dièses contre les préconçus

« Je n’ai pas besoin des hommes pour survivre »


Journaliste, Marie Albert a commencé un tour de France à pied pour dénoncer les violences faites aux femmes. Elle nous explique pourquoi dans cet entretien.
par #Marie Albert — temps de lecture : 6 min —

Marie Albert est journaliste, blogueuse et engagée pour les droits des femmes.

Elle a commencé le 1er juillet 2020 un tour de France à pied contre les violences sexistes. L’objectif : soutenir une plus forte prise en compte politique du sujet, et montrer que les femmes ne doivent pas sous-estimer leurs forces. Nous avons voulu l’interroger pour qu’elle nous en dise plus.

Comment en êtes-vous venue à marcher contre les violences sexuelles ?

J’ai commencé à marcher sur le chemin de Compostelle en 2016. Et j’ai d’abord pu me rendre compte que marcher me plaisait beaucoup ! En même temps, au fur et à mesure que j’avançais, j’ai aussi observé que j’étais harcelée et agressée par beaucoup d’hommes, en dépit de tous les clichés sur la femme qui se met sur le chemin de Compostelle en quête de sécurité.

J’avais alors décidé en 2019 de dédier la fin de ma marche aux féminicides pour en faire quelque chose de politique, car je suis journaliste mais aussi militante féministe. J’ai alors eu de bons retours, avec notamment un article sur RTL qui m’a beaucoup motivée.

J’ai donc choisi de commencer cette année un tour de France de 10 000 kilomètres, dédié à toutes les femmes victimes de violences sexistes. Je suis partie de Dunkerque le 1er juillet 2020, et j’ai partagé tout l’été sur les réseaux sociaux des témoignages de personnes qui ont survécu à des violences, ainsi que tout ce que j’ai pu vivre au cours de ma marche. J’ai terminé la première partie de mon tour de France en septembre, après 1 500 kilomètres à pied. Je suis arrivée à Lannion, en Bretagne, d’où je repartirai l’été prochain pour la deuxième partie du #SurvivorTour.

Vous avez des mots très forts sur le sujet : « Je ne crains pas l’orage, le froid, la faim, la soif ou les animaux. Je crains les hommes qui m’entourent, qui me croisent et qui me surveillent. »

La vérité, c’est que jusqu’ici, tout s’est bien passé, tout simplement parce que je ne croise personne (ou presque). Je suis tombée deux fois sur un exhibitionniste : un homme qui me montre son pénis sur le chemin, en pleine journée… C’est malheureusement très courant en randonnée. Je n’ai pas subi d’autres agressions ou harcèlements.

Concernant ma tente, il est évident que, même si quelqu’un tombait dessus au milieu de la nuit, le risque qu’il pense que c’est une femme qui se trouve en-dessous, puis qu’il cherche à s’en prendre à moi, est faible. À l’inverse, une personne qui s’approche de ma tente peut très bien le faire pour d’autres raisons : me prévenir d’un danger, me demander de l’aide… Mais je ressens toujours une petite crainte, et c’est quelque chose que j’ai envie de déconstruire.

Vous arrive-t-il de discuter de votre initiative avec les personnes que vous croisez ?

Les personnes que je vois pendant ce tour de France sont souvent des femmes féministes que je connais ou qui m’ont écrit sur les réseaux sociaux. Il n’y a donc aucun problème avec elles. Ceci dit, lorsque je croise des gens dans la rue ou dans des commerces, mes explications sont aussi très bien accueillies. Les réponses sont toujours bienveillantes.

Ce que j’entends beaucoup, par contre, c’est des personnes qui me disent que ce que je fais est dangereux, ou qu’elles ne laisseraient pas leur fille faire ce que je fais… en fin de compte, elles projettent leurs peurs sur moi.

Vous dites que marcher seule, lorsqu’on est une femme, c’est déjà politique. Qu’entendez-vous par là ?

On pense toujours qu’une jeune femme qui voyage doit le faire avec quelqu’un : avec ses ami·e·s, avec un homme… On entend aussi souvent des réflexions lorsqu’une femme choisit de sortir en ville (ou d’aller au cinéma) sans être accompagnée. En fait, dès que je fais quelque chose seule, je sors de la norme. Et lorsque je suis en forêt, je montre en plus que je m’en sors sans personne. Je sais où je vais, et je suis en maîtrise. L’imaginaire de la sorcière n’est pas très loin (et fait peur à quelques hommes).

