Entre la dénonciation des crimes de Harvey Weinstein et la révolte d’Adèle Haenel lors de la cérémonie des César 2020, le monde du cinéma est à l’origine de plusieurs des moments forts du féminisme de ces dernières années.
Comme tous les milieux professionnels, l’univers des tournages est en effet gangrené par le sexisme. C’est pour le dénoncer qu’existe le Tumblr Paye ton tournage, qui recense des témoignages de ce que subissent actrices, réalisatrices, monteuses, scriptes ou encore techniciennes au sein de leur travail.
Nous en avons discuté avec la productrice Clara Lévy et la monteuse Alice Godart, qui font partie de l’équipe derrière le projet.
Pourquoi avoir créé Paye ton tournage ?
Clara : La page a été lancée au moment de #MeToo, par Alice et Barbara, alors qu’elles étaient encore étudiantes. Elles étaient choquées par les discours qui disaient que toutes ces choses se savaient, et que ces révélations n’avaient rien de surprenant.
Elles avaient alors écrit à Anaïs Bourdet (la créatrice de la page Paye Ta Schnek) pour lui demander la permission de reprendre le concept pour le milieu du cinéma – et elle a dit oui. Elles ont donc sollicité des témoignages via les contacts qu’elles avaient déjà, et en ont reçu un nombre important, qui a mené à développer la page sur les réseaux sociaux.
De mon côté, j’ai rejoint l’équipe il y a 2 ans, après avoir rencontré Alice. Nous nous sommes rendu compte que nous observions les mêmes choses dans nos deux écoles, et que nous avions fait toutes les deux fait nos mémoires de fin d’études sur le sujet.
À votre sens, y a-t-il une spécificité du sexisme dans le monde du cinéma ?
Alice : Oui, il y a une spécificité. Le cinéma est avant tout une industrie qui génère et implique beaucoup d’argent, ce qui signifie du pouvoir, et donc l’éviction des femmes. Dans l’histoire du cinéma, les femmes ont été présentes depuis le début mais ont commencé à être évincées dès que l’industrie est devenue lucrative : les hommes ont pris en main tous les postes de « chefs » sur les tournages et les femmes sont restées pendant longtemps les « petites mains » du cinéma (assistantes, scriptes, monteuses, habilleuses, etc.).
C’est un milieu qui, plus que tous les autres, fonctionne au piston et à la réputation, ce qui favorise la formation de boys’ clubs. Comme ce sont les hommes qui sont établis dans le métier, tout ceci se fait au détriment des femmes : on va donc dire de telle femme qu’elle est pénible, de tel homme qu’il est très compétent techniquement… On va colporter des clichés, des a priori. On oublie aussi que c’est un milieu avec beaucoup de précarité : il faut faire toujours plus et plus vite pour moins cher. Les horaires improbables des tournages sont par exemple plus compliqués à gérer pour les femmes, parce qu’elles ont aussi, en général, la charge de la famille. Un tournage, c’est souvent 2 mois intensifs sur la route avec quelques jours de pause, à l’hôtel ou dans des gîtes, avec toute l’équipe en permanence.
Et il y a aussi ce mythe de la « grande famille du cinéma », qui favorise une espèce de proximité où tout serait permis – alors qu’en fait, c’est un travail comme un autre, où le code du travail doit être appliqué.
Clara : On a cette culture de l’artiste qu’on ne va jamais questionner. Il y a beaucoup d’abus de réalisateurs et d’artistes qui ne vont pas être qualifiés comme des abus. On va dire que c’est un « génie » qui « déborde », qui « sort de ses gonds ». Beaucoup de témoignages normalisent l’attitude de l’agresseur. Ce mythe créé autour de la figure de l’artiste est très présent, et il pose problème. La question de la hiérarchie pèse aussi beaucoup. Quand on commence dans le métier, on est souvent extrêmement précaires, et sans certitude de pouvoir retrouver un emploi. Pour survivre, on peut donc parfois subir le choix par défaut d’accepter tous les comportements sexistes.
Toutes les professions du monde du cinéma sont-elles concernées de la même manière ?
