dièses contre les préconçus

Les enfants dans la publicité de l’industrie sucrière en France vers 1950 : l’exemple du sport


Zoom sur le lobby du sucre des années 50, et sa communication fondée sur des stéréotypes de genre à destination des enfants.
par #Amandine Dandel — temps de lecture : 6 min —

Dans le cadre de ma thèse, je m’intéresse au lobby du sucre en France au XXe siècle, et plus particulièrement à ses moyens d’action pour promouvoir le produit sucre. Dernièrement, je me suis penchée sur la question de l’utilisation du sport par le lobby sucrier, et la différence de traitement de la représentation des enfants dans les communications pour les produits sucrés, m’a frappée. Ces publicités se trouvent être porteuses de stéréotypes de genre à destination des enfants.

En France, les années 1950 sonnent le renouveau de l’organisme de promotion du sucre, le CÉDUS. En ces temps d’après-guerre et de reconstruction, le sucre de table est extrêmement valorisé, car considéré comme l’aliment apportant le plus de calories, sous le plus petit volume, au meilleur prix. Il est incontestablement perçu comme l’aliment de la forme, l’aliment du muscle par excellence, comme le rappelle le CÉDUS dans ses campagnes publicitaires.

Ce qui est intéressant ici est que, dans cette période de reconstruction, où la force physique est valorisée, le CÉDUS entame une intense campagne de promotion du saccharose à visée des enfants.

Le destin de ces enfants des années d’après-guerre est de participer à leur tour à la remise sur pied du pays. Tout comme la pratique sportive à Athènes, dans l’Antiquité, servait d’entraînement des corps à la guerre, le sport enfantin est appréhendé comme une préparation au travail physique de la vie adulte.

Des stéréotypes en image

À cette fin, le CÉDUS utilise abondamment la corrélation entre la consommation de sucre et l’énergie musculaire qui en résulte. De fait, outre les publications pédagogiques à visée des enseignants, le CÉDUS produit de petits objets publicitaires, utiles en classe, que sont les buvards. Cette présentation communicationnelle n’a absolument rien de révolutionnaire pour l’époque puisqu’il est très facile de se procurer des buvards émis par des sociétés de toutes sortes sur la période.

En revanche, la totale absence de représentations de petites filles pratiquant un sport est frappante lorsque l’on se penche sur les buvards publiés par le CÉDUS. En effet, la série « muscle », dont les numéros 2, 5, 6, 8 et 9 sont visibles dans le fonds du Musée de l’Éducation Nationale, met en scène de jeunes garçons d’âge scolaire en plein geste sportif : rame, escalade, boxe, randonnée, course cycliste. Ces scènes croquent les enfants en pleine joie de vivre et d’épanouissement par le sport. De même, ski, natation, camping, football et même travail scolaire sont favorisés par la consommation de Tonimalt et de lait Mont-Blanc concentré sucré.

CÉDUS, Buvards publicitaires, Paris, R.-L. Dupuy, vers 1955.

Si les petites filles sont exclues de ces scènes, elles ne sont pas pour autant absentes des représentations des produits sucrés sur la période. En effet, petites filles et petits garçons sont croqués jouant ensemble à des jeux de cours de récréation : rondes, pour la marque d’entremets Impérial ; course d’après l’école pour goûter d’un flan Ancel ; ou partage de la même boisson sucrée sur le buvard du Centre National d’Information et d’Expansion des Jus de Fruits et de Légumes. En revanche, deux petits garçons font de la boxe sous le regard d’une petite fille, reconnaissable à son nœud rouge, et d’un autre petit garçon. Les enfants boxeurs tirent leur énergie de Tonimalt Mont Blanc, « délicieux stimulant et reconstituant à base de malt, lait des Alpes, sucre, cacao et miel ».

