dièses contre les préconçus

Comment le secteur de l’immobilier a maintenu la ségrégation aux États-Unis


Keeanga-Yamahtta Taylor montre dans « Race for profit » comment les pratiques du secteur de l'immobilier et les politiques publiques ont contribué, aux États-Unis, à appauvrir et marginaliser les personnes noires.
par #Nemoy Lewis — temps de lecture : 16 min —

Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Society + Space. Il propose le compte-rendu d’un livre qui a fait couler beaucoup d’encre aux États-Unis : Race for Profit1Littéralement, la course au profit, avec un jeu sur le mot « race ». de Keeanga-Yamahtta Taylor, qui montre comment la ségrégation, officiellement abolie dans le pays dans les années 60, a en fait été maintenue par les banques et le secteur de l’immobilier.

Traduction d’Andrea Rico.

L’histoire du racisme dans le marché immobilier aux États-Unis, et surtout celle de l’exclusion et de la discrimination systémique qui ont contribué à la séparation juridique entre les Noirs et les Blancs, est documentée par les chercheurs en sciences sociales depuis près d’un siècle. Des historiens ont mis en avant les manières dont les lois de zonage, les conventions et la discrimination raciale dans le financement immobilier ont entraîné la dégradation du centre urbain des États-Unis, où habitent une grande majorité d’Afro-Américains. Ces pratiques et politiques ont amené un surpeuplement massif, un désinvestissement et des mesures punitives qui ont donné lieu à la crise du logement urbain des années 1950 et 1960. Ces politiques ont été la pierre angulaire du racisme cautionné par l’État et du développement de paysages ségrégués à travers tout le pays.

La monographie de Keeanga-Yamahtta Taylor, Race for Profit. How Banks and the Real Estate Industry Undermined Black Ownership, élargit ces connaissances en se concentrant sur la manière dont la race a été utilisée tout au long de l’histoire du marché de l’immobilier américain afin d’exploiter violemment les communautés noires. Pour ce faire, l’autrice fournit aux lecteurs une description minutieuse des nombreuses actions du secteur privé de l’immobilier qui, avec le soutien d’entités gouvernementales, ont permis de restructurer d’importants programmes de logement et de soutirer des profits aux personnes qu’ils étaient justement censés aider.

Au cœur de ce travail, Taylor explique comment les Afro-Américains, qui étaient tenus à l’écart de tout prêt immobilier, sont devenus la cible principale des prêts hypothécaires à haut risque. Elle expose l’échec fracassant du programme de « Grande Société » (Great Society) mis en place par l’ancien président américain Lyndon Johnson, dont l’administration de Nixon s’est servie pour prouver que le gouvernement était le problème dans la crise du logement et qu’il fallait une solution fondée sur le marché pour remédier aux problèmes croissants de pauvreté dans l’espace urbain. Taylor montre comment le racisme a été constamment mobilisé par le secteur public et le secteur privé afin d’exclure les Afro-Américains de l’accès à la propriété et comment des approches, comme le nouveau fédéralisme de Nixon, ont contribué à reproduire et à remodeler les inégalités raciales.

Race for Profit est un texte méthodique et bien écrit qui examine l’histoire politique de la métropole américaine et contribue considérablement aux débats sur les prêts prédateurs et la discrimination dans le logement. Le livre commence par un bref chapitre d’introduction qui présente les prémisses de ses principaux arguments concernant l’évolution dans les politiques de logement aux États-Unis pendant les années 1960, évolution qui visait à éradiquer les discriminations bancaires et soutenir l’accès des Noirs à la propriété. Taylor explique que la mise en œuvre de ce programme de politique antiraciste était saturée de problèmes dès sa création, ce qui la mène à voir dans ces réformes une sorte d’« inclusion prédatrice ». Taylor définit cette forme « d’inclusion » comme le processus qui accorde aux « acheteurs immobiliers afro-américains l’accès aux pratiques immobilières conventionnelles et au financement hypothécaire, mais à des conditions plus coûteuses et relativement inégales ».

