une décorrélation entre le genre et les organes sexuels de naissance. du genre s’appuient principalement sur :

  • l’essor des médias sociaux et d’Internet : une multiplication de collectifs informels LGBTQI
  • le rôle des médias (rôles trans dans les séries, célébrités trans qui parlent de leur transition)
  • la diffusion de recherches comme celles sur la théorie Queer ou encore les LGBT Studies.

Petit à petit, depuis 2016, on voit de plus en plus de représentation des figures LGBTQI dans les médias, ce qui permet « d’intégrer » ces genres dans la sphère sociale et d’aider les personnes concernés à s’affirmer – bien qu’il y ait toujours un décalage entre les médias et la réalité. C’est ce que l’on peut voir dans le monde des drag-queens par exemple. Plusieurs drag-queens sont victimes de discriminations comme le souligne un témoignage relevé par l’auteur : « RuPaul c’est joli, ça fait rêver. Mais la vie d’une drag française de province, c’est pas les contrats de RuPaul pour Netflix. »

Shantay you stay !

Enfin, dans sa dernière partie consacrée à l’expérience drag, Arnaud Alessandrin nous suggère que le genre peut se déprivilégier par l’exagération et la dramatisation. C’est-à-dire par la pratique du drag.

Les personnes drags – qu’elles soient queen ou king – construisent une identité en reprenant les archétypes du genre opposé et jouent temporairement un rôle, un personnage, lors de leurs performances. Une drag-queen, un homme ayant créé un personnage féminin dont il prend l’apparence pour ses représentations, reprendra les archétypes du genre féminin. Un drag-king, joué par une femme, fera de même pour les archétypes du genre masculin.

Si vous n’êtes pas familier de l’univers drag, vous pouvez par exemple visionner Paris Is Burning, Aliens Cuts My Hair, Vegas In Space ou plus récemment la série POSE ; ou lire Jolis jolis monstres de Julien Dufresne-Lamy, un roman qui parle des drag-queens de New York.

Alors, comment déprivilégier le genre ?

Il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. Le genre et les identités évoluent. Les sociétés aussi. Arnaud Alessandrin esquisse plusieurs pistes :

  • le féminisme : déprivilégier le genre par la parole
  • les mouvements trans : dégénitaliser le genre
  • le phénomène de genres neutres et genres fluides : débinariser le genre
  • et enfin, l’univers drag : exacerber le genre

Ce qui importe au fond, c’est de réussir à se faire sa place, quelle que soit notre identité, dans cet univers de normes.

Déprivilégier le genre est un essai marquant et puissant par ses vérités. Il est aussi percutant et nous montre comment le « genre » en lui-même peut évoluer et prendre plusieurs « étiquettes ». Un ouvrage nécessaire.

Laurence Lesager est une libraire passionnée de littérature, d’arts et de culture. Elle est aussi la fondatrice de STRAEH, un magazine numérique consacré aux arts et à la culture sur fond de réflexions sociétales.


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