Alice : Je pense que celles pour qui c’est le plus compliqué, ce sont les actrices. Elles sont vulnérables parce qu’elles sont l’objet de toutes les attentions et tous les fantasmes. Elles sont, en fait, vues comme des objets. Elles ont beau être très pertinentes ou très douées, on va, beaucoup plus que les acteurs, les juger pour leur image à l’écran. Elles me semblent de ce fait plus vulnérables qu’une ingénieure du son, qu’une mixeuse, qu’une directrice de photographie – même si, bien sûr, tous les métiers sont concernés par le sexisme. Certains métiers vont d’ailleurs être difficiles parce que très peu de femmes l’exercent : je pense par exemple à la prise de son et à l’image, où les femmes doivent en plus se faire une place dans une équipe masculine. Ce sont des métiers où on valorise beaucoup la force physique, alors que celle-ci est inutile.
Clara : J’ajoute qu’il ne faut pas penser que, parce qu’il y a plus de femmes dans certains domaines (il y a par exemple plus de maquilleuses et de costumières), celles-ci seraient protégées du sexisme.
Alice : C’est vrai. Par exemple, vous allez avoir des artistes maquilleurs hommes qu’on va appeler des make-up artists, alors qu’on continuera plutôt de parler de maquilleuses pour les femmes, qui font pourtant le même travail.
Clara : C’est exactement pareil qu’en cuisine, où on dira plutôt chef pour un homme, et cuisinière pour une femme.
Voyez-vous un lien avec les représentations des femmes dans le monde de cinéma – où, comme l’illustre le 1test de Bechdel-Wallace, les rôles féminins sont souvent moins importants et moins complexes ?
Alice : Bien sûr. Souvent, dès l’école, des projets posent problème sur ce qu’ils donnent à voir du monde. On voit tous les jours passer autour de nous des films sexistes ou racistes. Que les professeurs laissent passer ces films est un problème, que des productions aient choisi de les financer en est un aussi, mais on ne doit pas non plus oublier qu’ensuite, toute l’équipe, sur le set, consent à faire la scène. Le fait qu’on ne se pose pas de questions en tournant de telles scènes me semble significatif. C’est lié au faible nombre de femmes et de personnes racisées présentes. Il manque aussi des formations pour questionner le poids de l’image, et permettre à tout le monde de prendre la parole. Les personnes présentes sur les plateaux sont toutes des artistes : elles devraient donc toutes avoir leur mot à dire.
Clara : Le cinéma influence notre regard, notre manière de croire en nous, de nous représenter, de penser qu’on peut accéder à telle ou telle fonction. Quand on voit le faible nombre de réalisatrices, comment peut-on se dire, avant d’entrer en école de cinéma : moi aussi, je peux exercer ce métier ?
Alice : Voir des femmes jouer des premiers rôles est aussi décisif. Par exemple, l’année où Rebelles et Hunger Games sont sorti, les inscriptions féminines dans les écoles de tir à l’arc ont augmenté de 105% !
Clara : De même en 2020 : après la série Le jeu de la dame, les inscriptions de femmes dans des clubs d’échecs ont augmenté de 15% tandis que les inscriptions à des leçons virtuelles cet automne ont crû de 50%, et surtout en raison des femmes.
Alice : Dire que les représentations n’ont pas d’impact, c’est ignorer la réalité. Moi-même, j’ai longtemps pensé que commencer par dire non voulait sans doute dire oui, étant fan du cinéma de la Nouvelle Vague qui a cultivé cette idée que la femme est une petite chose fragile qu’il faut amadouer, voire forcer un peu.
Votre démarche a-t-elle évolué au fil du temps ?
Clara : Au début, le projet était vraiment d’être une plateforme de recueil de témoignages, pour mettre en commun la parole des paroles victimes de sexisme et de violences sexuelles. Aujourd’hui, et de plus en plus, l’équipe commence à donner des formations dans des écoles, en France et en Belgique.