Un racisme endémique

La vaste recherche d’archives effectuée pour le livre permet de comprendre beaucoup de choses sur les politiques racialisées qui ont contribué à maintenir la résilience du racisme et à établir les fondements des mesures d’inclusion prédatrice, mesures que l’on devait à des acteurs tels que les bureaucrates fédéraux, les courtiers immobiliers, les promoteurs, les experts fonciers et les professionnels de l’assurance. Pour illustrer le caractère endémique du racisme dans le système de logement américain, Taylor met en évidence l’histoire des partenariats public/privé et la dépendance continue du gouvernement fédéral à leur encontre afin de résoudre les problèmes de logement urbains des États-Unis. Taylor affirme que cette dépendance croissante du gouvernement envers ces partenariats a permis au secteur privé d’incorporer des idéologies racistes dans les politiques publiques cruciales qui régissent l’accès au logement et au financement, « y compris l’idée que les Noirs et les autres non-Blancs devaient être séparés des Blancs pour préserver la valeur des propriétés ». Les partenariats public/privé, révèle-t-elle, n’étaient pas nés pendant les années 1960. Ils ont initialement été déployés lors des années 1940 afin de remédier aux problèmes de surpeuplement qui frappaient les centres urbains des États-Unis. Ici, Taylor met en lumière l’implication insidieuse du secteur de l’assurance, qui a préconisé la ségrégation urbaine et profité de prêts subventionnés pour la construction de logements que les familles noires ne pouvaient occuper. La discrimination raciale était une stratégie commerciale très rentable, car « des transactions économiques qui relèvent de l’exploitation ont rendu le marché de l’immobilier des Noirs très lucratif pour ceux qui étaient en mesure de soutirer des capitaux à ces communautés ».

Une des raisons qui rend ce livre essentiel pour notre compréhension du capitalisme racial est l’accent mis sur les aspects économiques racialisés de la structure urbaine. Taylor souligne, en particulier, comment la mise en valeur des banlieues blanches a reposé sur l’oppression et la dégradation des espaces urbains des Noirs. Ce faisant, Taylor fournit aux lecteurs un riche compte rendu sur la manière dont le Département du Logement et du Développement urbain des États-Unis (HUD)2Department of Housing and Urban Development, en anglais [Note de la traductrice]., les membres du secteur de l’immobilier et ceux du secteur de l’assurance ont travaillé conjointement pour élaborer des politiques d’inclusion prédatrice. Taylor souligne que ces politiques d’inclusion n’ont pas éradiqué la discrimination raciale sur le marché de l’immobilier : elles ont plutôt eu pour effet d’apaiser les Noirs, et de permettre d’encore plus les exploiter.

Taylor introduit le livre avec un aperçu utile de cette histoire. Dans les deux premiers chapitres, elle étudie l’histoire racialisée du marché de l’immobilier aux États-Unis à partir du milieu des années 1930 jusqu’au milieu des années 1970, ainsi que les acteurs clés qui ont contribué à modeler la cartographie des espaces urbains des communautés noires. Taylor commence son analyse par l’étude des institutions importantes de l’industrie immobilière privée et de leur rôle dans la promotion d’idéologies racistes à propos de la race et de la propriété. Elle explique que ces idéologies ont été utilisées pour exclure les familles noires des programmes de l’Administration Fédérale du Logement (FHA)3Federal Housing Administration en anglais [Note de la traductrice]. – qui permettaient à l’inverse aux familles blanches d’avoir facilement accès à la propriété –, et que la ségrégation était absolument vitale à ces institutions pour protéger leurs investissements. En examinant la subordination économique des espaces noirs, Taylor commence par démontrer quand et comment les entités privées ont commencé à infiltrer les politiques publiques afin de créer des positions financièrement avantageuses dans le système de logement américain. Son étude des pratiques de discrimination raciale de « redlining »4Pratique discriminatoire consistant à refuser ou limiter les prêts aux populations situées dans des zones géographiques déterminées. [Note de la traductrice]. et de « blockbusting »5Exploitation des peurs raciales pour effectuer des opérations immobilières lucratives. Cette pratique consiste à persuader les propriétaires fonciers blancs de vendre leurs maisons à bas prix en leur disant, afin de les effrayer, que les minorités raciales vont bientôt emménager dans leur quartier. Les agents vendent ensuite ces maisons à des familles noires, qui cherchent à échapper aux ghettos surpeuplés, à des prix beaucoup plus élevés [Note de la traductrice]. dans les enclaves urbaines des Noirs permet de comprendre le rôle déterminant de la race, ainsi que son déploiement par le secteur de l’immobilier privé pour soutirer des capitaux aux communautés urbaines noires défavorisées. Taylor affirme que l’incapacité du gouvernement fédéral à lutter contre les discriminations a permis à ces pratiques de rester incontrôlées et au secteur de l’immobilier d’exploiter encore plus les communautés noires. Cette analyse conduit à considérer la ségrégation comme plus qu’un simple outil pour la protection de la valeur des biens immobiliers des propriétaires des banlieues blanches : elle a également aidé le secteur privé à créer un marché captif pour les Noirs, afin de s’approprier encore davantage les richesses de locataires et d’acheteurs noirs pour des logements de moindre qualité.