En fin de compte, le simple fait de marcher est politique parce que, en le faisant, je dis que je n’ai pas besoin de qui que ce soit (et encore moins des hommes) pour survivre.

Lors de votre marche de 2019, vous expliquiez lire chaque matin le récit d’une femme victime de féminicide, pour méditer ensuite sur celui-ci au cours de la journée. Cette dimension spirituelle est-elle toujours présente pour votre tour de France ?

Pour cette marche, je me suis plus concentrée sur la notion de survie que sur celle de féminicide. Cette dimension du deuil est donc moins présente. J’avais cette fois envie de mettre en avant un sentiment plus positif, comme la sororité, la motivation qu’on peut se donner dans nos engagements. Je publie par exemple souvent sur les réseaux sociaux des témoignages de personnes qui ont survécu, et je reçois tous les jours des messages de femmes qui m’encouragent, qui ont envie de faire la même chose que moi ou qui proposent de me rejoindre.

Ceci dit, je tiens à préciser que je suis athée, et que mon engagement est d’abord et surtout politique.

Vous écrivez à ce propos (et en reprenant un slogan féministe des années 60) que « le personnel est politique ». Qu’est-ce que ces mots signifient pour vous ?

Pour moi, cela veut dire partir de mes expériences personnelles, y compris très intimes, taboues ou sexuelles, pour déconstruire des violences, des systèmes, des expériences qui sont communes à beaucoup de femmes.

C’est un moyen de montrer que les violences sexuelles et sexistes sont très réelles, qu’elles m’arrivent à moi, et qu’elles arrivent en fait à plein de personnes différentes. Je ne dis pas que ce que je vis est universel, mais mon expérience n’a rien d’exceptionnel, et elle montre (comme des milliers d’autres) que notre société doit évoluer. En parlant de ces expériences, en les rendant publiques, je dis aussi que les femmes n’ont pas à avoir honte de ce qu’elles subissent, et que ce n’est pas à elles de changer.

La manière dont vous évoquez vos relations abusives sur votre blog est d’ailleurs très touchante. La colère que vous exprimez contre les hommes est profonde – et en même temps, vous semblez inquiète à l’idée de blesser ceux que vous avez connus et dont vous décrivez les violences. Comment l’expliquez-vous ?

Je n’en veux pas aux hommes individuellement, et je peux même encore ressentir de l’affection pour des hommes qui ont été violents avec moi. Si vous voulez, je n’ai pas envie de ruiner leur vie ou de les mettre en prison. Je préfère être dans la bienveillance et la compassion avec tout le monde. Je vais peut-être même trop loin ; mais c’est ainsi que j’ai envie de vivre.

La haine collective, la colère, la misandrie, c’est par contre très différent. Ce sont des sentiments qui me motivent beaucoup pour militer, pour lutter pour nos droits. J’ai toujours en tête que le problème des violences sexuelles n’est pas quelques individus isolés, mais plutôt l’éducation qui est donnée aux hommes, et même la construction des rôles genrés dans son ensemble.

Vous dites que vous ne voulez pas voir ces hommes en prison. Êtes-vous opposée au recours à celle-ci ?

Je préfère qu’on s’occupe de faire évoluer les choses dès le berceau, et qu’on n’éduque plus les enfants en fonction de ce qu’on met derrière les termes d’homme et de femme.

C’est peut-être radical, et c’est forcément un engagement sur le très long-terme, mais je ne vois pas comment on peut espérer faire évoluer un par un des hommes violents de 50 ou 60 ans qui ont vécu toute leur vie avec ces modèles de masculinité en tête.

Qu’aimeriez-vous qu’on retienne de votre tour de France ?

Assez simplement, j’aimerais que les personnes qui ont peur de marcher seules, ou même de sortir seules, aient moins peur de le faire. J’ai commencé mon tour de France parce que j’ai eu des modèles, et je pense que c’est important de pouvoir en avoir.

Surtout, j’aimerais montrer que les femmes n’ont pas besoin des hommes, que nous sommes plus fortes que nous le pensons, et que nous pouvons très bien nous défendre nous-mêmes. Je crois beaucoup dans l’enseignement de l’autodéfense féministe.

Vous pouvez suivre Marie Albert et le #SurvivorTour sur Instagram, et retrouver ici la cagnotte de l’association Parler qu’elle relaye.

L’entretien a été mené par Paul Tommasi.


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