On pense souvent que les préjugés sont le fait de personnes remplies de ressentiment et d’amertume. Selon ce point de vue, ces personnes expriment ces préjugés afin de restaurer leur estime de soi en s’en prenant à d’autres. Les préjugés ne seraient alors pas uniquement des convictions négatives que nous détenons au sujet d’un autre groupe, mais aussi des attitudes que nous adoptons à l’encontre de celui-ci.
C’est presque aussi régulièrement qu’on insiste sur le rôle de l’éducation et de la transmission dans la formation des stéréotypes. Ces derniers contribuent parfois à maintenir la cohésion d’un groupe. Ils permettent en effet à celui-ci de se reposer sur des principes communs lorsqu’il est confronté à un imprévu, et lui font surtout conserver son homogénéité en le menant à rejeter d’emblée toute personne qui n’en est pas membre.
Ces explications sur le fondement psychologique et social des préjugés détiennent bien sûr une part de vérité. Elles insistent cependant sur les moments où les préjugés naissent alors que nous nous sentons inquiets, en colère ou humiliés. En plus d’oublier le rôle cognitif de ces préjugés1Mettre les individus dans des catégories permet à notre esprit de se reposer sur quelques repères et de réduire le nombre d’informations qu’il doit prendre en compte au moment de rencontrer une nouvelle personne, et ce quitte à se tromper très lourdement., elles oublient donc les moments où ceux-ci se développent lors d’un moment de succès individuel ou collectif.
Le succès alimente aussi les préjugés
C’est la thèse d’un papier rédigé par Serge Guimond et intitulé La fonction sociale des préjugés ethniques, dans lequel le chercheur en psychologie sociale récapitule plusieurs études qu’il a menées entre 2001 et 2006.
Ces études montrent toutes une chose : nous tendons à exprimer de plus forts préconçus lorsque nous venons d’obtenir un succès, une récompense, l’amélioration de notre situation ou même un point de comparaison positif2Ces recherches ont aussi montré qu’il en allait de même lorsqu’on est confronté à une privation en tant qu’un membre de groupe. L’étude qui s’est intéressée à la question de la privation personnelle n’est par contre pas parvenue à créer les conditions pour que celle-ci soit ressentie, et n’a donc pas pu confirmer elle-même l’influence de cette privation-là. D’autres recherches citées dans l’article montrent toutefois qu’une telle situation tend aussi à accroître les préjugés de la personne qui la vit.. Ce phénomène s’observe aussi bien lorsque cette nouvelle nous concerne en tant qu’individu (par exemple : mes études m’offrent une bonne perspective de carrière) que lorsqu’elle concerne notre groupe (par exemple : mes études m’offrent à moi et à mes condisciples une bonne perspective de carrière, et ce contrairement aux étudiants d’une autre filière).
Une des études présentées se distingue. Menée en 2006 en collaboration avec Michael Dambrun et Donald Taylor, elle montre que des étudiants auxquels on présente une (fausse) enquête officielle accordant aux membres de leur faculté de meilleurs résultats à des tests d’intelligence expriment de plus forts préjugés que les autres – du moins à l’encontre des populations les plus souvent discriminées. Elle suggère que le succès n’a pas à être matériel ou économique pour avoir un effet sur nos préconçus. Et ces résultats s’observent aussi lorsqu’on mesure les préjugés des participants implicitement (en observant à quelle vitesse leur esprit associe sans s’en rendre compte un groupe aux préjugés les plus répandus sur celui-ci)3Le détail de la méthodologie peut bien sûr être retrouvé dans l’article de Serge Guimond..
On voit ainsi, non seulement qu’être dans une position socialement avantageuse n’est pas incompatible avec le fait de détenir des préjugés – c’est même fréquent –, mais que cette position peut aussi les engendrer. L’explication la plus plausible du point de vue de Serge Guimond est que ces préjugés permettent de justifier le maintien de notre supériorité économique ou sociale. Le fait qu’ils jouent (aussi) ce rôle ne démontre néanmoins pas que c’est bien celui-ci qui est à l’origine de cet accroissement des préjugés. On peut aussi supposer, par exemple, que la fierté que nous ressentons en raison de notre statut privilégié nous mène à déborder de prétention, à mépriser celui qui n’est pas comme nous, et à moins le prendre en compte dans son individualité. On peut ceci dit observer que ces deux hypothèses ne s’opposent pas tout à fait et qu’elles peuvent éventuellement se compléter, même si présenter d’autres études serait ici nécessaire pour dénouer cette question.
Évidemment, ces recherches ne permettent pas d’expliquer la naissance de tous nos préjugés. Elles n’excluent pas non plus que des hommes politiques s’appuient ou manipulent ce moment de fierté afin de faire émerger ces préjugés – les pays scandinaves ont montré ces dernières années qu’une période de crise n’était pas nécessaire pour connaître une montée de l’extrême droite. Elles montrent par contre que ces préjugés peuvent aussi émerger lorsque nous sommes en réussite, ce que nos discussions tendent un peu à négliger.
Quelles conséquences politiques ?
Serge Guimond en tire pour conséquence que pour « changer les préjugés, il ne suffit pas d’améliorer l’estime de soi des individus ». Il ajoute qu’il faut « relier la lutte contre les préjugés à la lutte contre les inégalités économiques et sociales ». On peut néanmoins observer que les études citées montrent que des gratifications non économiques peuvent elles aussi aggraver les préconçus. Il n’existe donc aucune raison de ne pas étendre le périmètre de cette conclusion.
Plusieurs recherches vont dans ce sens, comme le montre très bien une tribune publiée sur Slate par les chercheuses en sciences sociales Audrey Célestine, Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc. Celles-ci insistent sur le fait que, puisqu’une personne peut du jour au lendemain développer des préjugés ou même se convertir aux comportements discriminatoires et à la violence, on aurait tort de se concentrer sur la seule lutte contre les préjugés. Non que celle-ci ne soit pas essentielle ; mais il faut aussi – et peut-être surtout – se concentrer sur l’organisation des rapports sociaux. Plus précisément, il s’agit de dire que le comportement qui est attendu de nous et que les rapports de hiérarchie et de pouvoir auxquels nous nous conformons sont peut-être plus décisifs pour comprendre (et pour corriger) les discriminations que subissent bien des minorités. La tribune en question montre ainsi à travers l’exemple des violences policières aux États-Unis que faire l’expérience du racisme au quotidien n’a pas empêché des policiers noirs d’être impliqués dans la mort de Freddie Gray en 2015, décès qui avait provoqué une forte indignation dans la ville de Baltimore.
On retrouve en fin de compte ici certaines des conclusions d’une des études les plus souvent citées sur les questions des relations intergroupes. Celle-ci, menée par Muzafer Sherif4L’étude (en anglais) peut être retrouvée en lien dans l’article. Pour la résumer en quelques mots : après avoir tout fait pour semer la discorde entre deux groupes d’enfants, les chercheurs s’étaient démenés pour tenter de les réconcilier (fin des compétitions sportives entre les groupes, mélange des enfants, récompenses financières en cas de bonne entente…), et ce avant d’en venir à la solution qui suit., suggérait que le meilleur moyen de réduire la tension entre deux groupes est de trouver un projet commun pour les mener à coopérer. Les possibilités pour de tels projets civiques semblent aujourd’hui multiples. Il ne nous reste qu’à les explorer.
Paul Tommasi est le fondateur de dièses.