Les efforts hypocrites du secteur privé

Le cœur des principaux arguments de Taylor commence à prendre forme dans le deuxième chapitre lorsqu’elle examine la réponse de chaque administration dans la crise du logement urbain. Elle étudie minutieusement la manière dont la Grande Société de Johnson entendait réduire la pauvreté et le taux de criminalité, alors croissant, dans les métropoles des États-Unis. Taylor explique comment le gouvernement fédéral a fini par comprendre qu’il ne pouvait plus négliger les communautés urbaines noires et qu’il fallait une solution pour endiguer la crise urbaine. Johnson avait toutefois la conviction que le gouvernement ne pouvait pas, à lui seul, corriger les problèmes de la vie urbaine, et que le secteur privé était essentiel pour aboutir à sa Grande Société. Les analyses de l’autrice mettent en lumière, en examinant le programme de politique intérieure de Johnson, la dépendance accrue du gouvernement envers les entreprises privées et la manière dont celles-ci influencent et façonnent les divers programmes politiques visant à améliorer les conditions de vie des Noirs. Taylor affirme ici que l’accès à la propriété privée est devenu une pièce centrale de l’agenda de politique urbaine pour réprimer la rébellion urbaine et traiter la myriade de problèmes qui frappent les espaces urbains où vivent les communautés noires. L’administration de Johnson était persuadée que les partenariats public/privé étaient la voie à suivre pour faire face à la crise urbaine. Le livre relève les évolutions des discours sur les Noirs, discours qui soulignent sans cesse la nécessité de revitaliser les communautés dévastées. Cependant, les analyses de Taylor révèlent que le changement de ton portait sur l’émergence de nouvelles opportunités que ces investissements allaient engendrer pour le secteur privé. Elle soutient que ces subventions étaient utilisées pour encourager l’investissement dans les quartiers défavorisés, mais qu’elles étaient aussi essentielles pour assurer la rentabilité des entités privées qui « ne voulaient prendre aucun risque, seulement tirer profit de cet investissement ».

Dans le cadre de son enquête sur la réponse du gouvernement à la crise urbaine, l’autrice examine l’histoire complexe des partenariats public/privé et leurs efforts hypocrites pour résoudre la crise du logement urbain.

Les pratiques discriminatoires des membres du secteur de l’assurance, qui ont reçu des millions de dollars du gouvernement en allégements fiscaux, subventions et garanties financières afin d’investir dans le parc de logements publics à New York sont mises en lumière. Les subventions prévues pour aider les familles noires ont été détournées vers la construction des maisons qu’elles n’ont pas eu le droit d’occuper. Des entreprises telles que Metlife ont réclamé plus d’autonomie dans leurs investissements, ainsi que le droit de discriminer les familles noires. C’est ici qu’apparaît la capacité des entreprises privées à tirer parti de la mauvaise application des régulations antidiscriminatoires pour augmenter leurs profits tout en consolidant leurs idéologies discriminatoires sur la race et le risque. Les pratiques discriminatoires des assureurs n’ont pas été contestées par le gouvernement fédéral. Plus encore, leur investissement a été présenté comme la clé pour corriger les problèmes de logement des communautés noires.