Des rôles de genre instillés très tôt

De ces représentations découlent des rôles genrés déjà instillés aux enfants d’âge scolaire. Le sucre, en cette période saccharophile, extrêmement valorisé pour l’énergie qu’il apporte – nécessaire à la reconstruction du pays après les ravages de la Seconde Guerre mondiale – est posé en indispensable pour la pratique sportive du petit garçon. Pratique sportive destinée à forger son corps au futur labeur physique, apportant, de ce fait, son obole à la remise sur pied de la France. La petite fille, elle, est vouée à un destin domestique. Tenue de la maison, éducation des enfants, alimentation de son mari et de sa progéniture : la pratique sportive dans son objectif de préparation du corps au travail ne lui est de fait d’aucune utilité. Ainsi, les représentations de petites filles qui apparaissent pour vanter les produits sucrés ne sont jamais montrées sans leurs homologues masculins. Lorsqu’elles sont dépeintes en mouvement, ce n’est que pour souligner des jeux d’enfants, comme celui de la ronde. Tout comme leurs vies futures, elles n’ont de fonction que dans leurs rapports avec les petits garçons – peut-être leurs futurs maris –, où elles sont montrées en spectatrices, supportrices de leurs exploits, ou plus simplement, en fidèles compagnes à leurs côtés.

Ainsi, les communications publicitaires de l’industrie sucrière des années 1950, ne font qu’accompagner les idées dominantes de leur époque : rôle genré des enfants et image positive du sucre. Il est ainsi possible de dégager une double représentation de la consommation de sucre selon que l’industrie s’adresse aux petites filles ou aux petits garçons.

La petite fille est posée en consommatrice de sucre parce qu’elle est enfant, et comme tout enfant humain, comme cela a maintes fois été anthropologiquement démontré, son appétence pour les saveurs douces lui est naturelle. De plus, sa consommation sucrée infantile la prépare à son futur rôle d’épouse et de mère, où elle devra assurer un apport régulier d’alimentation (re)constituante à sa famille, où le sucre a toute sa place, puisque par cette expérience d’enfance, elle sera à même de connaître les aliments doux qui plaisent aux enfants et qui apportent de l’énergie.

Le petit garçon, à l’instar de la petite fille, est consommateur de sucre parce que lui aussi est enfant. De même, il est représenté par le biais de son futur lui, adulte. Cette fois, en le peignant dans des tableaux sportifs, l’industrie sucrière lui inculque l’idée que l’effort musculaire est rendu possible par l’ingestion de sucre. Enfant, le sucre lui permet le geste sportif, le préparant à sa vie future, dont le dur labeur physique est permis à son tour par la consommation de saccharose.

L’émancipation par le sucre

Il faut attendre les années 1970 pour apercevoir une publicité à la gloire du sucre où un garçon et une fille prennent la pose, ensemble, autour d’un vélo (voir ici). Leurs habits rouges se démarquent du pneu blanc du cycle, et l’ensemble forme les couleurs publicitaires du CÉDUS. Les enfants apparaissent fatigués, comme le montrent leurs têtes prenant appui sur leurs bras. La petite fille est assise sur le trottoir, ses jambes pliées négligemment lui permettant de garder le bras droit ballant. Elle regarde les spectateurs de l’affiche avec malice. Le petit garçon est à cheval sur son vélo, les bras posés sur le guidon, la tête de côté sur son coude droit. Lui aussi esquisse un sourire plein de malice. Cette publicité raconte l’histoire de deux jeunes enfants s’étant bien dépensés toute une après-midi, probablement jouant à se courir après, à pied et à vélo. Le pantalon et les chaussures fermées de la petite fille invitent à penser qu’elle a pu, elle aussi, chevaucher la bicyclette. Car dans cette décennie, c’est bien de cela qu’il s’agit. Le sport des enfants n’est plus la préparation future d’un emploi usant de force musculaire, les changements sociétaux intervenant à cette époque rendant la dépense calorique moins intense. Il est désormais un jeu leur permettant d’apprivoiser les mouvements de leur corps. Et dans cette époque d’émancipation féminine, les petites filles ont leur place dans cet apprentissage, autant que leurs petits camarades. Mais le CÉDUS veille : pour s’émanciper, encore faut-il manger du sucre.

Amandine Dandel est doctorante en histoire contemporaine, spécialiste d’histoire de la santé.


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