Alice : C’est lié au fait qu’au début on était impressionnées par l’ampleur que les choses prenaient : les témoignages se recoupaient, et on les a regroupés par catégories en se référant à la loi. Maintenant, il ne s’agit plus de libérer la parole : elle est là, il faut l’écouter et agir, même si cette mise en commun est déjà un grand pas. 3 ans plus tard, on est quand même un peu blasées. On a dressé l’état des lieux, et les choses ne s’améliorent pas. Mais ce qui a changé, c’est qu’on est prises au sérieux. Au début, on sortait des études, et comme on débutait notre carrière, on agissait de manière anonyme… Maintenant, nos noms sont donnés, et on discute avec les écoles pour des formations, des conseils…
On sait aussi que ce qu’on poste sur les réseaux sociaux est lu par beaucoup de gens, et qu’on a une forme de responsabilité, un devoir d’accompagnement dans notre parole médiatique aussi. Notre première sortie de l’anonymat était lors des États généraux du sexisme dans l’audiovisuel organisé par le Collectif 50/50 en mars 2020, collectif qui mène une réflexion et un combat pour l’égalité, la parité et la diversité dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle en France. Après ça, les sollicitations médiatiques ont été nombreuses, et nous nous sommes par exemple retrouvées sur France Inter en septembre 2020 dans l’émission La bande originale.
Clara : On a aussi une assez grosse communauté sur les réseaux sociaux, où on sait que ce qu’on publie peut avoir de l’influence. Cela a par exemple été le cas au sein de mon école : une lettre ouverte partagée sur la page a contribué à la remise en question de la place d’un professeur.
Que préconisez-vous ?
Clara : Nos propositions pour les écoles suivent trois axes :
- la mise en place d’une charte commune, de comportements à ne pas avoir sur les tournages, avec des conséquences et des numéros à appeler si besoin.
- des formations sur la question des violences et des discriminations.
- des cellules d’écoute, avec des personnes extérieures à l’école (ce point est essentiel, et on doit le répéter à chaque fois. Ce n’est pas possible de prévoir que la personne de confiance soit interne à l’école ou à l’équipe pédagogique, et de risquer ainsi des conflits d’intérêts).
Alice : J’ajoute que si on discute ici de l’école, ces idées doivent aussi être mises en pratiques dans les tournages qui ne doivent plus être au dessus des lois. Le sexisme et le harcèlement sont punis dans le code du travail. Des formations pour lutter contre les discriminations commencent à être mises en place par le CNC (Centre National du Cinéma) grâce au travail de fond du collectif 50/50. Certaines formations sont devenues obligatoires pour les productions qui veulent obtenir des aides. Nous pensons tout de même que ces formations devraient être obligatoires pour l’ensemble des équipes de tournage. Et bien sûr, une cellule d’écoute extérieure devrait systématiquement être proposée.
Clara : Comme il existe aujourd’hui un‧e référent‧e Covid depuis la pandémie, ou un‧e coordinateur‧rice d’intimité pour encadrer les scènes de nudité sur les tournages.
Alice : C’est vrai. On l’a vu avec le Covid : lorsqu’il y a urgence, des mesures sont prises. Comme le milieu du cinéma est un milieu qui a de l’argent, tout devient possible. Personnellement, dans mon travail actuel, on me fait faire des tests PCR une fois par semaine avec le résultat dans la journée, donc vous voyez tout est possible… Le problème, c’est que les violences sexuelles ne sont pas encore considérées comme des urgences. Le Covid nous a montré que lorsqu’on veut, on peut. Et ceci vaut aussi pour les écoles, qui ont montré par exemple qu’elles pouvaient s’adapter au distanciel.
Clara : Et ce n’est pas non plus comme si ces mesures coûtaient des mille et des cents : on parle d’une formation de 3h, d’une charte, et d’un poste à temps partiel. Alors bien sûr, cela demande de s’informer, de s’intéresser au sujet… mais c’est à la portée de tous et de toutes. On observe que les bonnes choses mises en place ne sont malheureusement encore qu’à l’initiative d’une directrice ou d’un directeur sensibilisé à ces questions, et ne viennent pas d’une volonté gouvernementale.
Clara Lévy et Alice Godart sont membres du collectif Paye ton tournage.
Entretien mené par Paul Tommasi.