Mauvaise gestion, corruption, recherche de profits éhontée…

Taylor accomplit aussi un travail phénoménal dans les chapitres 3 et 4 en illustrant succinctement la manière dont les bureaucrates fédéraux ont suscité la peur dans l’esprit des entreprises américaines afin de persuader le secteur privé de son devoir moral de répondre à la crise urbaine. Le portrait qu’esquisse l’ancien secrétaire du HUD, George Romney, de l’agitation sociale dans les villes, qu’il a présentée comme étant « catastrophique » et « quasi-communiste », est à cet égard significatif. Ces propos ont contribué à la perception des troubles sociaux dans les espaces urbains comme une menace viable pour le commerce aux États-Unis. Cette inquiétude a mené les secteurs public et privé à entrer en action, et a aussi ouvert la voie au programme de politique intérieure de Nixon, le « Nouveau Fédéralisme » (New Federalism), qui a « libéré les forces du marché » dans le but annoncé de résoudre les problèmes sociétaux. Dans son livre, Taylor interroge les présupposés du libéralisme racial promulgué par Romney qui, avec d’autres fonctionnaires du HUD, a plaidé pour la fin des pratiques discriminatoires comme le redlining.

L’autrice démontre avec succès les limites du libéralisme racial d’après-guerre à travers les échecs des différents programmes conçus pour améliorer la qualité des logements et les choix de quartiers disponibles pour les Noirs. Elle insiste en particulier sur les programmes supervisés par Romney alors qu’il était secrétaire du HUD, programmes qui étaient empêtrés dans des controverses sur leur mauvaise gestion et la fraude qui en découlait. L’une des raisons essentielles de l’échec de ces programmes provient du lobbying intense des membres du secteur du logement qui, pendant des décennies, se sont reposés sur les pratiques discriminatoires et racistes pour maintenir des paysages ségrégués, en particulier dans les banlieues blanches. L’influence du secteur du logement sur les priorités de ces programmes était particulièrement évidente au tout début, lorsque des représentants du secteur ont soutenu la prise en compte des logements existants. Ce soutien leur offrait des possibilités supplémentaires pour soutirer des profits aux Noirs à court terme. Cette décision a donc mené à des pratiques malhonnêtes de la part d’agents immobiliers, d’experts fonciers et de représentants du HUD, qui infligeaient une pression sur les acheteurs potentiels noirs pour qu’ils achètent des maisons délabrées, certaines avec des toits qui fuyaient, des défauts dans l’électricité et la plomberie, ainsi qu’un chauffage insuffisant. Ces conditions déplorables n’étaient pas simplement dues au racisme des législateurs et des entreprises privées : dans le capitalisme racial, l’explication est à chercher du côté de la recherche de profits.

Une des raisons qui rendent cette monographie si exceptionnelle est l’attention portée aux détails qui permettent de comprendre le fonctionnement historique du racisme au sein du marché de l’immobilier aux États-Unis, notamment l’imprégnation du racisme dans la culture organisationnelle de l’HUD des années 1960. Malgré les diverses cultures et pratiques qui séparent le secteur public et le secteur privé, Taylor démontre qu’ils étaient presque harmonieusement unis par un racisme envers les Noirs, ce qui signifie qu’indépendamment de la conception ou de l’intention du programme, leur mise en œuvre était aussi marquée par le racisme. Taylor observe aussi que la mise en œuvre des programmes pour le logement a engendré un environnement hostile. Certains employés montraient des réticences à travailler avec des Noirs. Les employés blancs de la FHA cités considéraient les Noirs « “peu méritants”, et “bien chanceux” d’obtenir tant de choses ». En détaillant cette culture organisationnelle, le livre montre comment le changement de clientèle a eu des répercussions importantes sur le moral des employés : ceux-ci n’assuraient plus complètement leurs fonctions, entravant ainsi la réussite des programmes pour le logement. Ceci explique en partie l’effondrement total des opérations de la FHA : les employés ne suivant plus le protocole pour vérifier le bon état structurel des maisons qu’ils assuraient, prétendant désormais qu’il était « de la responsabilité de chaque acheteur de déterminer que le bien répondra à ses besoins, et de s’assurer de la condition du bien. »

En documentant les attitudes des employés mécontents, Taylor éclaire l’une des raisons pour lesquelles ces programmes pour le logement étaient voués à l’échec. Elle montre aussi très bien comment le secteur de l’immobilier privé a réussi son projet d’exploitation capitaliste en engrangeant des revenus à l’aide des ressentiments racistes des employés envers les Noirs. Par exemple, afin de garantir le prêt d’achat le plus élevé possible, les sociétés hypothécaires soudoyaient fréquemment les employés de la FHA pour qu’ils approuvent des estimations surévaluées pour des maisons qui étaient clairement en mauvais état. Les experts de la FHA étaient incités à gonfler le prix des logements ou à en ignorer les défauts structurels afin d’aider les courtiers et les agents à toucher des commissions plus importantes. Les objectifs ambitieux du programme, aggravés par les réductions budgétaires rigoureuses de Nixon dans les dépenses nationales, ont ainsi contribué à simplifier la vente de logements insalubres, car le gouvernement fédéral s’est fié à des agents immobiliers malhonnêtes, recrutés en tant qu’experts fonciers sous-traitants pour couvrir le manque d’effectif et répondre aux exigences des programmes pour le logement. La description que fait Taylor de ces experts fonciers montre la nature prédatrice de leur travail, car ils étaient généralement rémunérés à l’évaluation, cette pratique incitant le personnel à produire des évaluations en plus grand volume encore.

Des conditions de vie restées déplorables

Race for profit présente de manière détaillée et nuancée les problèmes de logement lors de l’ère des droits civils. À la fin des années 1960, les familles noires qui bénéficiaient d’allocations ont été orientées vers l’accès à la propriété afin d’atteindre l’objectif ambitieux du gouvernement fédéral d’occuper 600 000 logements prévus pour les travailleurs à faibles revenus. Bien que ces familles aient pu devenir propriétaires, Taylor rappelle aux lecteurs que leurs conditions de vie restaient toujours déplorables. Ces propriétaires noirs n’étaient qu’un moyen pour le secteur du marché de l’immobilier privé d’accumuler plus de profits. Et ce nouvel accord économique a été ponctué par une modification des logiques raciales. Le gouvernement fédéral a contribué à maintenir des croyances à propos de la race et de l’accès à la propriété en accordant des garanties de prêt pour encourager les prêteurs à ne pas exclure les emprunteurs noirs. Le recours à des garanties de prêts dans les espaces urbains noirs a rendu ces prêts rentables et facilité la création de nouvelles alliances entre les membres du secteur privé de l’immobilier et les entités gouvernementales – alliances qui ont encore exacerbé l’exploitation économique des communautés noires. Des logements qui auraient dû être condamnés étaient, par exemple, repositionnés et vendus à des acheteurs noirs qui essayaient désespérément d’échapper à leurs conditions de vie détériorées. Lorsque ces acheteurs ont dû financer des réparations coûteuses qu’ils n’avaient pu prévoir, la plupart, pour ne pas dire la totalité d’entre eux, n’ont pas été en mesure de le faire, car ils n’avaient pas les moyens de dépenser plus que leur prêt immobilier et leurs frais de subsistance. En conséquence, certains propriétaires ont négligé de payer leur prêt hypothécaire. Leurs logements ont ainsi été saisis et ces familles se sont retrouvées sans abri et dans une situation financière plus mauvaise qu’avant leur accès à la propriété.

Dans les derniers chapitres du livre, Taylor examine l’échec retentissant des politiques publiques qui ont causé la saisie de presque 400 maisons par mois entre 1968 et 1971 et dissèque la couverture médiatique de la crise. Certains médias ont publiquement dénoncé la fraude et la corruption derrière la mise en œuvre des programmes d’accès à la propriété pour les personnes à faibles revenus. Mais d’autres ont eux préféré attribuer l’échec de ces programmes aux participants, qualifiés de « paresseux » et d’« acheteurs peu sophistiqués » qui ne connaissent rien à l’entretien d’un foyer. Selon Taylor, Romney et la FHA ont fortement profité de ces discours qui permettaient de présenter les propriétaires déchus comme des personnes qui avaient volontairement acheté des logements non conformes. Ces discours ont permis à Romney de soutenir que « nous n’avons pas de problèmes de logement… nous avons un problème humain ». L’échec des programmes pour le logement a entraîné, de la part du gouvernement, un retrait total des initiatives de lutte contre la pauvreté, au détriment de politiques « revanchistes » contre les personnes démunies6Smith, N. (1996). The new urban frontier: gentrification and the revanchist city. London ; New York : Routledge..

Des perspectives à ouvrir

L’ouvrage se conclut avec une brève description de l’histoire tumultueuse de l’accès à la propriété pour les personnes noires, accès qui a rarement produit les mêmes bénéfices que ceux qu’ont pu obtenir leurs homologues blancs. Chaque nouvelle politique visant à étendre l’accès à la propriété aux Noirs a contribué à consolider les présupposés racistes à propos de leur incapacité à devenir des propriétaires prospères. Les conditions de vie détériorées au sein des communautés urbaines noires ont été mises en exergue par les médias, présentant, ce faisant, ces communautés comme une menace pour la valeur des propriétés voisines, alors que les pratiques d’exploitation et d’extraction, à l’origine de leurs conditions de vie, étaient, elles, tues. Lors d’une brève réflexion sur la crise contemporaine des saisies immobilières à la toute fin du livre, Taylor insiste sur le besoin de recherches plus nombreuses sur la bien trop longue histoire d’expropriation que les Afro-Américains ont vécu en tentant d’acquérir un logement aux États-Unis.

Le texte laisse sans réponses des questions sur la manière dont les pratiques contemporaines d’expropriation sont liées à celles de la fin des années 1960 ; en particulier, la manière dont le recours aux mécanismes du marché et leur facilitation à travers les politiques publiques se retrouvent encore aujourd’hui. En laissant ces questions de côté, Race for Profit perd l’occasion de formuler une critique politico-économique plus explicite de la crise du logement actuelle et de proposer un plan d’action pour démanteler ces configurations d’inclusion prédatrices dans le secteur privé de l’immobilier – et élaborer une alternative. Cette monographie aurait pu bénéficier d’un chapitre sur la crise des subprimes pour évoquer certaines subtilités du violent cycle d’expropriation que subissent aujourd’hui les Noirs. Par exemple, des garanties fédérales de prêts ont à nouveau été utilisées pour encourager les emprunts immobiliers dans les communautés noires, ce qui a ouvert la voie à des pratiques prédatrices fondées sur des présupposés racistes. De même, des partenariats ont été créés entre différents acteurs et entités du secteur privé de l’immobilier pour mieux exploiter les potentiels acheteurs noirs, et obtenir ainsi de meilleurs bénéfices.

Race for Profit est une monographie bien documentée, qui apporte une contribution importante aux débats à propos de la race et du logement, et qui peut aussi servir d’avertissement concernant la dépendance croissante envers les solutions centrées sur le marché pour résoudre les inégalités sociales de notre époque. Ce livre, qui invite à la réflexion, donne un excellent compte-rendu de l’histoire de l’exploitation foncière des Noirs et des politiques inefficaces qui ont exacerbé les inégalités de richesse et de logement aux États-Unis. Ainsi, Race for Profit rappelle aux universitaires, aux associations et aux militants engagés pour le droit au logement et la justice raciale que nous avons besoin de commencer à imaginer un monde en dehors des marchés fonciers capitalistes. Il soulève ainsi des questions, peut-être plus importantes encore : qu’impliquerait un refus de reproduire le système actuel en renonçant à toute demande d’inclusion ? Où d’autre pourrions-nous investir nos forces pour défendre le droit au logement et la justice raciale, et que pourrions-nous ainsi accomplir ?

Nemoy Lewis est docteur en géographie, et chercheur à l’Université de Toronto.

Texte traduit par Andrea Rico.


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